Montréal, 30 septembre 2000  /  No 68
 
 
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Pierre Lemieux est économiste et écrivain. www.pierrelemieux.org
 
LEMIEUX EN LIBERTÉ
  
MATHÉMATIQUES 
ET SCIENCES SOCIALES*
 
par Pierre Lemieux
  
En dehors des objets sur qui le jour se lève, 
En dehors des vivants, du sang ou de la sève, 
En dehors de tout être errant, pensant, aimant, 
Et de toute parole et de tout mouvement [...] 
L'énorme mécanique idéale construit  
Ses figures qui font de l'ombre sur la nuit. 
– Victor Hugo, La légende des siècles
 
          En opposant la sécheresse des mathématiques à la richesse de la condition humaine, Victor Hugo sert de porte-parole à ceux qui, dans les sciences sociales, nient l'utilité des mathématiques. C'est un porte-parole dont les antimatheux peuvent être fiers, étant donné les sommets que le souffle hugolien atteint dans le passage de la Légende des siècles consacré à la science et aux mathématiques. 
  
Prévisions et information 
  
          Un article récent de la revue Liberty(1) fait écho à ce vieux débat. Deux économistes américains, Henry Watson et Ida Walters, y défendent la théorie des anticipations rationnelles et des marchés efficients. Développée au cours des 40 dernières années, ces théories sont liées à des noms comme Robert Barro ou Thomas Sargent, et à ceux des lauréats Nobel Merton Miller, Harry Markowitz, William Sharpe et Robert Lucas. 
  
          L'idée de base est que les gens posent leurs choix économiques en fonction de prévisions qui incorporent toute l'information disponible. Si les participants d'un marché financier s'attendent à ce que le cours d'un titre augmente de 10% dans un mois, ce bond ne se produira pas puisque les actions motivées par leurs anticipations l'auront déjà fait augmenter. La théorie des anticipations rationnelles implique aussi l'impossibilité pour l'État de manipuler l'économie à court terme puisque, en anticipant et en escomptant les effets d'une intervention étatique, les gens modifient ces effets mêmes. Par exemple, si l'État tente de réduire artificiellement les taux d'intérêt, ni le marché des taux d'intérêt à long terme ni l'investissement ne réagira. 
  
          Or, selon Watson et Walters, l'école autrichienne d'économie, qui défend autant (sinon plus) le marché libre que les tenants des anticipations rationnelles, a été incapable d'incorporer ces nouvelles découvertes à cause de son rejet obstiné de la modélisation mathématique et de l'analyse statistique, que la théorie des anticipations rationnelles utilise couramment. L'école autrichienne d'économie inclut des grands noms comme Ludwig Von Mises et Friedrich Hayek, et représente un des courants contemporains les plus prometteurs des sciences sociales. 
  
          Mises soutient qu'une science économique quantitative est illusoire, voire dangereuse(2). Une première raison, selon lui, est qu'il n'existe dans les relations sociales « pas de relations constantes et, par conséquent, pas de mesure possible ». Quand l'économétricien mesure statistiquement l'élasticité de la demande pour un bien quelconque, il établit un fait historique unique. Comme les individus sont différents et que leurs préférences changent avec le temps, cette prétendue mesure n'est pas constante. De plus, l'analyse quantitative est incapable d'évaluer l'apport des diverses causes d'un événement historique, ou a fortiori d'un événement futur. 
  
          Deuxièmement, Mises soutient que l'économie mathématique est statique et ignore le processus du marché. Les équations différentielles employées dans ce contexte décrivent une situation d'équilibre fictif qui néglige les changements dans les évaluations individuelles, les actions qui répondent à ces changements, et les processus d'ajustement du marché. « L'économie logique » (logical economics), au contraire, « est essentiellement une théorie des processus et des changements ». « Les questions d'analyse de processus, soutient Mises, c'est-à-dire les seules questions économiques qui importent, défient toute approche mathématique. » 
  
          Mises n'avait apparemment pas compris que si l'arithmétique sert en effet à calculer, les mathématiques sont, d'abord et de manière plus générale, une méthode de raisonnement. Cette méthode permet d'analyser des relations entre des entités avec un niveau d'abstraction, une rigueur et une efficacité inégalées par le langage ordinaire. 
  
  
     « La théorie économique nous dit que, dans un marché donné, le prix est déterminé par l'offre et la demande, lesquelles sont elles-mêmes fonction du prix. N'y a-t-il pas là un raisonnement circulaire? » 
 
  
          Considérons un exemple simple. La théorie économique nous dit que, dans un marché donné, le prix est déterminé par l'offre et la demande, lesquelles sont elles-mêmes fonction du prix. N'y a-t-il pas là un raisonnement circulaire? Supposons que la demande de logements augmente. Toutes choses étant égales d'ailleurs, il s'ensuivra une augmentation des loyers (le prix du logement). Mais comme les prix augmentent, la demande diminue. Est-on revenu au point de départ? N'y a-t-il une contradiction entre la demande qui augmente et qui n'augmente pas? 
  
