Montréal, 2 septembre 2000  /  No 66
 
 
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LE
DÉFERLEMENT
DE L'ÉTAT
  
Les dépenses publiques au Canada, en pourcentage du PIB:
   
1926           15%  
   
1948           21%  
   
1966          30%  
   
1996         46%  
   
(Source: Statistique Canada) 
 
MOT POUR MOT
 
LIBERTÉS ANGLO-AMÉRICAINES VS LIBERTÉS FRANÇAISES
  
  
          À la fin du 19e siècle, un observateur libéral pouvait encore comparer la France et le Canada et conclure que le second pays était plus libre que le premier à cause de son héritage britannique et nord-américain. La division des pouvoirs caractérisant le régime parlementaire fédéral canadien accordait en effet plus d'autonomie aux administrations locales et aux institutions privées et plus de liberté aux individus, alors qu'en France le jacobinisme hérité de la Révolution en faisait un pays centralisé et enrégimenté.  
  
          Les choses ont bien changé depuis (voir 1789 ET LA PENSÉE COLLECTIVISTE CHEZ NOUS, p. 12 et LA RÉVOLUTION FRANÇAISE AU QUÉBEC: DU REJET À L'ACCEPTATION, p. 13) mais il est intéressant de voir que malgré la fascination actuelle qu'exerce l'étatisme à la française sur notre élite nationalo-gauchiste, la tradition libérale québécoise était bel et bien vivante il y a un siècle. 
  
          L'écrivain Alfred Duclos Decelles (1843-1925) pratique d'abord le journalisme à La Minerve puis devient bibliothécaire général du Parlement à Ottawa de 1885 à 1920. Il publie pendant toute sa carrière des articles de journaux et de revues et de nombreuses études historiques, dont: Les États-Unis: origine, institutions, développement (1896), Papineau et Cartier (1906), Lafontaine et son temps (1907), Laurier et son temps (1920). Membre de la Société royale du Canada, il fait paraître en 1891, dans les Mémoires de la société, À la conquête de la liberté en France et au Canada. Il y traite, en parallèle, de la conquête de la liberté politique dans les deux pays, des débuts de l'histoire de chacun jusqu'à son époque. 
  
          Le très pertinent extrait qui suit est tiré de ce livre, disponible au complet en format pdf sur le site de la Bibliothèque nationale du Québec. 
 
 
À la conquête de la liberté en France et au Canada 
 
par Alfred D. Decelles
(1891)
 
          (...) Les anciennes institutions françaises disparurent. Au lieu de les réformer, la Révolution fit table rase du passé pour édifier de toutes pièces un ordre de choses nouveau. Entreprise gigantesque, qui n'est pas encore terminée, après un siècle de tâtonnements. C'était à prévoir. L'expérience n'est-elle pas là pour prouver que les constitutions politiques s'élaborent péniblement avec le temps, que les différentes pièces de ces sortes de mécanisme viennent comme d'elles-mêmes s'adapter les unes aux autres; jamais le monde n'a vu de constitutions viables sortir d'un jet des mains de l'homme, sauf celle des États-Unis, qui n'est au fond que la constitution de l'Angleterre appropriée aux besoins d'une démocratie; elles sont comme l'oeuvre inconsciente du temps et de l'expérience. (...) L'erreur capitale des hommes de la Révolution et de leurs successeurs a été de trouver détestable dans son entier l'oeuvre des régimes précédents.  
  
         La Révolution française a justifié à la lettre cette pensée de Montaigne: « Toutes grandes mutations esbranlent l'État et le désordonnent. » Lorsque les quelques hommes de 1789 qui avaient des notions de gouvernement se furent effacés pour laisser la carrière libre aux aventuriers, aux ambitieux, la France roula jusqu'au fonds de l'abîme de l'anarchie. L'absolutisme du roi, qui n'était pas sans grandeur, fit place à la plus effroyable tyrannie que le monde ait vue, concentrant toute l'autorité en elle-même et absorbant jusqu'au pouvoir judiciaire. (...) 
  
