Montréal, 29 avril 2000  /  No 61
 
 
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Olivier Golinvaux est étudiant (DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.
 
À BON DROIT
  
IDÉOLOGIE: LES LIBERTARIENS
AU BANC DES ACCUSÉS
 
par Olivier Golinvaux
  
  
          Cette semaine, je voudrais profiter de l'occasion qui m'est donnée par la lettre de M. Lantier (voir LES DÉFORMATIONS IDÉOLOGIQUES DU QL, Courrier des lecteurs) pour me pencher sur « un vilain mot » – un de ceux qu'on prononce très généralement sur un ton péremptoire, tout en pointant un doigt accusateur. C'est qu'en effet, le cyberdoigt de Monsieur Lantier est pointé vers nous, nous les libertariens du QL. Nous nous sommes paraît-il rendus coupables du crime intellectuel d'idéologie – certains plus que d'autres à n'en pas douter, et là je sens personnellement l'acier me caresser la gorge...
 
          Ah! La situation est bien délicate mes amis, comment nous sortir de ce mauvais pas? La réponse me paraît simple: en prouvant que ce soi-disant crime n'en est pas un. Coupables, oui, Mesdames et Messieurs les lecteurs-jurés! Mais coupables en vertu d'une « loi » – le rejet obligatoire de l'idéologie qua idéologie – qui elle-même viole les principes élémentaires de l'honnêteté intellectuelle. Alors, Mesdames et Messieurs les lecteurs-jurés: invalidez cette loi barbare et acquittez les accusés... 
 
Idéologie: petite histoire d'une mauvaise presse 
 
          Idéologie est un terme qui peut revêtir plusieurs sens différents, quoique non opposés. Dans un premier sens, peu connu et à vrai dire aujourd'hui pratiquement oublié, l'idéologie désigne une discipline intellectuelle précise: la science des idées. À la fin du XVIIIe siècle, des auteurs comme Cabanis ou Destutt de Tracy avaient pour projet de fonder une nouvelle discipline dont l'objet même aurait été d'étudier et d'expliquer les tenants et les aboutissants de la formation des idées chez l'être humain. Leur perspective était largement inspirée de la philosophie sensualiste de Locke et Condillac. Peu importe la fécondité ou la stérilité de cette approche, l'essentiel pour ce qui nous occupe est ailleurs – dans la petite histoire. En effet, un point capital de cet épisode réside dans le fait que ceux qui allaient se dénommer les Idéologues – i.e., les spécialistes en « science des idées » – étaient des libéraux. Et leur libéralisme n'était bien sûr pas pour plaire au coupe-jarrets en chef de l'époque, j'ai nommé Napoléon Bonaparte. Bonaparte et ses sbires ont énormément fustigé l'idéologie et ont certainement contribué à lui donner le vernis sentimental péjoratif dont le terme souffre aujourd'hui – quel que soit le concept qu'il désigne, insistons sur ce point. 
 
          Dans un sens plus courant et plus général, l'idéologie fait référence à un système d'idées, de concepts, de théories voire de croyances qui servent d'outils intellectuels à une personne pour interpréter les faits complexes du monde qu'elle observe. À vrai dire, je devrais être plus précis ici: cette « boîte à outils analytiques » n'est généralement désignée sous le terme d'idéologie que lorsque le champ d'investigation est celui des sciences sociales, comme on les appelle. L'économiste, le juriste, le sociologue sont éventuellement appréhendés comme étant des personnes se servant d'une idéologie; pas le physicien ou le chimiste(1), qui ne se penchent jamais sur un sujet d'étude pensant, agissant et formulant des jugements de valeurs. Notons-le, ceci n'est pas anodin s'agissant de la mauvaise presse que connaît le mot « idéologie ». En effet, les idées que les spécialistes des sciences humaines ont pour habitude de manipuler portent le plus souvent sur des abstractions hautement « impalpables », beaucoup plus « suspectes » aux yeux de la majorité des gens qu'une boule qui roule sur un plan incliné. 
 
  
     « Les libertariens sont avant tout des observateurs, pas des bâtisseurs de mondes parallèles. Si les idées libertariennes décrivent mieux les réalités humaines que les idées constructivistes, c'est tout simplement parce que nous recherchons passionnément le réel sans fard alors que les pondeurs de plans le fuient avec véhémence. »  
 
  
          Mais le fait que le mot soit littéralement passé à la trappe est très largement dû à l'influence marxiste – ce qui n'est pas le moindre des paradoxes quand on y réfléchit deux secondes. Pour Marx en effet, des « forces matérielles productives » tombées du ciel et dictant un cours pré-programmé de l'histoire humaine détermineraient implacablement les idéologies selon la « classe sociale » d'appartenance: il y aurait ainsi une idéologie bourgeoise et une idéologie prolétarienne. Aveuglés par les esprits frappeurs des forces matérielles productives, les hommes seraient donc incapables de voir la société humaine autrement qu'à travers des lunettes d'écaille, vu l'inévitable caractère « orienté » de leur grille de lecture. L'idéologie, dans ce contexte, serait synonyme de « lecture faussée ». Notons que si l'on suit Marx, elle l'est nécessairement et systématiquement, pour tout être humain... sauf pour Superman-Marx et Batman-Engels bien entendu! Eux ont su s'abstraire de leurs soi-disant déterminismes sociaux – ils étaient « bourgeois » l'un comme l'autre – pour accéder à la connaissance véritable... 
 
