Montréal, 15 avril 2000  /  No 60
 
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
CE MESSAGE D'INTÉRÊT PUBLIC A ÉTÉ RETENU ET PAYÉ PAR... VOUS
 
par Gilles Guénette
  
  
          Plusieurs se plaignent de la place qu'occupe la publicité dans leur vie et du fait qu'ils ne peuvent bouger sans y être constamment confrontés. À la télévision, dans les magazines, sur les panneaux réclame, les slogans publicitaires fusent de toutes parts. Et comme s'ils n'en avaient pas déjà plein la vue, les citoyens doivent en plus composer avec les publicités dites sociétales – ces publicités qui à défaut de vendre un produit de consommation, vendent un comportement social – que nos gouvernements surintentionnés leur balancent aux visages. Travail au noir, violence faite aux femmes, décrochage scolaire... quand l'État se met en tête de nous apprendre à vivre, toutes les causes sont bonnes et les moyens d'y parvenir valables!
 
La mort, comme si vous y assistiez 

          Sur un chantier de construction, un travailleur, tout sourire, s'adresse à un collègue – ce collègue, c'est vous par caméra interposée. Plutôt que d'entendre ses propos, une voix hors champs vous apprend que: « Michel a 37 ans. Costaux, sportif, Michel est en amour par-dessus la tête avec sa belle Josée. Ils ont prévu partir demain soir sans les enfants – un petit voyage bien mérité. Mais il ne partira pas. Pas plus qu'il ne verra Josée et ses deux enfants. Il y a quelques secondes, Michel, confiant et sûr de lui, ne s'est pas attaché. Et le destin a frappé. Pourtant, il avait plusieurs bonnes raisons de s'attacher... à la vie. »  

          Comme si vous y étiez, vous voyez Michel tomber du haut de l'édifice en construction pour s'écraser sur le sol dans un fin nuage de poussière. Un plan serré de son visage vous révèle deux yeux écarquillés par la peur et une marre d'un épais sang se former sur le sol. Intitulée « Attachez-vous... à la vie », la dernière campagne de publicité de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) vise à sensibiliser les travailleurs de la construction aux risques du travail sans harnais de sécurité et câbles de retenue sur les chantiers de la province.  

          Signée « Québec », cette publicité s'inscrit dans une tendance de plus en plus marquée dans le  domaine de la campagne sociétale: l'utilisation d'images percutantes (que ce soit la tête d'une piétonne qui fracasse au ralenti un pare-brise ou une paire de poumons noircis par la fumée de cigarettes) et du discours paternaliste/moralisateur pour faire passer un message « d'intérêt public ». 

          En ce moment, mise à part cette pub visant les travailleurs de la construction, on a droit à des campagnes publicitaires sur les effets du travail au noir, l'importance de la communication dans les relations père/fils, la tolérance envers les héroïnomanes, la violence physique et/ou verbale dans les relations garçons/filles et le décrochage scolaire. Ces publicités sont diffusées dans les médias électroniques et sous forme d'imprimés. Voici les synopsis de trois d'entre elles:  

          Des images noir&blanc de silhouettes de travailleurs floues et anonymes défilent sur une ambiance sonore des plus menaçantes. Une homme, sur un ton agacé, vous interpelle: « Vous trouvez pas ça effrayant vous autres, quand quelqu'un vous offre de payer comptant, pas de facture? Parce que, si y'a pas de facture, y'a pas de preuve. Et probablement que l'autre déclare pas ses revenus. Mais si y déclare pas, y paye pas ses impôts! Je sais pas si vous êtes comme moi, mais moi chu bien tanné de payer pour les autres. Le travail au noir, c'est du vol. » Dans une autre version de la pub, la même voix vous dit: « Pendant que la plupart des gens contribuent au financement des services publics, y'en a qui en profitent sans même avoir l'honnêteté de payer leurs impôts. Le travail au noir, c'est du vol. » 

          Un homme travaille à la maison. Les échos d'une musique rock rendent sa concentration impossible. Exaspéré, il quitte son bureau en trombe et monte à l'étage d'où origine le bruit. Arrivé dans la chambre de l'adolescent mélomane, l'homme baisse d'un trait le volume de la musique. Étendu sur son lit, l'adolescent sursaute. Voyant l'expression contrariée du garçon, l'homme lui demande: « C'est qui ça? », « Studge. », « C'est bon hein? C't'u leur dernier? », « Oui ». Le père remonte le volume avant d'aller s'asseoir auprès de son fils. La phrase « Soyez avec votre ado » apparaît à l'écran, une jeune femme la lit en voix hors champs. 
  
