Montréal, 28 octobre 2000  /  No 70
 
 
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Olivier Golinvaux est étudiant (DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.
 
À BON DROIT 
 
À QUAND LA RÉBELLION
DES ÉTUDIANTS EN DROIT?
(seconde partie)
 
par Olivier Golinvaux  
 
 
          Dans une précédente chronique (voir le QL, no 68), j'exposais brièvement pourquoi et comment l'enseignement du droit en France se confondait avec une sentencieuse récitation de la litanie des dos & don'ts émanant de l'appareil politico-administratif. Le textualisme, qui fait du juriste moderne un tambour-major de la grammaire, est renforcé par une juristique pour l'essentiel noyée dans l'ésotérisme. Les étudiants qui vivent cet enseignement avec le nez dans le guidon du quotidien universitaire développent très vite le sentiment que le sujet du droit est épuisé une fois passés en revue les textes officiels et leurs mantras historico-philosophiques. 
 
          Mon propos d'aujourd'hui est de leur montrer qu'ils se trompent, et que cette gangue positiviste n'épuise pas plus notre sujet que « Tiens, voilà du boudin » n'épuise le répertoire de la chanson française. 
  
          Une alternative réaliste d'une richesse insoupçonnée par la quasi-totalité des juristes de l'Hexagone existe bel et bien. Un rapide retour à la leçon n° 1 – qu'est-ce que le droit? – du petit juriste illustré nous permettra d'esquisser les grandes lignes de ce que pourrait être un enseignement qui lui soit adapté. 
  
Approche politique vs approche économique du droit: deux concepts de société 
  
          Déshabillé des voiles vaporeux dont l'hypocrisie le drape, le droit est une discipline dont l'objet même n'est rien d'autre, in fine, que d'étudier l'incidence que les rapports de pouvoir établis par les hommes sur leur environnement ont quant à leurs relations avec leurs semblables. Implicitement, mais très nécessairement, la base de la réflexion juridique est la même pour toutes les écoles de pensée – libertariens comme positivistes proto-fascistes. Elle tourne autour de ces deux observations: 
  • L'être humain doit agir sur son environnement pour façonner (produire) les moyens (biens) de servir ses fins (schématiquement: survivre, vivre, prospérer). En effet, il ne vit pas dans un nirvana du tout-produit-et-déjà-prêt-à-consommer.
  • Les ressources environnementales ne sont pas présentes en quantités si importantes (abondance) que tous les êtres humains pourraient se servir à volonté sans priver leurs voisins de la possibilité de faire de même. Nous vivons dans un univers de rareté relative, impliquant inévitablement des prétentions individuelles contradictoires quant à l'utilisation des dites ressources – i.e., Martin désire couper cet arbre-là pour en faire du petit bois, je souhaite au contraire le laisser intact pour jouir de la vue de son majestueux feuillage automnal.
          Nous pouvons synthétiser ces deux observations en une proposition simple, évidente et irréfutable à moins de vouloir contredire l'évidence même: L'acte de consommation implique en amont une production opérée à partir de ressources dont la rareté ne permet pas de satisfaire toutes les prétentions dont elles sont l'objet.  
  
          Les deux questions fondamentales qui se posent alors sont les suivantes: 
1. Qui peut agir librement s'agissant de transformer la ressource X? 
2. Qui peut consommer le produit de cette transformation, une fois celle-ci opérée?
          La réponse des tenants du droit étatique consiste en dernière analyse à soutenir que c'est la force – du sabre, du canon ou de l'urne – qui désigne le titulaire de ce pouvoir de décision et d'action. C'est le right as might, la « loi du plus fort »; d'où la fameuse description du droit comme traduisant « un rapport de forces ». Cette approche politique du droit caractérise une société de type militaire, dans laquelle le pouvoir de produire et de consommer n'existe pour l'individu que dans la mesure où les tenants du pouvoir politique lui concèdent gracieusement cette possibilité.  
  
          Autrement dit, elle implique que certaines personnes soient placées dans la sphère de contrôle d'autres personnes, devenant ainsi de simples moyens voués à la satisfaction des fins de ces dernières – paternalisme moralisateur, lubies collectivistes, égalitaristes et ésotériques ou parasitisme crasse, peu importe. Le right as might constitue ainsi le backround inavoué du textualisme que je dénonce. 
  
  
     « Mais pourquoi l'approche libertarienne serait-elle meilleure que l'approche étatiste? Pourquoi diable devrait-on dénoncer une théorie du droit basée sur le pouvoir politique (exercé sur les personnes) au profit d'une théorie économique du droit? » 
 
  
          L'approche libertarienne consiste au contraire à reconnaître à tous les individus un « espace moral » de ressources sur lequel ils exercent souverainement ce pouvoir de décision et d'action. Rien de magique là-dedans: il s'agit juste de reconnaître à chacun le pouvoir d'utiliser son corps sans demander la permission à quiconque, s'agissant de jouir pleinement des biens qu'il a acquis par première transformation (d'une ressource jusque-là sans propriétaire) ou par échange volontaire avec ses semblables.  
  
