Montréal, 8 juillet 2000  /  No 64
 
 
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Ludwig von Mises (1881-1973) est l'un des plus importants économistes de l'École autrichienne.
 
LES CLASSIQUES LIBERTARIENS
 
LES FONDEMENTS ÉCONOMIQUES
DE LA LIBERTÉ*
 
par Ludwig von Mises
  
  
          Les animaux sont poussés à l'action par des besoins instinctifs. Ils cèdent à la pulsion du moment et cherchent à obtenir satisfaction sur-le-champ. Ils sont les marionnettes de leurs appétits charnels.
 
          La grandeur de l'homme se trouve dans le fait qu'il choisit entre des alternatives. Il gère son comportement de façon délibérée. Il peut contrôler ses impulsions et ses désirs; il a en son pouvoir la capacité de supprimer des désirs dont la satisfaction le forcerait à renoncer à l'atteinte de buts plus importants. En bref: l'homme agit; il vise délibérément les fins qu'il a choisies. Voilà ce qu'on veut dire lorsqu'on affirme que l'homme est une personne morale, responsable de sa conduite.  

La liberté comme postulat de la moralité 
  
          Tous les enseignements et préceptes éthiques, qu'ils soient fondés sur une croyance religieuse ou sur une doctrine séculière comme celle des philosophes stoïciens, présupposent cette autonomie morale de l'individu et font donc appel à la conscience individuelle de chacun. Ils présupposent que l'individu est libre de choisir entre différentes lignes de conduite et requièrent de lui qu'il agisse en suivant certaines règles bien définies, des règles de moralité. Fais ce qui est bien, évite ce qui est mal.  
  
          Il est évident que les exhortations et admonitions morales n'ont de sens que lorsqu'on s'adresse à des individus qui sont des acteurs libres. Elles seront vaines si celui qui les entend est un esclave. Il est inutile d'expliquer à un serf ce qui est moralement approprié et ce qui ne l'est pas. Il n'est pas libre de déterminer ses agissements; il doit obéir aux ordres de son maître. On peut difficilement le blâmer s'il préfère céder aux ordres de celui-ci sous la menace de punitions cruelles qui visent aussi bien lui-même que les membres de sa famille.  
  
          Voilà pourquoi la liberté est non seulement un postulat de la politique, mais aussi un postulat de toute moralité religieuse ou séculière.  
  
La lutte pour la liberté 
  
          Pourtant, pendant des milliers d'années, une part considérable de l'humanité fut entièrement ou à tout le moins à maints égards privée de la faculté de choisir entre ce qui est bien et ce qui est mal. Dans les sociétés des temps anciens fondées sur les différences de statut, la liberté pour les membres des couches inférieures de la société, c'est-à-dire la majorité de la population, d'agir selon leurs propres penchants était sérieusement restreinte par un système rigide de contrôle. La loi du Saint Empire romain qui conférait aux princes et comtes du Reich le pouvoir et le droit de déterminer l'allégeance religieuse de leurs sujets constitue un exemple frappant de ce principe.  
  
          Les peuples de l'Asie acquiescèrent humblement à cet état de chose. Mais les peuples chrétiens d'Europe et leurs descendants qui allèrent s'établir dans des terres d'outre-mer ne rendirent jamais les armes dans leur lutte pour la liberté. Petit à petit ils se débarrassèrent de tous les privilèges et handicaps fondés sur la caste et le statut social, jusqu'à ce qu'ils réussissent à établir le système que les tenants du totalitarisme tentent de salir en l'appelant le système bourgeois.  
  
La suprématie du consommateur 
  
          Le fondement économique de ce système bourgeois est l'économie de marché dans laquelle le consommateur est souverain. Le consommateur, c'est-à-dire tout le monde, détermine en achetant ou en s'abstenant d'acheter ce qui doit être produit, en quelle quantité et de quelle qualité. Les hommes d'affaires sont forcés, par l'instrument des profits et des pertes, d'obéir aux ordres des consommateurs. Les seules entreprises qui peuvent prospérer sont celles qui fournissent de la meilleure et moins dispendieuse façon les biens et services que les acheteurs désirent le plus acquérir. Celles qui ne réussissent pas à satisfaire le public subissent des pertes et doivent en bout de ligne fermer leurs portes.  
  