          Un garçon, tout sourire, se balade en tricycle à travers les pièces d'une maison. La voix hors champ d'une femme d'un certain âge vous dit: « J'ai toujours voulu le meilleur pour mon fils. Mais là, je ne peux plus grand-chose pour lui. Ça fait longtemps qu'il n'écoute plus sa mère. » Sur le visage enjoué de l'enfant, vous voyez apparaître en surimpression celui d'un jeune homme tremblant qui vient de s'injecter de l'héroïne. Il croupit au fond d'un couloir de ce qui semble être un édifice désaffecté. « J'espère qu'il va s'en sortir » conclut la mère. La phrase « Solidarité sida… Moins on juge, mieux on aide » apparaît à l'écran. 

          Ces pubs, visuellement moins sensationnelles, misent sur le réalisme et sur une production hyperléchée pour produire l'effet désiré: la prise de conscience. Elles mettent l'accent sur de petits détails bien précis (un geste, un regard...) et sur quelques phrases bien tournées pour atteindre ce but. Leurs images sont toujours soutenues par des ambiances sonores lugubres – comme si quelque chose de menaçant rôdait – et le ton employé est très moralisateur. Mais qui tente-t-on d'influencer avec ces publicités? 

Un homme, est un homme, est un homme... 

          La très grande majorité des publicités sociétales s'adressent à un public d'hommes. Ce sont eux qu'on tente de changer à coup de campagnes publicitaires Ce sont eux qu'il faut convaincre de ralentir sur la route, de modérer leur consommation d'alcool, de cesser de malmener leurs conjointes, de discuter avec fiston, de déclarer tous leurs revenus, et cetera, et cetera. 

          Les femmes, lorsqu'elles figurent dans ces pubs, jouent le rôle de la victime ou du modèle à suivre. D'une façon comme de l'autre, c'est toujours par rapport à leur conjoint. Et quand elles sont absentes, c'est parce qu'elles sont absoutes – pendant que monsieur éprouve de la difficulté à communiquer avec fiston ou qu'il est insouciant sur le chantier de construction, madame travaille de façon sécuritaire ou s'adonne à quelque activité enrichissante. 
 

 
     « Il y en aura toujours pour dire qu'un investissement est justifié même s'il ne sauve qu'une seule vie. Et que la vie n'a pas de prix! L'idée de prévenir les accidents est louable en soi, mais combien sommes-nous prêts à investir "collectivement" pour sauver une vie? 100 000 $, 10 millions $, 1 milliard $? » 
 
 
          Dans le cas spécifique de la campagne « Attachez-vous... à la vie », le public ciblé est extrêmement plus défini. Bien entendu, on s'adresse à des hommes qui travaillent dans le domaine de la construction, mais plus précisément à ceux qui travaillent sur des chantiers de construction tout en hauteur – le personnage féminin dans de cas-ci, même s'il n'est pas bien défini, est tout ce qu'il y a de plus positif: Josée et les enfants sont perçus comme autant de bonus qui attendent Michel à la fin de la journée. 

          La blonde, les enfants, le petit voyage bien mérité... c'est bien beau, mais y a-t-il tant de travailleurs à sensibiliser aux dangers des chutes au Québec? La CSST nous apprend que chaque année, depuis 1995, près de 7000 travailleurs de la construction ont subi un accident au travail – on ne dit pas s'il s'agit de regrettables coups de marteau sur les pouces ou de membres entiers broyés sous d'immenses presses hydrauliques – et que depuis cette même année, 29 d'entre eux sont décédés des suites d'une chute. 

          Même si le secteur de la construction ne regroupe qu'environ 4 % de l'ensemble des travailleurs du Québec, et que le nombre de décès dûs à des chutes semble aller en diminuant (13 des 29 décès en question sont survenus en 1995, les 16 autres, sur une période de 4 ans), la CSST veut, par cette campagne, « provoquer une prise de conscience chez les travailleurs et les employeurs, de même que dans la population en général ». Pas sûr que ma voisine d'en face a vraiment besoin d'être conscientisée à cette réalité! Et 29 décès en cinq ans, c'est loin d'être l'hécatombe, quand on pense qu'environ 700 personnes meurent chaque année sur les routes du Québec. 

          Bien sûr, il y en aura toujours pour dire qu'un investissement est justifié même s'il ne sauve qu'une seule vie. Et que la vie n'a pas de prix! L'idée de prévenir les accidents est louable en soi, mais combien sommes-nous prêts à investir « collectivement » pour sauver une vie? 100 000 $, 10 millions $, 1 milliard $? On ne peut tout de même pas assigner un gardien à chaque travailleur de la construction de peur qu'il ne se mette le doigt là où il ne faut pas ou le pied dans de quelconques plats. 

