Montréal, 11 novembre 2000  /  No 71
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
  
LA CAMPAGNE À DEUX VITESSES
DE STOCKWELL DAY
 
par Martin Masse
  
  
          Vous vous souvenez du discours enlevant du chef nouvellement élu de l'Alliance canadienne l'été dernier sur le thème du « train de la liberté » qui venait de quitter la gare et qui allait conduire les alliancistes et tous les Canadiens vers une nouvelle destination politique? Et du Stockwell Day qui voulait radicalement changer la façon de gouverner le Canada en décentralisant le fédéralisme, en instaurant un impôt proportionnel, en éliminant et privatisant une partie importante du Léviathan fédéral, en réduisant le fardeau fiscal?
 
          Et du politicien déclarant que l'ère de la rectitude politique où l'on ne pouvait pas dire certaines choses de peur d'offenser les bien-pensants avait pris fin? Ou encore du Stockwell Day presque trop humble, faisant campagne sur un « programme de respect », cherchant à maintenir le débat au niveau des principes? 
  
          Vous vous souvenez qu'à la fin du mois d'août, M. Day avait tellement motivé les troupes alliancistes et suscité l'intérêt par sa nouvelle façon de faire de la politique qu'on parlait même de l'émergence possible d'une Stockwellmania? 
  
          Tout ça semble avoir malheureusement foutu le camp pendant les premières semaines de la campagne. 
  
Replis stratégiques 
   
          Il y a d'abord eu le repli « stratégique » sur la question de l'impôt à 17% pour tout le monde. Dans le nouveau plan de l'Alliance, ceux qui gagnent plus de 100 000 $ par année continueront à se faire soutirer 25% de leur revenu, jusqu'à ce qu'on décide que les finances de l'État permettent au gouvernement de traiter tous les contribuables de la même façon. Ce principe essentiel dans une société vraiment libre a été compromis et le parti a cédé à la tentation démagogique socialiste de siphonner les plus riches. 
  
          Depuis le début de la campagne, M. Day semble tout faire pour avoir l'air d'un politicien traditionnel, sinon sur le plan de l'apparence, à tout le moins au niveau du discours. Il évite de parler des aspects les plus « controversés » (i. e., moins prisés par les journalistes gauchistes qui couvrent la campagne) du programme de son parti, au point de contredire des documents ou déclarations qui viennent de son entourage. Il se défend d'avoir des opinions différentes de celles de la majorité des Canadiens sur certaines questions morales délicates. En fait, il est constamment sur la défensive. Au lieu de promouvoir les propositions les plus radicales de son parti, celles qui ont motivé des milliers de gens à le choisir comme chef l'été dernier, on le voit constamment se défendre d'avoir un ordre du jour caché. Et plus il le fait, moins il est crédible. 
  
          Pendant les premiers jours de la campagne, Stockwell Day faisait grand cas du fait qu'il refusait de s'attaquer directement à ses adversaires, malgré les remontrances de conseillers qui lui suggéraient d'être plus agressif. Était-ce simplement un truc pour se montrer pudiquement réticent à se lancer dans le mare de boue avant d'y sauter? Quoi qu'il en soit, les attaques ont finalement commencé à pleuvoir. Et le débat des chefs en anglais a montré que M. Day peut rapidement changer de vitesse lorsqu'il s'y met. Son ton souvent hautain, sa petite crise de fausse indignation lorsqu'il a agressivement demandé au premier ministre au moins dix fois de suite de répondre à une question, et surtout les phrases particulièrement mesquines à l'endroit du chef conservateur (« Joe, you've had 30 years to make your point, I'll take 30 seconds to make mine. ») l'ont montré sous un jour qui cadrait très mal avec le fameux « agenda of respect ». 
  
          Le chef allianciste n'ose également plus parler de décentralisation depuis la mort de Saint Trudeau, père du fédéralisme centralisé dans sa version la plus récente. Il explique vouloir revenir au partage des pouvoirs tel que décrit dans la constitution de 1867 – ce qui, dans les faits, mènerait à une certaine décentralisation puisqu'Ottawa n'a cessé d'envahir des champs de compétence provinciaux au cours du 20e siècle –, mais refuse maintenant d'être explicite et de reconnaître que cela signifie moins de pouvoir à Ottawa. Il ne faut surtout pas faire peur aux nationalistes canadiens en Ontario, là où l'on cherche à faire une percée! 
  
No two-tier health care 
  
          Le creux de sa campagne est sans doute survenu lors du second débat, lorsqu'on l'a vu faire concurrence aux chefs des quatre autres partis socialistes pour savoir lequel défendra le mieux le système de santé étatisé canadien en faillite. 
  
          Lorsque les manchettes ont commencé à pleuvoir il y a deux semaines concernant l'appui présumé de l'Alliance à l'instauration d'un système de santé à deux vitesses, les stratèges du parti ont paniqué. L'AC ne propose pas « un système pour les riches et un système pour les pauvres », comme le prétendent les démagogues qui l'attaquent, mais elle propose tout de même des réformes qui pourraient mener à terme au développement d'un système parallèle privé plus efficace à côté d'un système public mieux financé: rétablissement immédiat du plein montant des transferts sociaux aux provinces, puis remplacement de ces montants en argent par des points d'impôt équivalents dont les provinces auront le contrôle. 
  