          Dans les époques pré-capitalistes, les riches possédaient de vastes domaines. Eux-mêmes ou leurs ancêtres avaient acquis leur propriété en la recevant en cadeau comme fief de la part du souverain qui, avec leur aide, avait conquis le pays et soumis ses habitants. Ces propriétaires terriens aristocrates étaient de véritables seigneurs, dans la mesure où ils ne dépendaient nullement du concours des acheteurs. Dans une société capitaliste industrialisée cependant, les riches sont sujets à la suprématie du marché. Ils acquièrent leur fortune en servant les consommateurs mieux que ne le font les autres et ils la perdent si d'autres satisfont les souhaits des consommateurs mieux ou à meilleur prix qu'ils ne le font. Dans une économie fondée sur le libre marché, ceux qui possèdent le capital sont forcés de l'investir dans les domaines qui contribuent le plus au bien-être du public. La propriété des moyens de production est ainsi continuellement transférée dans les mains de ceux qui ont le mieux réussi à servir les consommateurs. La propriété privée dans une économie de marché constitue, dans ce sens, un service public qui commande à ses possesseurs de l'employer dans le meilleur intérêt des consommateurs souverains. C'est ce que les économistes veulent dire lorsqu'ils comparent l'économie de marché à un système démocratique où chaque dollar donne un droit de vote.  
  
Les aspects politiques de la liberté 
  
          Le gouvernement représentatif est le corollaire politique de l'économie de marché. Le même mouvement spirituel qui a créé le capitalisme moderne a substitué des gouvernants élus au pouvoir autoritaire des rois absolus et des aristocraties héréditaires. C'est ce libéralisme bourgeois constamment conspué qui a amené la liberté de conscience, d'opinion, de parole et celle de la presse et qui a mis fin à la persécution intolérante des dissidents.  
  
          Un pays libre est un pays où chaque citoyen peut mener sa vie selon ses propres plans. Il est libre de compétitionner sur le marché pour les emplois les plus attrayants de même que sur la scène politique pour les plus hauts postes. Il ne dépend pas plus des faveurs des autres que ceux-ci ne dépendent de ses faveurs à lui. S'il souhaite réussir sur le marché, il doit satisfaire les consommateurs; s'il veut réussir dans les affaires publiques, il doit satisfaire les électeurs. Ce système a apporté aux pays capitalistes de l'Europe de l'Ouest, d'Amérique et à l'Australie une augmentation sans précédent de sa population et le niveau de vie le plus élevé de toute l'histoire humaine. Le citoyen ordinaire dont on se préoccupe tant jouit d'un bien-être matériel dont même les hommes les plus riches de l'ère pré-capitaliste ne pouvaient rêver. Il est à même de profiter des réalisations spirituelles et intellectuelles de la science, de la poésie ou des arts auxquelles seuls une petite élite de gens fortunés avaient accès naguère. Et il est libre de vénérer un dieu selon ce que sa conscience lui dicte. 
  
La représentation erronée de l'économie de marché par les socialistes 
  
          Les faits concernant le fonctionnement du système capitaliste sont présentés de façon erronée et tordue par les politiciens et écrivains qui se sont arrogés l'étiquette du libéralisme, cette école de pensée qui, au 19e siècle, a écrasé le règne arbitraire des monarques et des aristocrates et a ouvert la voie au libre-échange et à la libre entreprise. [Note du trad.: Aux États-Unis, le terme « liberal » a perdu son sens classique et est devenu synonyme de gauchiste ou socialiste au 20e siècle.] S'il faut en croire ces partisans d'un retour au despotisme, tous les maux qui affligent l'humanité sont dus aux sinistres machinations de la grande entreprise. Ce qu'il faut pour apporter la prospérité et le bonheur à tous les citoyens décents qui le méritent, c'est imposer un strict contrôle de l'État sur les corporations. Ils admettent, bien qu'indirectement, que cela implique l'adoption du modèle socialiste, le système qui prévaut dans l'Union des républiques socialistes soviétiques. Mais ils assurent que le socialisme sera quelque chose de tout à fait différent de ce qu'il est en Russie s'il est adopté dans les pays de la civilisation occidentale. Et de toute façon, disent-ils, il n'y a pas d'autres façons de dépouiller les corporations géantes du pouvoir énorme qu'elles ont acquis et de les empêcher de porter atteinte encore plus aux intérêts du peuple.  
  