Méthode de raisonnement 
  
          Ce paradoxe apparent est facile à démasquer pour quiconque a suivi un cours élémentaire de théorie micro-économique, où l'on apprend à poser le problème en termes mathématiques, c'est-à-dire comme solution d'un système de deux équations à deux variables. Sur un diagramme cartésien, ces équations donnent deux courbes: la quantité offerte et la quantité demandée en fonction du prix. On constate alors aisément qu'une augmentation de la demande déplace toute la fonction de demande, ce qui détermine un nouveau prix d'équilibre, lequel entraîne une réduction de la quantité demandée le long de la nouvelle fonction de demande. 
  
          Cette distinction cruciale entre la demande et la quantité demandée peut s'exprimer en langage ordinaire, mais avec beaucoup plus de signes et moins de précision que dans le langage mathématique. La formulation mathématique facilite la compréhension de la détermination simultanée des deux variables que sont le prix et la quantité, par opposition à une relation causale univoque de l'une à l'autre. 
  
          De manière plus générale, la modélisation mathématique présente deux grands avantages. D'une part, elle oblige l'analyste à formuler ses hypothèses au grand jour et à préciser le sens des relations qu'il postule. D'autre part, la manipulation mathématique des symboles permet des analyses dont la complexité dépasse les limites du langage ordinaire. 
  
Langages et modélisation 
  
          L'analyse des choix public est l'un des domaines où l'analyse mathématique s'est révélée indispensable. Pour ne donner qu'un exemple, la démonstration de Kenneth Arrow, selon laquelle une procédure de choix collectif ne peut être à la fois démocratique et rationnelle (dans un certain sens bien défini), exige l'emploi des mathématiques(3). 
  
          Le deuxième volet du réquisitoire misésien contre l'économie mathématique – à savoir qu'elle ignore nécessairement les processus dynamiques du marché – est encore plus étrange. Car toute la théorie des équations différentielles (ou des différences finies, le cas échéant) constitue justement un mode de raisonnement sur les phénomènes dynamiques d'ajustement(4). 
  
          L'analyse mathématique dynamique se révèle incontournable dans les problèmes de coordination, de conflit et d'évolution, notamment dans le cadre de la théorie des jeux. Les techniques mathématiques d'analyse des systèmes complexes ou chaotiques sont venues apporter des éléments nouveaux au débat sur l'utilité des mathématiques dans les sciences sociales. Si Hayek avait eu l'intuition qu'un vol d'oiseaux représente un phénomène d'ordre spontané obéissant à des règles simples, il a fallu attendre la modélisation mathématique des boids de Craig Reynolds pour le démontrer(5). De même, la modélisation dynamique des sociétés artificielles est impensable sans formulation mathématique et simulation informatique. 
  
          En dehors de leur utilité dans la modélisation d'interactions complexes, les mathématiques sont reliées à l'action humaine d'une autre manière, à un niveau plus fondamental. L'action humaine est fondée sur la raison, qui est le propre de l'homme, comme nous le rappelle un récent ouvrage sur l'oeuvre de la philosophe Ayn Rand(6). Or, les mathématiques constituent une expression, peut-être l'expression la plus typique, de la raison humaine. Rand voyait dans l'algèbre le modèle même de la formation des concepts (encore qu'elle ignorât bêtement les travaux des logiciens contemporains comme Gödel ou Turing). 
  
          Il serait donc étonnant que les mathématiques soient, comme le croyait Victor Hugo, étrangères à « tout être errant, pensant, aimant », et qu'elles projettent de l'ombre plutôt que de la lumière sur notre connaissance de l'homme et de la société. 
  
  
1. J.W. Henry Watson and Ida Walters, « The New Economics and the Death of Central Banking », Liberty, juillet 1997, p. 19-28;. Le site Web de Liberty se trouve à http://www.libertysoft. com/liberty/liberty.html>>
2. Ludwig von Mises, Human Action. A Treatise on Economics (1949), troisième édition révisée, San Francisco, Fox & Wilkes, 1966, p. 55. Cet ouvrage a été traduit en langue française sous le titre L'Action humaine (Paris, Presses Universitaires de France, 1985). Nous citons ici l'édition américaine en traduction libre.  >>
3. Kenneth Arrow, Social Choices and Individual Values (1951), deuxième édition, New Haven et Londres, Yale University Press, 1963.  >>
4. Voir le petit ouvrage classique de William Baumol, Economic Dynamics. An Introduction, New York, Macmillan, 1959.  >>
5. Voir nos articles « Chaos, Complexity, and Anarchy », Liberty, mars 1994, p. 21 sq.; et « Chaos et Anarchie », in Alain Albert (sous la direction de), Chaos and Society, Amsterdam, IOS Press, 1993.  >>
6. Chris Sciabarra, Ayn Rand: The Russian Radical, Pennsylvania State University Press, 1995.  >>
 
*Article publié dans Le Figaro-Économie, 24 octobre 1997, p. XI. 
 
 
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