          En remontant la série des régimes successifs, on est forcé de constater que plus les constitutions changent en France, plus les procédés de gouvernement sont les mêmes. Depuis Richelieu, le despotisme s'est transformé, mais c'est toujours le despotisme exercé soit par un dictateur, soit par une assemblée: la Convention, c'est la tyrannie la plus révoltante; le Consulat, l'Empire, c'est la dictature militaire, et la République de Gambetta, c'est encore la main de fer de l'absolutisme.  
  
          De combien de malédictions n'a-t-elle pas été l'objet, cette maxime du régime du bon plaisir: « Si veut le roi, si veut la loi! » Cependant, sous le flamboiement des grands mots, Liberté, Égalité, Fraternité, gravés au frontispice de tous les monuments publics, les maîtres du jour en France ne disent pas: l'État c'est nous! mais ils agissent comme s'ils en étaient convaincus. Qu'ils proclament à satiété les droits de l'homme, l'arbitraire qui caractérise leurs lois sur l'éducation, leurs rapports avec l'Église, leur façon cavalière de se débarrasser d'un adversaire: témoin l'expulsion des princes et celle de Boulanger, sont là pour attester que pour ces potentats d'un jour rien ne doit tenir devant l'État qu'ils personnifient. Et ces impitoyables railleurs de l'infaillibilité pontificale se conduisent comme s'il n'était pas permis de douter de leur infaillibilité – en dehors de tout contrôle, excepté le contrôle illusoire d'une majorité à leur dévotion.  
  
L'influence rousseauiste 
 
          Ce sont les théories de Rousseau qui semblent dominer les hommes de 93 et leurs successeurs. Le Contrat social posent en principe « l'aliénation totale et sans réserve de chaque associé avec tous ses droits à la Communauté. » C'est appuyés sur ce principe étrange que ses disciples s'emparent des droits de tous, ainsi aliénés, pour en user à leur guise et décréter, comme la Convention le fit un jour, que la souveraineté nationale est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible; elle appartient à la communauté et nul individu ne peut s'en attribuer l'exercice. Voilà la conception de l'État acceptée par la Révolution. Le pouvoir ne vient pas de Dieu, mais découle de la volonté populaire qui en investit ses mandataires. Ceux-ci sont constitués par là même en autorité absolue, et cette idée du pouvoir n'admet pas de contrôle, ni de limite, ni de rivalité: l'État prime tout, et son ingérence abusive se glisse, s'insinue dans toutes les artères du corps social. Il se substitue au père de famille et à la religion dans l'éducation de l'enfant. Comment, après cela, donner un corps à ce rêve caresser par les utopistes de réconcilier l'Église et la Révolution? C'est demander de s'entendre à deux puissances qui parlent au nom de principes contradictoires, irréductibles. C'est mettre en présence le Non possumus de l'Église et l'omnipotence de l'État dérivant des principes du Contrat social.  
  
          C'est à l'épreuve de l'expérience que l'on voit combien sont fausses les théories de Rousseau. Et dire que le célèbre évangile de la Révolution compte encore en France des admirateurs qui ont dû l'étudier à la lueur des incendies allumés par ses dangereuses utopies! Combien plus pratiques les Américains ne se sont-ils pas montrés dans l'organisation de leur république! Lorsque l'on compare l'oeuvre de Washington, de Franklin et de Hamilton à celle des disciples de Rousseau, on saisit bien vite la différence qui sépare l'utopie du sens judicieux et pratique.  
  