 
     « Le citoyen ordinaire dont on se préoccupe tant jouit d'un bien-être matériel dont même les hommes les plus riches de l'ère pré-capitaliste ne pouvaient rêver. Il est à même de profiter des réalisations spirituelles et intellectuelles de la science, de la poésie ou des arts auxquelles seule une petite élite de gens fortunés avaient accès naguère. » 
 
 
          À l'encontre de cette propagande fanatique, il est impératif de répéter encore et encore que c'est grâce aux grandes corporations si les masses peuvent maintenant jouir d'un niveau de vie sans précédent. Les petites entreprises peuvent produire les biens de luxe qui visent un marché relativement restreint de gens financièrement à l'aise. Mais le principe fondamental du capitalisme est de produire pour satisfaire les besoins du plus grand nombre. Les personnes qui travaillent pour les grandes corporations sont les mêmes qui forment le gros des consommateurs pour les produits qu'elles fournissent. Vous verrez pour qui tournent les machines en jetant un coup d'oeil dans la maison d'un travailleur américain moyen. C'est la grande entreprise qui rend toutes les réalisations de la technologie moderne accessibles au citoyen ordinaire. Tout le monde tire bénéfice de la très haute productivité qui caractérise la production à grande échelle.  
  
          Il est ridicule de parler du « pouvoir » des grandes corporations. La marque ultime du capitalisme est le pouvoir suprême qui est conféré aux consommateurs dans la sphère économique. Toutes les grandes entreprises ont d'abord connu des débuts modestes puis ont grossi grâce à l'appui volontaire des consommateurs. Il serait impossible pour les petites et moyennes entreprises de fournir tous les produits qui sont devenus indispensables à l'Américain contemporain. Plus une entreprise est importante, plus elle dépend de l'empressement des consommateurs à acheter sa marchandise. Ce sont les désirs – certains diront la folie – des consommateurs qui ont poussé l'industrie automobile à produire des voitures de plus en plus grosses, et qui la forcent de même aujourd'hui à en fabriquer de plus petites. Les chaînes de magasins et les magasins à rayons doivent chaque jour réajuster leurs opérations pour s'adapter aux besoins changeants des clients. La loi fondamentale du marché est celle-ci: le client a toujours raison.  
  
          Celui qui critique la conduite du monde des affaires et qui prétend connaître de meilleures méthodes pour approvisionner les consommateurs n'est qu'un bavard qui tient des propos oiseux. S'il croit vraiment que ses propres plans sont meilleurs, pourquoi ne s'essaie-t-il pas lui-même à les mettre en pratique? Il y a toujours dans ce pays des capitalistes à la recherche d'occasions d'investissement, qui sont prêts à fournir les fonds nécessaires pour toute innovation ayant des chances raisonnables de réussir. Le public est toujours empressé d'acheter ce qui est meilleur ou moins cher. Ce qui compte sur le marché n'est pas de faire des rêves fantastiques, mais de réaliser des choses. Ce n'est pas parce qu'ils étaient de beaux parleurs que les magnats sont devenus riches, mais parce qu'ils ont rendu service à leurs clients.  
  