Les quatre manières de se prononcer sur ce qu'est une chose 
 
          Les critiques de Bonaparte et de Marx ont laissé des traces culturelles profondes. Néanmoins, il ne suffit pas de relever que des butors ont piétiné un vocable pour réhabiliter ce dernier, j'en conviens bien volontiers. L'idéologie méritait-elle un autre sort que celui-là? Après tout, ne peut-on pas imaginer qu'une raison valable (celle-là) justifie le maintien de l'idéologie dans le marécage putride où elle croupit depuis tant d'années? 
 
          Il n'y a pas trente-six façons de porter un regard sur le monde qui nous entoure. On peut: 
  • S'en remettre au hasard: « X est ce que la chance décidera qu'il est »;
  • S'en remettre à la révélation: « X est ce que la foi en tel verbe révélé dicte qu'il est »;
  • S'en remettre à la force: « X est ce que le plus fort d'entre M. Lantier et M. Masse dira qu'il est »;
  • S'en remettre à la réflexion: « X est ce que j'observe puis analyse qu'il est ».
          À ce qu'il me semble, toutes ces options sont aussi « idéologiques » les unes que les autres, au sens général du terme: il s'agit encore et toujours de se doter d'une « boîte à idées ». 
 
          Les trois premières méthodes sont profondément irrationnelles, car inversant l'ordre des choses, faisant en quelque sorte « sortir » le monde du chapeau que coiffe un croupier, un lutteur de foire ou un grand gourou. Les idéologies constructivistes – dont le communisme de Marx et le jacobinisme de Bonaparte – ont pour point commun de recourir à l'une ou l'autre de ces trois méthodes, et en fait le plus souvent à un cocktail des trois. Une idéologie constructiviste part a priori d'une idée de ce que l'être humain devrait être pour 1) donner une lecture « orientée » de ce qu'il est, et 2) tenter de le transformer par la force pour le faire correspondre à l'image du modèle rêvé – niant au passage tout ce qui dérange, comme le remarque justement M. Lantier d'ailleurs. 
 
L'originalité de l'idéologie libertarienne 
 
          Toutefois, mettre toutes les idéologies dans le même sac est une grossière erreur. En particulier, l'idéologie libertarienne est caractérisée par son recours systématique, délibéré, à la quatrième méthode – la méthode rationnelle. Attention: il est parfaitement exact, comme ce monsieur nous le dit, qu'un discours bien construit n'est pas nécessairement vrai. Néanmoins, si ce discours bien construit – i.e., logique – part de prémisses vraies, conformes à la réalité observée avec justesse, alors il « colporte » cette vérité vers de nouveaux horizons qu'il contribue à éclairer. C'est là par exemple tout le sens de l'oeuvre de Ludwig von Mises, parti de la simple et irréfutable observation de l'existence de l'action humaine. Les libertariens, qu'ils soient économistes, philosophes ou juristes sont avant tout des observateurs, pas des bâtisseurs de mondes parallèles. Si les idées libertariennes décrivent mieux les réalités humaines que les idées constructivistes, c'est tout simplement parce que nous recherchons passionnément le réel sans fard alors que les pondeurs de plans le fuient avec véhémence. 
 
          Ceci étant, nous pouvons nous tromper, mal observer, mal analyser, mal construire notre outillage conceptuel à partir de ces observations, mal appliquer celui-ci aux faits sociaux complexes sur lesquels nous portons nos jugements respectifs – comme tout être humain, même profondément étatiste peut se tromper(2). Ce risque d'erreur est consubstantiel à toute aventure intellectuelle humaine. Mais cela ne disqualifie pas pour autant la méthode rationnelle, pas plus que marcher le long d'une falaise n'implique de sauter dans le vide pour éviter d'y tomber accidentellement. 
 
          En guise de conclusion, je rappellerai donc à Mesdames et Messieurs les lecteurs-jurés que l'idéologie au sens large est bel et bien présente dans toute entreprise intellectuelle touchant aux sciences sociales. Ces procureurs qui la fustigent en général sont souvent ceux-là mêmes qui essayent de vous refiler la leur en particulier; la faisant voyager en passager clandestin dans les soutes de leur pensée auto-labelisée « neutre » ou « scientifique ». 
 
          Abordez de front le problème de l'idéologie, chers lecteurs. Faute de quoi, vous « ferez de l'idéologie » malgré vous, et sans même savoir de quoi il retourne. Ne soyez pas l'ôte d'un alien intellectuel souvent peu amical. 
 
 
1. Précision importante: le scientiste qui aborde les sciences humaines avec la caisse à outil du physicien fait lui aussi de l'idéologie. L'idée que le monde humain « marche » comme une espèce d'horlogerie ou de système de plomberie n'est pas a-idéologique! C'est donc implicitement mais très nécessairement sur le papier d'une idéologie que le scientiste écrit ses équations – ne lui en déplaise.  >>
 
2. Au passage, je me permet de souligner que si certains d'entre nous utilisent parfois l'expression « je crois », ce n'est pas par fidéisme à l'égard du verbe du Dieu Mises ou de l'Archange Rothbard, mais bien par humilité face au risque d'erreur, que nous pouvons toujours commettre – il n'y a là aucun « acte de foi » contrairement à ce que soutient M. Lantier.  >>
 
 
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