  
     « Dire qu'un grand nombre de Français en sont arrivés à ne demander qu'un pouvoir unique comme dernier mot du gouvernement du peuple par le peuple, la concentration de la souveraineté dans une seule assemblée, innovation qui serait aussi dangereuse que le pouvoir personnel d'un roi ou d'un empereur, puisque ce serait substituer au despotisme d'un seul la tyrannie d'une assemblée. »  
 
 
          Rousseau, grand politique en chambre, attend tout de l'homme, né bon; les Américains ne se font pas d'illusions sur la faiblesse humaine et comprennent la nécessité de la défendre contre ses emportements, surtout dans un État démocratique, où elle subit tant d'influences dangereuses. S'ils constituent un pouvoir, ils lui assignent des limites précises. Aussi, dans leur oeuvre, les sauvegardes, les contre-poids, se rencontrent à chaque pas. Chez eux, point de puissance sans contrôle, et d'omnipotence nulle part; à tous les tournants de la route, des barrières pour tenir la masse en échec. Ici, c'est le Président, qui possède plus de pouvoir que la reine d'Angleterre et s'en sert parfois rigoureusement; M. Cleveland n'a-t-il pas opposé son veto à plusieurs centaines de projets de lois pendant son administration? Là, c'est la constitution fédérale, qui ne peut être modifiée sans le consentement des deux tiers des législatures de tous les États. Et la cour suprême n'est-elle pas placée au-dessus de toute la législation pour arrêter tout empiétement contraire à la charte du pays? Le sénat constitue par sa composition conservatrice une puissance modératrice en regard de la chambre des représentants. (...) [NDLR: À l'époque où ce texte est écrit, les sénateurs sont encore nommés par les législatures de chaque État. Ce n'est qu'en 1913, après le passage du 17e amendement, que se généralise l'élection directe par les votants de chaque État de leurs deux sénateurs.] 
  
Centralisation française VS liberté canadienne 
 
          Rendu à ce point de notre étude, il nous est permis de comparer la somme de libertés dont jouissent respectivement les Français de France et ceux du Canada. Disons, tout d'abord, que nous avons le self-government dans sa plénitude, à tous les degrés de notre organisation politique. De même que notre gouvernement fédéral et notre administration provinciale reflètent la volonté populaire dans sa plus large mesure, pour ce qui touche aux intérêts généraux du pays, de même le conseil de comté, corps autonome né de l'élection, se meut dans le cercle plus restreint des affaires locales. Mais ce n'est pas tout, la municipalité de paroisse, qui doit aussi son existence au suffrage populaire, placée à la base du système, actionne les premiers rouages de la machine. Conseils de comté, conseils de paroisse ne sont que des images rétrécies du gouvernement central, plus paisibles, fonctionnant avec plus de simplicité et vivant aussi de la même inspiration.  
  
          Les libertés communales ne coulent pas à pleins bords en France comme chez nous. Partout l'autorité de Paris se fait sentir; c'est du bureau du ministre de l'intérieur que part l'impulsion donnée au préfet, chef du département, qui la communique au maire de la dernière commune. C'est ainsi que se forme dans tous les points extrêmes de la France une série d'anneaux qui viennent aboutir au centre. L'étincelle électrique lancée de Paris doit galvaniser ces corps inertes par eux-mêmes. Il n'y a pas encore bien longtemps, les maires étaient nommés par le ministre de l'intérieur. On a décentralisé dans une faible mesure, mais qu'il y a loin de là à notre liberté municipale! 
  
          La différence dans la somme des libertés religieuses n'est pas moins considérable. Ici, les évêques tiennent leur nomination du pape, mais sont virtuellement élus par leurs collègues de chaque province ecclésiastique. Là-bas, le gouvernement désigne les candidats à l'épiscopat, et le pape ratifie le choix. Il suffit d'indiquer ce dernier mode d'élection pour faire toucher du doigt les inconvénients du système. Les évêques eux-mêmes ne peuvent choisir les prêtres desservants que parmi les sujets agréés par le gouvernement. Les communautés religieuses ici ont la plus grande latitude; le pouvoir civil reconnaît leur existence et leur permet d'acquérir des propriétés, tandis qu'en France elles sont pourchassées, persécutées, tolérées à peine; dernièrement encore, la loi Brisson est venue aggraver leur situation, en les frappant d'une taxe intolérable. Notre système d'instruction publique repose sur les principes de la liberté de conscience la plus large. En France, le pouvoir civil garde la liberté pour ceux qui pensent comme lui, et froisse les sentiments religieux d'une grande majorité de Français. Le droit de réunion est absolu chez nous; en France, il ne s'exerce qu'entouré de règlements de police. La presse canadienne ne connaît d'autres ennuis que ceux qu'elle se crée elle-même, en faisant dégénérer sa liberté en licence. Que nos journalistes trouveraient dures les citations de la 6e chambre qu'un gouvernement taquin peut leur susciter! 
  