L'accumulation de capital profite à tout le monde 
  
          Il est de bon ton de nos jours de passer sous silence le fait que toute amélioration économique dépend de l'épargne et de l'accumulation de capital. Aucune des merveilleuses réalisations de la science et de la technologie n'aurait pu être utilisée de façon pratique si le capital requis n'avait pas d'abord été rendu disponible. Ce n'est pas le manque de familiarité avec l'enseignement de la technologie qui empêche les pays économiquement arriérés de tirer avantage des méthodes de production des pays occidentaux, et de ce fait qui maintient la masse de leur population dans la pauvreté; c'est plutôt l'insuffisance de capital. C'est profondément méconnaître les problèmes auxquels sont confrontés les pays sous-développés que d'affirmer que ce qui leur fait défaut est la connaissance technique, ou le « know how ». Leurs hommes d'affaires et leurs ingénieurs, la plupart gradués des meilleures écoles d'Europe et d'Amérique, sont bien au fait de l'état actuel de la science appliquée. Mais leurs mains sont liées parce qu'ils manquent de capital.  
  
          Il y a cent ans, l'Amérique était encore plus pauvre que toutes ces nations arriérées. Ce qui a permis aux États-Unis de devenir le pays le plus prospère au monde est le fait que « l'individualisme farouche » qui a caractérisé les années d'avant le New Deal a fait en sorte de ne pas trop entraver l'avancée des hommes entreprenants. Ces hommes d'affaires sont devenus riches parce qu'ils n'ont consommé qu'une petite partie de leurs profits et en ont réinvesti une bien plus grande part dans leurs affaires. Ils se sont ainsi enrichis en même temps qu'ils ont enrichi tout le monde. C'est en effet cette accumulation de capital qui a permis d'accroître la productivité marginale de la main-d'oeuvre et conséquemment le niveau des salaires.  
  
          Dans un système capitaliste, l'avidité de l'homme d'affaires ne profite pas qu'à lui-même mais aussi à tous les autres. Un lien réciproque existe entre d'une part, son enrichissement résultant de la satisfaction des consommateurs et de l'accumulation de capital et, d'autre part, l'amélioration du niveau de vie des salariés qui composent la majorité des consommateurs. Les masses ont intérêt à ce que les affaires se portent bien autant dans leur rôle de salariés que dans celui de consommateurs. C'est ce que les libéraux anciens avaient en tête lorsqu'ils déclarèrent que dans une économie de marché, les véritables intérêts de tous les groupes de la population finissent par s'harmoniser.  
  
Le bien-être économique est menacé par l'étatisme 
  
          C'est dans l'atmosphère morale et intellectuelle de ce système capitaliste que le citoyen américain vit et travaille. Certaines régions des États-Unis vivent encore des conditions qui apparaissent comme hautement inadéquates pour les habitants des districts plus avancés qui forment la majeure partie du pays. Mais le progrès rapide issu de l'industrialisation aurait depuis longtemps éliminé ces recoins arriérés si les malheureuses politiques du New Deal n'avaient pas ralenti l'accumulation du capital, cet outil irremplaçable de l'avancement économique.  
  
          Habitué aux conditions de vie d'un environnement capitaliste, l'Américain moyen s'attend à ce que chaque année le monde des affaires lui procure un accès à des choses nouvelles et meilleures. Lorsqu'il observe ce qui s'est passé pendant sa propre vie, il se rend compte que de nombreux appareils qui étaient totalement inconnus dans les années de sa jeunesse, et d'autres qui ne pouvaient être appréciés que par une petite minorité, font maintenant partie de l'équipement standard d'à peu près tous les ménages. Il est tout à fait confiant que cette tendance se poursuivra dans l'avenir. Il appelle cela tout simplement l'« American way of life » et il ne se pose pas trop de questions sur les causes de cette amélioration constante dans la fourniture de biens matériels. Il n'est pas particulièrement préoccupé par l'entrée en scène de facteurs qui risquent non seulement de mettre un terme à l'accumulation continue de capital mais carrément d'entraîner rapidement une décroissance du capital. Il ne s'oppose pas aux forces qui, en augmentant de façon frivole les dépenses publiques, en mettant des bâtons dans les roues de l'accumulation de capital, en amenant même la dilapidation d'une partie du capital investi dans des entreprises, et enfin en créant de l'inflation, sapent les fondements même de son bien-être matériel. Il ne s'inquiète pas de la croissance de l'étatisme, un idéologie qui, partout où on a tenté de la mettre en pratique, a eu comme résultat de produire et de préserver des conditions de vie qui à ses yeux sont pourtant affreusement pitoyables. 
  