  
     « M. Day risque de faire fondre une partie de l'énorme capital politique qu'il a accumulé depuis son entrée sur la scène politique fédérale s'il continue à compromettre la cohérence du programme de l'AC, à compromettre sa propre image d'homme intègre, dans le but d'aller chercher quelques sièges de plus en Ontario. » 
 
 
          Dans les faits, Ottawa se retirerait alors du financement de la santé et perdrait la massue financière qui lui permet de menacer les provinces lorsqu'elles s'écartent des cinq critères de la Loi canadienne sur la santé (l'universalité, l'accessibilité, l'intégralité, la transférabilité et la gestion publique du système). Un gouvernement allianciste continuerait de défendre cette loi en cherchant la coopération des provinces – qui, après tout, devraient avoir seule juridiction sur la santé selon la constitution –, mais laisserait tout de même plus de marge de manoeuvre à celles qui voudraient expérimenter dans le sens d'un plus grand recours au secteur privé pour la prestation des services. 
  
          Cette solution remet clairement en question le mythe canadien du soi-disant meilleur système de santé au monde protégé par Ottawa qui nous distinguerait des Américains. Jean Chrétien avait raison lors du débat: dans un tel contexte, le gouvernement fédéral ne pourrait plus dicter aux provinces ce qu'elles doivent faire et le système pourrait évoluer vers autre chose que ce qu'on connaît aujourd'hui. Ce qui est évidemment la seule façon de se sortir du marasme bureaucratique dans lequel l'industrie des soins de santé s'est enfoncée depuis son étatisation il y a quelques décennies. 
  
          On comprend pourquoi Jean Chrétien et les chefs des autres partis socialistes rejettent cette perspective. Mais l'Alliance n'est-elle pas là justement pour offrir une alternative fondée sur les notions de libre marché et de choix individuel? M. Day a tout de même choisi de complètement passer sous silence les aspects réformateurs du programme allianciste et de consacrer tous ses efforts à nier que l'Alliance veuille changer quoi que ce soit au système. « No two-tier health care » a-t-il même écrit sur un bout de carton qu'il a exhibé pendant le débat, au mépris des règles sur lesquelles les partis s'étaient entendus, soit dit en passant. 
  
          Chaque nouvelle gimmick pathétique du genre lui fait perdre de la crédibilité et renforce la suspicion d'une partie de la population, en plus de rendre encore plus difficile un débat rationnel sur la réforme de la santé dans l'avenir. M. Day aurait dû s'en tenir à répéter la solution imparfaite mais tout de même constructive de son parti; il a plutôt choisi de céder à la pression de la rectitude politique nationalo-gauchiste canadienne et de défendre le modèle socialiste canadien en matière de santé. 
  
Jusqu'où, les compromis? 
  
          Bref, la campagne de l'Alliance a de quoi décevoir. Il ne s'agit pas ici de blâmer le chef pour un ton un peu plus modéré pendant une campagne électorale que pendant une course à la chefferie. Les politiciens sont des entrepreneurs politiques qui visent à gagner le pouvoir, pas des missionnaires cherchant à convertir les esprits – ce qui est le rôle de groupes de pression et de publications comme le QL. On ne peut les blâmer d'adapter jusqu'à un certain point leur discours pour aller chercher plus de votes. 
  
          Aux États-Unis, les candidats des deux grands partis prennent toujours un ton plus modéré après les primaires, lorsqu'ils ont obtenu la confiance de leurs militants et cherchent à élargir leur appui chez les électeurs centristes ou indépendants en vue de l'élection présidentielle. Les puristes idéologiques qui ne veulent faire aucun compromis se retrouvent habituellement dans les partis marginaux sans influence ou rejettent carrément la pertinence de l'action politique. Ces autres stratégies peuvent avoir leur utilité, mais la dynamique d'un parti qui veut former le gouvernement est tout autre et il n'y a pas lieu de s'en surprendre, surtout dans le cas de l'Alliance, qui a été créée spécifiquement pour chasser l'image négative collée à l'ancien Parti réformiste. 
  
          Jusqu'où ces compromis et ces gimmicks de marketing doivent-ils toutefois être poussés? Quand deviennent-ils contre-productifs au lieu de permettre au parti d'élargir sa base électorale? Voilà la question en jeu. Stockwell Day risque de faire fondre une partie de l'énorme capital politique qu'il a accumulé depuis son entrée sur la scène politique fédérale s'il continue à compromettre la cohérence du programme de l'Alliance canadienne, à compromettre sa propre image d'homme intègre – et la confiance que des centaines de milliers de Canadiens lui ont accordée –, dans le but d'aller chercher quelques sièges de plus en Ontario. 
  
          D'une façon ou d'une autre, dans l'état actuel des choses, il aurait fallu l'équivalent d'un miracle politique pour faire élire un gouvernement allianciste cette année. Il y a cependant de très bonnes chances de voir la représentation du parti fortement renforcée aux Communes au lendemain de l'élection. La disparition prévisible du Parti progressiste-conservateur de la carte électorale éliminera le principal obstacle à la tant attendue « union de la droite ». La percée de l'Alliance au Québec grâce à l'arrivée d'un chef relativement bilingue et qui montre un intérêt réel pour la province est un autre atout important dans la construction à moyen terme du parti. Tout cela augure bien pour l'avenir. 
  
          M. Day devrait donc se concentrer sur un objectif à un peu plus long terme au lieu de jouer les opportunistes à tout crin dans cette campagne. S'il veut vraiment préparer le terrain pour assurer son arrivée au pouvoir dans quatre ans avec un mandat clair pour des changements radicaux, il aurait intérêt à mener d'ici le 27 novembre une campagne à une seule vitesse, intègre, franche, honnête, audacieuse, agressive mais respectueuse, sans compromis indu, cohérente avec le programme avant-gardiste de son parti. Une campagne comme celle qui l'a conduit à la tête de l'Alliance canadienne il y a quelques mois. 
 
 
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Le Québec libre des nationalo-étatistes  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
  
        « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »    

Alexis de Tocqueville   
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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