Mieux vaut prévenir que guérir 

          Il ne faut pas se surprendre que nos élus se sentent justifiés d'utiliser des fonds publics pour promouvoir des comportements professionnellement ou socialement acceptables quand, dans une dynamique de système de soins de santé étatisé comme le nôtre, la moindre égratignure, le moindre bobo doit être soigné aux frais de la collectivité(1). Si les Québécois avaient droit à leur propre assurance-maladie privée, les choses seraient bien différentes. 

          Les comportements jugés irresponsables et qui risquent d'entraîner des coûts (la conduite avec facultés affaiblies, la pratique du vélo ou du patin à roues alignées sans casque protecteur, celle de la voile sans gilet de sauvetage...) seraient découragés dans le cadre de campagnes publicitaires non pas financées à même le trésor public, mais par des compagnies d'assurances qui les utiliseraient pour minimiser leurs pertes – à l'heure actuelle, les gouvernements utilisent notre argent pour faire le boulot des assureurs. 

          Les comportements qui n'ont pas nécessairement d'incidences sur les revenus ou les pertes des compagnies d'assurances (ex.: la tolérance envers des groupes minoritaires, l'aide aux plus démunis, le décrochage scolaire...), pourraient très bien faire l'objet de campagnes mises de l'avant – comme c'est déjà le cas – par des artistes ou des entrepreneurs sensibles à ces questions et qui sentent le besoin d'intervenir (que se soit pour vraiment aider les gens ou plus cyniquement pour faire avancer leur carrière...). 

          Des fondations, des groupes religieux, de pression ou de parents pourraient aussi se charger de promouvoir les comportements qu'ils jugent « socialement acceptables ». Mais, encore une fois, en utilisant les fonds qu'ils auraient eux-mêmes amassés auprès de leurs membres – les citoyens qui ne se sentiraient pas concernés par telle ou telle causes n'auraient qu'à changer de poste ou se taire. 

          L'idée de promouvoir certains comportements sociaux, rappelons-le, n'a rien de condamnable en soi. Ce qui l'est, c'est de forcer toute une population à financer « collectivement », et cela malgré les croyances des uns et les convictions des autres, des campagnes qui visent à en favoriser certains au détriment d'autres. 

          A-t-on réellement besoin d'un gouvernement pour nous rappeler que de bavarder de temps en temps avec nos adolescents est souhaitable? Qu'il est préférable de s'attacher lorsqu'on travaille au 20e étage d'un édifice à moitié achevé? Que la conduite à 60km/heure dans une zone scolaire est irresponsable? A-t-on réellement besoin de campagnes publicitaires pour faire de nous de « meilleurs » citoyens? Et en quoi les bureaucrates sont-ils plus qualifiés que d'autres pour décider des moyens à prendre pour y arriver? 
  
          On aura beau placarder tous les murs de tous espaces publics d'avertissements aux dangers de la vie, il y en aura toujours pour s'auto-mutiler au travail, pour se faire happer en traversant la rue, pour s'injecter quelque déchet dans les veines. Des millions de gens prennent quotidiennement des millions de risques. Quelquefois, il en résulte un accident, on n'y peut rien. Les gens doivent assumer les risques qu'ils prennent et en subir les conséquences s'ils veulent avancer dans la vie.  

          En attendant que l'État recule et qu'il se retire de la production publicitaire, gardez l'oeil ouvert! Bientôt sur votre écran de télé: des campagnes pour vous vanter les mérites du siège de voiture pour enfants (avec images au ralenti de poupons propulsés à travers des pare-brise) et les mérites du casque de sécurité à vélo (avec images au ralenti d'« insouciants » cyclistes s'ouvrant le crane sur l'asphalte – avec tout ce que ça implique de sang et d'effets spéciaux). 
  
  
1. Comme on peut le lire sur le site de la CSST: « Les indemnités versées par la CSST ne sont que la pointe de l'iceberg. Les coûts indirects tels les frais médicaux, l'arrêt des travaux, le remplacement d'un ouvrier spécialisé, la formation de la nouvelle recrue, etc., peuvent totaliser deux, trois et même quatre fois plus que les frais directs. En bout de ligne, il peut en coûter jusqu'à un demi-million de dollars pour une seule chute. Il se produit plus de 1 000 chutes par année... des millions de dollars qui tombent de la poche des entrepreneurs. Ne dites pas: "c'est la CSST qui paie", car ce n'est pas elle, c'est VOUS. Le chèque vient bien de la CSST, mais l'argent qui sert à indemniser le travailleur provient de vos cotisations. »  >>
  
 
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