Pas de liberté pour la personne sans liberté économique 
  
          Malheureusement, plusieurs de nos contemporains ne se rendent pas compte à quel point la montée de l'étatisme, c'est-à-dire la substitution de l'omnipotence étatique à l'économie de marché, implique un changement radical dans l'environnement moral de l'homme. Ils sont leurrés par l'idée que les affaires humaines sont caractérisées par un dualisme évident, qu'il y a d'un côté la sphère de l'activité économique et de l'autre un champ d'activités qui sont considérées comme non économiques. Il n'existerait, pensent-ils, aucun lien étroit entre ces deux réalités. La liberté que le socialisme abolit est « seulement » la liberté économique, alors que la liberté dans les autres champs d'activités n'est pas touchée. 
  
          Toutefois, ces deux sphères ne sont pas indépendantes l'une de l'autre, comme le présume cette doctrine. Les êtres humains ne flottent pas dans la voûte éthérée. Tout ce que fait un homme a nécessairement un impact quelconque sur la sphère économique ou matérielle et exige qu'il puisse intervenir librement dans cette sphère. S'il veut survivre, il doit se retrousser les manches et avoir la possibilité de manipuler des biens matériels tangibles.  
  
          La confusion se manifeste dans l'idée répandue qui veut que ce qui se passe dans le marché ne réfère qu'au côté économique de la vie et de l'action humaines. En réalité, les prix du marché reflètent non seulement les « préoccupations matérielles » – telles que trouver de la nourriture, un abri et d'autres sources de confort – mais tout autant les préoccupations communément qualifiées de spirituelles, plus élevées ou plus nobles. L'observance ou l'inobservance de commandements religieux – s'abstenir de pratiquer certaines activités complètement ou dans certaines périodes spécifiques, venir en aide à ceux qui sont dans le besoin, construire et maintenir des lieux de culte, etc. – est l'un des facteurs qui déterminent l'offre et la demande de multiples biens de consommation et conséquemment leurs prix et la marche à suivre des milieux d'affaires. La liberté qu'une économie de marché consent à l'individu n'est pas uniquement « économique » par opposition à d'autres types de liberté. Elle implique aussi la liberté d'agir dans tous les autres domaines qu'on considère comme relevant de la morale, de la spiritualité et des idées.  
  
          En contrôlant exclusivement tous les moyens de production, un régime socialiste contrôle aussi tous les aspects de la vie de chaque individu. Le gouvernement assigne à chacun une tâche particulière. Il détermine quels livres et quels journaux méritent d'être imprimés et lus, qui aura la possibilité de devenir écrivain, qui a le droit d'utiliser les lieux de rassemblement publics, qui peut diffuser sur les ondes radio et télé et utiliser tous les autres moyens de communication. Cela signifie que ceux qui tiennent les rênes de l'État peuvent en fin de compte déterminer quelles idées, quels enseignements et quelles doctrines pourront être propagés ou non. Quelles que soient les garanties offertes dans une constitution écrite concernant la liberté de conscience, d'opinion, de parole ou de presse, et concernant la neutralité de l'État dans les questions religieuses, elles resteront lettre morte dans un pays socialiste si le gouvernement ne fournit pas les ressources matérielles nécessaires pour exercer ces droits. Celui qui monopolise toutes les sources de communication a l'autorité ultime pour contrôler ce qui se retrouve dans les esprits et les âmes des citoyens.  
  