          Autrement dit, cette approche prohibe l'inclusion d'un être humain et de ses biens dans la sphère de contrôle physique de l'un de ses semblables. Elle caractérise une société de type commerciale. La théorie libérale de la justice, basée sur le droit de propriété et ses conséquences logiques – contrats, responsabilité en cas de violation de la propriété d'autrui, etc. – constitue ainsi le backround avoué d'une sorte de « droit naturel » pour lequel je plaide ici. 
  
          À ce stade de notre réflexion, la question évidente est bien sûr celle-ci: Mais pourquoi l'approche libertarienne serait-elle meilleure que l'approche étatiste? Pourquoi diable devrait-on dénoncer une théorie du droit basée sur le pouvoir politique (exercé sur les personnes) au profit d'une théorie économique du droit? 
  
          Je ne vais pas entreprendre ici un exposé exhaustif – j'en serais d'ailleurs tout à fait incapable – des justifications proposées à l'appui de l'approche libertarienne. Pour l'objet de mon propos, je veux surtout insister sur un point. Ces justifications existent bel et bien et couvrent tout le champ des sciences humaines. Elles ont été développées et analysées avec beaucoup de talent par de brillants auteurs que mes collègues et moi-même citons souvent dans les pages de ce magazine. Peu importe les controverses qui peuvent exister en la matière. Que le gros du troupeau bêlant de l'université française, englué dans la molle torpeur de son interminable sieste intellectuelle, en ignore jusqu'à l'existence même: voilà ce qui me révulse! Pour le reste, je relèverai simplement que le droit de propriété constitue le soubassement juridique du marché, c'est-à-dire du mode de relation sociale le plus propice à l'épanouissement de l'espèce humaine. 
  
Le juriste comme praticien  
  
          L'examen du background des deux grandes approches du droit – économique ou politique – n'est qu'une étape de la réflexion juridique. Les règles qui découlent de ce socle fondamental doivent être transmises, portées à la connaissance des gens pour qu'ils puissent les appliquer – ou risquer une sanction quelconque à ne pas le faire. De plus, elles doivent décliner le principe fondamental, théorique, dans des circonstances bien concrètes, évolutives et s'y adapter. Ce relais est assuré par la loi – au sens large – dans le cadre du right as might étatique. 
  
          S'agissant le l'approche libertarienne, c'est une solution polycentrique qui apparaît comme étant la plus apte à diffuser le « message juridique » propriétariste. Autrement dit, la diffusion de l'idée qu'il faut respecter les principes juridiques sous-jacents au processus de marché se fait le mieux possible par un processus évolutionniste de type « droit coutumier ». Cette idée a notamment été développée par Lon Fuller, Bruno Leoni, Friedrich Hayek et plus récemment, par Randy Barnett. Les études historiques de Joseph Peden (Irlande celtique), de Bruce Benson (Angleterre avant la conquête normande) ou de Birgit Runolfsson Solvason (Commonwealth islandais) viennent étayer par l'exemple l'idée que le droit coutumier a constitué un cadre privilégié pour l'émergence et l'épanouissement d'une approche économique du droit.  
  
          Or, le droit coutumier est essentiellement un droit issu de la pratique. En particulier, au-delà des usages connus sur la base desquels les individus anticipent les actions et les réactions de leurs semblables, il faut noter l'importance de l'apport des praticiens du droit. Les solutions que ces jurisconsultes – des pontifes romains aux bretons irlandais – dégageaient pour trancher entre prétentions adverses étaient plus proches du diagnostic d'un médecin ou de l'avis de l'expert que du jugement d'un tribunal étatique moderne. Bref, il est clair que dans une telle approche, étudier les décisions des praticiens est fondamental. Elles constituent un pont entre le quotidien et la théorie. 
  
          S'il n'est guère difficile de devenir « juriste » (légiste) dans un système de droit de type étatique – la mémoire et l'obéissance au pouvoir y suffiraient presque – devenir juriste dans un système de droit de type économique est autrement plus exigeant sur le plan intellectuel. Des réflexions embrumées qui précèdent, j'espère avoir mis en évidence deux points qui me paraissent essentiels: 
  • Un juriste digne de ce nom est versé en théorie économique. Il comprend comment fonctionne la société de marché. L'illettrisme économique est la première plaie universitaire qu'il faut panser.
  • Un juriste digne de ce nom est un praticien. Pas plus qu'un médecin ne peut se contenter de livres d'anatomie pour développer son art, le juriste ne peut se contenter de son petit Mises illustré pour développer le sien.
          Je vais m'abstenir de conclure en proposant ma petite idée sur ce que pourraient être des études en droit bien comprises. On ne manquerait pas de me qualifier de doux rêveur – et je pense que ce ne serait pas immérité... Juste un mot plus personnel. J'ai passé cinq ans en faculté de droit, dans un établissement plutôt réputé. J'y ai collectionné les mentions les plus gratifiantes et les places de premier de la classe. Pourtant, je suis au juriste véritable ce que le boucher du coin est au chirurgien: tout juste une grotesque caricature. 
 
 
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