Montréal, 15 avril 2000  /  No 60
 
 
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POLÉMIQUE
  
LIBERTÉ VS
REDISTRIBUTION DE LA RICHESSE
  
  
          Plus je vous lis, plus je suis forcé d'admettre qu'au point de vue rhétorique et argumentation vous être très fort. Même si je ne suis pas d'accord avec vous sur bien des points, j'aurais du mal à débattre de vos idées sur votre terrain. En tant que « gars du peuple » je suis plus à l'aise avec les chiffres qu'avec les lettres... Mais laissez-moi vous poser quelques questions que vous semblez toujours (peut-être volontairement?) éviter...
 
          1. Vous dite que la philosophie libertarienne prône la liberté des individus dans les échanges sociaux...  On ne peut évidemment pas être contre la liberté individuelle... Mais en quoi des principes de redistribution de richesses viennent-ils brimer cette liberté? Liberté individuelle rime-t-elle nécessairement avec accumulation de richesses? Si, sans intervention de l'État, le travailleur au bas de l'échelle est contraint à travailler 90 heures par semaines pour un salaire ridicule, est-il « libre »?  Surtout... libre de s'en sortir? 
  
          2. Un gouvernement libertarien va cesser d'intervenir dans les domaines « où il n'aurait jamais dû intervenir » (cf. LE BUDGET DE L'AN 1 LIBERTARIEN, le QL, no 59). Moi on m'a appris, peut-être à tort, je vous le demande Monsieur Masse, que c'est grâce à l'intervention de l'État québécois lors de la Révolution tranquille (nationalisation de l'Hydro-Québec, création de la SGF, Caisse de Dépôt) que les Québécois francophones ont pu (enfin!) prendre les rênes de l'économie québécoise qui était contrôlée par l'establishment anglo-saxon depuis l'époque du Bas-Canada... Qu'avez-vous à répondre à mes profs d'histoire Monsieur? 
  
          3. Et dans un monde « libre »... Les consommateurs eux sont-ils libres? Les fusions et les acquisitions qui créent des espèces de monstres, de méga-compagnies presque aussi puissantes que des États... vont-elles être garantes de cette liberté individuelle? En quoi je suis libre si, lorsque je décide de m'acheter un char, je n'ai plus le choix qu'entre deux, trois constructeurs? Et la situation ne va pas en s'améliorant, en tous cas si on se fie à ce qu'on lit dans les journaux. Bien sûr je ne crois pas tout... 
    
Dominic Claveau
Montréal
  
Réponse de Martin Masse:  
 
Monsieur Claveau,  

          Vous êtes sans doute tombé sur les mauvais articles, nous discutons sans cesse de ces sujets et la dernière chose que nous tentons de faire est de les éviter! 

          1. Pourquoi la redistribution de la richesse brime-t-elle la liberté? 
  
          Parce qu'elle se fait de façon coercitive, sans laisser le choix à ceux qui « donnent » et donc sans leur laisser la liberté de disposer eux-mêmes de leur propriété. 
  
          Je vous suggère de regarder la chose de la façon suivante. Au Québec, les impôts et diverses taxes enlèvent en gros la moitié du salaire de ceux qui travaillent. Vous n'avez PAS LE DROIT de travailler, de subvenir à vos besoins et à ceux de votre famille, sans payer ce dû à l'État. Donc, vous êtes OBLIGÉ de travailler pour l'État jusqu'au 30 juin chaque année (le Tax Freedom Day ou Jour de délivrance fiscale) avant de pouvoir ensuite travailler pour vous-même le reste de l'année. Pendant ces six premiers mois, êtes-vous libre? Ou n'êtes-vous pas plutôt une sorte d'esclave temporaire? Le mot esclave n'est pas trop fort. Si vous refusez cet esclavage temporaire, vous êtes condamné à vivre sans revenu et en marge de la société. 
  
          Évidemment, tout cet argent que nous envoyons au gouvernement ne va pas à d'autres qui en ont moins. Vous me direz que le gouvernement nous donne aussi des « services » comme l'éducation et la santé. Mais la logique est bien sûr la même sur ce plan comme sur tous les autres où l'État intervient. Pour ne prendre que ce dernier secteur, l'État nous force à lui payer une assurance-maladie, nous empêche d'en acheter une de quelqu'un d'autre, et nous oblige à aller nous faire soigner dans ses hôpitaux publics mal gérés. Êtes-vous libre lorsque vous devez faire cela? 
  
          Vous dites qu'on ne peut pas être contre la liberté individuelle, mais lorsqu'on appuie le vol « légal » de la propriété individuelle et sa redistribution forcée par l'entremise du pouvoir étatique, on ne peut pas être en même temps pour la liberté individuelle. Il faut être pour l'un ou pour l'autre, et les gauchistes devraient admettre qu'il n'ont rien à faire de la liberté s'ils privilégient avant tout la redistribution. 
  
Libre d'être cupide? 
  
          Non, liberté individuelle ne rime pas nécessairement avec accumulation de richesse ou, comme on l'entend constamment dans la bouche de ceux qui nous attaquent, avec égoïsme, cupidité, élitisme bourgeois et mépris des plus pauvres. Liberté individuelle rime avec liberté de choisir ce qu'on veut faire dans la vie, tout simplement. On peut volontairement et librement décider de mener une vie simple, de consacrer son temps à faire des choses qui ne rapportent rien monétairement mais nous comblent autrement. Je travaille à temps partiel parce qu'il faut bien payer un loyer et vivre, mais je consacre aussi une partie importante de mon temps au QL, qui ne rapporte pas un sou. Je pourrais sans doute faire plus d'argent si je décidait de vivre autrement, mais ce n'est pas mon but dans la vie pour le moment. 
  