          L'illusion selon laquelle le socialisme sera administré exactement de la façon qu'ils considèrent eux-mêmes comme souhaitable empêche bien des gens de discerner les caractéristiques essentielles d'un régime socialiste ou totalitaire. En supportant le socialisme, ils tiennent pour acquis que l'État fera toujours ce qu'eux-mêmes veulent qu'il fasse. La seule branche du totalitarisme qu'ils appellent le socialisme « vrai », « réel » ou « bon » est celui où les décisions des gouvernants s'accordent avec leurs propres idées. Ils rejettent toutes les autres comme étant des pastiches. La première chose qu'ils attendent d'un dictateur est qu'il supprime toutes les idées qu'eux-mêmes désapprouvent. En fait, tous ces supporters du socialisme sont, sans même le savoir, obsédés par l'approche dictatoriale ou autoritaire. Ils veulent que toutes les opinions et tous les plans avec lesquels ils sont en désaccord soient écrasés par des actes violents de la part du gouvernement.  
  
Dans quel sens a-t-on un réel droit à la dissidence? 
  
          Les divers groupes qui font la promotion du socialisme, qu'ils se nomment socialistes, communistes, ou réformateurs sociaux, partagent le même programme économique fondamental. Ils veulent tous substituer le contrôle étatique – ou, comme certains préfèrent l'appeler, le contrôle social – des activités de production à l'économie de marché basée sur la suprématie du consommateur individuel. Les questions qui les différencient les uns des autres ne sont pas reliées à la gérance économique, mais se rattachent plutôt à leurs convictions religieuses ou idéologiques. Il y a ainsi des socialistes chrétiens – catholiques ou protestants de différentes dénominations – et des socialistes athées. Les membres de chacune de ces variétés de socialisme sont convaincus que la république socialiste sera guidée par les préceptes de leur propre foi ou par un rejet similaire de toute croyance religieuse. Jamais ne leur vient à l'idée la possibilité que le régime socialiste sera dirigé par des hommes hostiles à leur propre foi et principes moraux, qui pourraient considérer comme leur devoir d'utiliser toute la terrible puissance de l'appareil socialiste pour supprimer ce qui est à leurs yeux erreur, superstition et idolâtrie.  
  
          En vérité, les individus ne peuvent être libres de choisir entre ce qu'ils croient être bien ou mal que lorsqu'ils sont indépendants du gouvernement sur le plan économique. Un gouvernement socialiste a le pouvoir de rendre la dissidence impossible en pratiquant la discrimination envers les groupes religieux ou idéologiques qu'il voit d'un mauvais oeil et en leur refusant l'accès aux instruments matériels nécessaires à la propagation et à la pratique de leurs convictions. Le système de parti unique, le principe politique qui sous-tend l'autorité socialiste, implique aussi le système de religion unique et le système de moralité unique. Un gouvernement socialiste dispose de moyens pouvant être utilisés pour atteindre une rigoureuse conformité à tous égards, Gleichschaltung (conformité politique) comme disaient les Nazis. Les historiens ont noté à quel point l'imprimerie a joué un rôle important pendant la Réforme. Mais quelles auraient été les chances des partisans de la Réforme si toutes les presses avaient été contrôlées par les gouvernements dirigés par Charles V d'Allemagne et les rois Valois de France(1)? Dans le même ordre d'idée, quelles chances Marx aurait-il eu de communiquer ses idées dans un système où tous les moyens de communications auraient été dans les mains des gouvernements? 
  
          Quiconque défend la liberté de conscience doit nécessairement avoir le socialisme en horreur. Bien sûr, la liberté permet à l'homme de faire aussi bien de bonnes que de mauvaises choses. Mais aucune valeur morale ne peut être attribuée à une action, aussi bonne soit-elle, qui a été accomplie sous la pression d'un gouvernement omnipotent.  
  
  
*Cet article a été traduit de l'anglais par Martin Masse. Il fut d'abord publié dans The Freeman en avril 1960 et repris dans un recueil de textes de Mises intitulé Economic Freedom and Interventionism, et est disponible sur le site du Mises Institute à http://www.mises.org/efandi/ch1.asp.
1. Charles V ou Charles Quint (1500-1558), un catholique pieux, persécuta les minorités religieuses dans les Pays-Bas et tenta de supprimer le Luthéranisme dans les principautés allemandes. Tout au long de la dynastie des Valois en France (1328-1589), des guerres religieuses eurent lieu alors que les protestants français, y compris les huguenots, luttèrent pour la liberté de culte.
 
 
 
 
 
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