La tyrannie démocratique 
 
          Français et Canadiens sont partis à la conquête de la liberté, à la même époque, mais leur marche n'a pas été parallèle. Il ne s'est rencontré sur la nôtre que trois étapes, que trois constitutions toutes conçues dans le même esprit, inclinant vers le même horizon, les deux dernières accusant chacune un progrès sur celle qui l'avait précédée. Que de chemins de traverse la France n'a-t-elle pas pris! que de retours sur ses pas! que de contradictions dans les vingt constitutions qu'elle s'est données en cent ans! Nos pères n'ont eu qu'un but en vue et n'ont suivi qu'une voie pour l'atteindre. L'habileté, la prudence ont marqué l'ensemble de leur conduite. Henri Taylor, secrétaire de Lord Dalhousie, écrivant à un de ses amis en Angleterre en 1827, déclarait que c'était les Canadiens [NDLR: les Canadiens français] qui formaient le véritable parti de gouvernement; qu'eux seuls et quelques Anglais, leurs alliés, comprenaient le régime parlementaire. C'est dans l'histoire politique de l'Angleterre qu'ils cherchent des armes et des leçons. Ils étaient là à bonne école. À tout prendre et en tenant compte de l'imperfection des oeuvres humaines, c'est encore l'Angleterre qui a donné au monde les meilleurs gouvernements; c'est chez elle que doivent chercher des enseignements ceux qui veulent se donner des institutions populaires. Elle a eu l'avantage de voir se succéder aux affaires des générations d'hommes d'État qui ont compris que l'art de gouverner est inséparable des traditions, de l'esprit de suite, que le bon fonctionnement de la constitution anglaise repose sur les compromis, les concessions mutuelles, la temporisation dans le règlement des questions épineuses; les moyens violents et les coups d'État lui répugnent. (...) 
  
          Que la France est encore loin de cette admirable organisation et des moeurs politiques des Américains et des Anglais! Dire qu'après un siècle de tâtonnements et d'essais, un grand nombre de Français en sont arrivés à ne demander qu'un pouvoir unique comme dernier mot du gouvernement du peuple par le peuple, la concentration de la souveraineté dans une seule assemblée, innovation qui serait aussi dangereuse que le pouvoir personnel d'un roi ou d'un empereur, puisque ce serait substituer au despotisme d'un seul la tyrannie d'une assemblée. Remettre le pouvoir à une seule assemblée semble très logique, conforme au principe de la souveraineté populaire, mais il ne faut pas perdre de vue qu'en matière de gouvernement, nul pouvoir ne doit exister sans contrôle, s'il ne veut pas glisser vers l'arbitraire.  
  
          Il n'a pas manqué d'individus au Canada, qui se sont laissés prendre à la glu des mots sonores de liberté illimitée, de souveraineté du peuple, mais il s'est rencontré, heureusement en plus grand nombre, des hommes au sens pratique, qui ont su faire la part du possible et de l'irréalisable. Nos moeurs politiques sont bien supérieures à celles des Français. Se sont-elles modifiées au contact de l'esprit positif anglo-saxon? Nous inclinons à le croire. (...) Notre coeur est resté français; notre jugement procède de l'esprit anglais, qui, dans les choses ordinaires de la vie, nous a pénétrés de toutes parts. Dans tous les cas, nous avons, à force d'étude, d'application à la lumière de l'expérience, compris qu'en politique, les idéologues qui rêvent le retour à l'âge d'or sont un danger pour l'État, et qu'en matière de gouvernement, il est bon de viser à l'idéal, et sage de se contenter du possible.  
 
 
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