          On peut toutefois noter que la plupart des gens préfèrent, avec raison, avoir plus d'argent et de biens plutôt que d'en avoir moins ou de ne pas en avoir du tout. Cela est parfaitement normal. La prospérité permet à chacun d'avoir plus d'options, de choix, permet de mieux vivre, a été un facteur de développement de la civilisation. C'est en fait étrange de voir les gauchistes accuser d'une voix les riches de ne penser qu'à accumuler la richesse, et d'une autre voix les dénoncer parce qu'ils en gardent trop pour eux-mêmes et n'en redistribuent pas assez. Pourquoi ceux qui en ont moins se plaignent-ils de ne pas avoir assez d'argent et demandent-ils qu'on redistribue la richesse à leur profit si accumuler de la richesse est une activité si immorale? 
 

  
     « Vous êtes OBLIGÉ de travailler pour l'État jusqu'au 30 juin chaque année avant de pouvoir ensuite travailler pour vous-même le reste de l'année. Pendant ces six premiers mois, êtes-vous libre? Ou n'êtes-vous pas plutôt une sorte d'esclave temporaire? »  
 
  
          Il n'y a rien de mal à vouloir être plus riche. La question cruciale est: comment? Il y a deux façons d'obtenir de la richesse. D'abord, en travaillant soi-même pour la produire; ensuite, en s'appropriant celle des autres. La première est une activité productive, fondée sur la responsabilité individuelle; la seconde, une activité parasitique. L'économie de marché permet à tous de travailler pour accumuler de la richesse pour eux-mêmes, alors que les politiques de redistribution de l'État sont une façon légale de voler le fruit du travail de certains pour le donner à d'autres.  
  
          Et ce processus n'a pas de limite. Il n'y a aucune mesure objective du niveau optimal de redistribution. À partir du moment où l'État se mêle de savoir qui doit payer et qui mérite d'en profiter, les institutions politiques perdent leur fonction première – qui est de protéger nos droits – et deviennent un simple lieu d'arbitrage où chacun cherche à payer le moins possible et à obtenir la plus grosse part possible de la « tarte collective ». Voilà pourquoi l'État-providence, loin de créer une société plus juste et « solidaire » comme on nous le promettait, n'a fait qu'engendrer le cynisme, le chacun-pour-soi, le je-m'en-foutisme. Ceux qui paient en ont ras le bol d'entretenir de force des gens qui leur envient leur succès et veulent en profiter sans trop d'effort, alors que ceux qui reçoivent en veulent toujours plus et sont constamment désabusés des promesses brisées et du fait qu'une « véritable égalité » ne soit pas instaurée. 

          Sans intervention de l'État, personne n'est « contraint », comme vous dites, à travailler 90 heures par semaine pour presque rien. Au contraire, tout le monde est « libre » de faire ou ne pas faire tous les efforts possibles pour améliorer son sort dans une économie qui serait bien plus dynamique et qui offrirait bien plus d'occasions et de moyens de s'enrichir que ce n'est le cas présentement (voir, par exemple, IL FAUT ABOLIR LE SALAIRE MINIMUM, le QL, no 50). Et sans intervention de l'État, il se trouvera aussi des tas de gens VRAIMENT solidaires qui seront prêts à donner volontairement et à aider ceux qui sont passés au travers des mailles du filet malgré tout. Cette redistribution-là sera le résultat d'un acte moral, pas la conséquence d'un tordage de bras étatique. C'est la seule façon de redistribuer la richesse qui soit compatible avec la liberté individuelle. 
  
  
          2. Il y a tout un débat qui reprend sur l'héritage véritable de la révolution tranquille, comme en font foi des publications, colloques, séries d'articles dans les journaux, etc., ces dernières semaines. La version qui veut que le Québec s'est modernisé grâce à l'intervention de l'État est de plus en plus battue en brèche. Je vous invite à lire notamment les articles de notre collaborateur Jean-Luc Migué (LA RÉVOLUTION TRANQUILLE, UN TOURNANT POUR LE PIRE, le QL, no 56) ainsi que son livre récent sur ce sujet. Vous pouvez aussi regarder en Realplayer un reportage du Point à Radio-Canada sur la révolution tranquille, où apparaissent des collaborateurs du QL. 
  
 
          3. La quantité et la variété d'objets de consommation dans notre société capitaliste moderne est phénoménale, au point où des gauchistes dénoncent maintenant le fait que les gens sont amenés à consommer des tas de choses dont ils n'ont pas vraiment besoin. Il faudrait se brancher!  
  
          Les fusions très médiatisées des derniers mois touchent des secteurs bien précis et limités: voitures, télécommunications, entertainment de masse, alumineries. Ce sont des secteurs où il faut en général des investissements énormes et où le marketing et les ventes se font à l'échelle mondiale. Les fusions permettent une rationalisation et ultimement une plus grande productivité, c'est-à-dire de meilleurs produits à meilleur prix, ce qui profite aux consommateurs. Si cette stratégie ne marche pas, il y aura d'autres mouvements (de déconcentration), comme il y en a toujours eu: dans une économie libre, les choses changent toujours pour s'adapter aux demandes du marché.  
  
          Les seuls secteurs où votre liberté de consommateur est vraiment diminuée sont les secteurs contrôlés par l'État, où la compétition est interdite (ex.: vous n'avez pas le choix d'un autre fournisseur d'électricité qu'Hydro-Québec). Cela ne vous dérange donc pas? Si vous vous préoccupez de votre liberté de consommateur, vous devriez vous attaquer aux monopoles de l'État plutôt qu'aux marchés en constante évolution. 
  
          J'espère que ceci répond adéquatement à vos questions. 
  
M. M. 

 
 
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