Montréal, 19 février 2000  /  No 56
 
 
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Christophe Vincent travaille dans l'informatique et vit à Paris. On peut lire ses textes sur Le champ libre
 
HUMOUR
   
L'INCROYABLE VICTOIRE
DES RAMEURS DE L'ADMINISTRATION *
 
par Christophe Vincent
  
  
          La légende prétend qu'au millénaire précédent, une compétition d'aviron eut lieu, opposant l'administration publique et une entreprise privée. Les rameurs de l'Entreprise brillèrent dès le départ et arrivèrent avec une heure d'avance sur l'équipe de l'Administration. 
  
          Le lendemain, les plus hautes instances de l'Administration se réunirent pour analyser les raisons d'un résultat si déconcertant. Les données étaient les suivantes: 
 
  • L'équipe de l'Entreprise était formée d'un chef d'équipe et de 10 rameurs.
  • L'équipe de l'Administration était, elle, constituée d'un rameur et de 10 chefs d'équipe.
          Les changements qui s'imposaient furent donc immédiatement soumis au vote et ils recueillirent la totalité des suffrages. 
  
          Mais l'année suivante, lors du départ de la course, l'équipe de l'Entreprise reprit une fulgurante avance. Cette fois, l'équipe de l'Administration arriva avec 2 heures de retard. 
  
          Les données étaient les suivantes: 
  • L'équipe de l'Entreprise était formée d'un chef d'équipe et de 10 rameurs.
  • L'équipe de l'Administration, suite aux réformes approuvées à l'unanimité des voix, comprenait:
    • un Directeur en chef assisté par son Sous-Directeur en chef;
    • 4 Directeurs de cabinet soutenus dans leur tâche par 4 Sous-Directeurs;
    • un rameur.
          Après plusieurs jours d'épuisantes réunions, les plus hautes instances de l'Administration furent une fois de plus unanimes: « Ce rameur est un bon à rien!!! » On décida donc de le punir en le radiant de l'Administration, dont la grandeur et la réputation risquaient d'être ternies par une telle incompétence. 
  
          L'année suivante, l'équipe de l'Administration se présenta pour la course avec le champion du monde d'aviron comme nouveau rameur. Ce fut malheureusement, une fois de plus, un véritable fiasco pour notre équipe de choc. L'équipe de l'Entreprise franchit la ligne d'arrivée après seulement 20 minutes de course. Un record! L'équipe de l'Administration, elle, n'arriva jamais. 
 
          En effet, malgré les efforts du champion du monde d'aviron et malgré l'aide que lui apportaient Directeurs et Sous-Directeurs (un projet de réforme de la profondeur d'immersion des rames, une directive sur le rythme respiratoire, une loi sur la réduction du temps de travail à 35 heures...), malgré tout cela, l'équipe de l'Administration s'était fait rapidement distancer. Après quelques minutes de course, le champion du monde d'aviron, à bout de souffle, refusa de continuer et « de se couvrir davantage de ridicule ». 
 
  
     « Il avait paru évident aux plus hautes instances de l'Administration que la compétition à la rame, si elle ne respectait pas certaines règles, se faisait au détriment de la santé de certains de ses membres, en exploitant les pauvres rameurs. »  
 
 
          Il s'ensuivit une discussion très animée où Directeurs et Sous-Directeurs essayèrent de le convaincre de continuer la course. Mais tout le talent de notre fine équipe ne vint pourtant pas à bout de l'obstination et du manque de coopération évident du champion du monde. 
 
          La seule chose à laquelle il voulut bien se résoudre, sur la prière de tous les bureaucrates et moyennant la promesse qu'on lui triplerait son salaire, ce fut de ramener l'embarcation sur la rive la plus proche. En effet, quelques minutes auparavant, un Sous-Directeur énervé par la discussion avait brusquement laissé de côté son ordinateur et son téléphone portable, retiré sa cravate, retroussé ses manches, saisi les rames, déclaré « qu'il allait sauver l'honneur de l'Administration Publique!!! »... Il avait surtout bien failli tous les mettre à l'eau. 
 
          Après une déconfiture aussi incompréhensible, les plus hautes instances de l'Administration se réunirent en grand émoi. Personne ne pourra jamais dire le nombre de commissions, de comités et autres machins qui planchèrent sur les raisons obscures de cet échec cuisant. Comme les mois passaient et que la course de l'année suivante approchait, on alla même jusqu'à prétendre que cette mésaventure pourrait bien marquer la fin de la prestigieuse Administration. C'était compter sans les ressources insoupçonnées (mais pas au-dessus de tout soupçon) de cette grande institution. La veille de la course, l'étincelle jaillit enfin, et une nouvelle réforme qui allait résoudre définitivement les problèmes fut annoncée avec fracas dans tous les médias. 
 
          Le lendemain, l'équipe de l'Administration franchissait enfin la ligne d'arrivée en tête, après sept longues heures de course. L'équipe de l'Entreprise, elle, n'avait pas été autorisée à prendre le départ malgré ses protestations. 
 
          En effet, au vu de la grande fatigue physique du champion du monde d'aviron l'année précédente, il avait paru évident aux plus hautes instances de l'Administration que la compétition à la rame, si elle ne respectait pas certaines règles, se faisait au détriment de la santé de certains de ses membres, en exploitant les pauvres rameurs! Il s'était donc avéré urgent de pondre un nouveau règlement afin de mettre un peu d'ordre dans la jungle inquiétante que devenait la compétition d'aviron. Par décret, il avait été décidé que les équipes devraient dorénavant être constituées de 13 personnes et non plus de 11 et qu'à un staff de direction de 10 personnes désormais obligatoire devrait impérativement s'ajouter, afin de venir en aide à l'unique rameur, une assistante sociale et un médecin du travail!
 
 
* À partir d'un texte original, «Les rameurs de l'ENA» (un texte non signé, sans référence).
 
 
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