Montréal, 25 novembre 2000  /  No 72
 
 
<< page précédente 
 
 
 
 
Olivier Golinvaux est étudiant (DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.
 
À BON DROIT
  
LA VACHE ET LE PASSANT
 
par Olivier Golinvaux
 
 
          Il était une fois une vache. Précisons: il était une fois une petite vache bien de chez nous, avec ses petites cornes, son petit museau humide et son permis de vivre dûment estampillé par les ronds-de-cuir du sous-secrétariat d'État à la condition bovine. Régulation – car tel était son nom – aimait faire la conversation. Pour tout dire, Régulation était une incorrigible bavarde. Elle ne tarissait pas sur les sujets les plus brûlants et les plus en vogue de l'actualité politique française. Faut-il augmenter « les » salaires? Comment les start-up vont elles se conformer aux 35h légales et républicaines? Parviendrons-nous à faire face à la mondialisation « qui nous menace »?
 
Bovineries hexagonales 
 
          Régulation était donc une vache bavarde. Elle était surtout une vache vernie. Française, elle avait non seulement la chance de résider dans un pays aux pâturages magnifiques; elle avait de plus celle de pouvoir profiter d'un environnement humain culturellement compatible. Ô divine providence! Régulation te remerciait tous les matins d'être née au pays de l'ENA. Cet environnement culturel si accueillant pour une politicarde de prairie, elle l'aurait volontiers qualifié de « bovin » si l'adjectif n'avait eu une indéniable connotation péjorative. Et puis un jour... 
  
          Un passant passa, alors que Régulation paissait. Toujours prête pour un brun de causette polémique et politique, Régulation l'interpella: 
 
Régulation: Belle journée n'est-il point? 
  
Le passant: Boaf! En tout cas, elle a bien mal commencé en ce qui me concerne. Je suis entré tout joyeux dans la boucherie du village, salivant sur un fantasme de belle viande rouge et saignante taillée dans une somptueuse fesse bovine... 
  
Régulation: Et???? 
  
Le passant: J'en suis sorti tout déconfit, saoulé par la discussion sans fin dans laquelle le boucher et deux de ses clientes s'étaient laissés absorber. Les vaches y étaient folles, les encéphales spongieuses, les farines animales, le principe de précaution sacro-saint et la course au profit honnie. Ah morbleu! Nul besoin de cette satanée maladie pour ramollir un cerveau! L'étatisme y suffit amplement. 
  
Régulation: Pardon?! J'ai peur de mal vous comprendre... Diriez-vous du mal de ces braves gens? À vous entendre, j'ai l'impression que vous parlez en fait de bons citoyens, responsables et ayant compris qu'il y a là une affaire de santé publique! L'heure est grave mon bon monsieur: il en va de l'intérêt général. 
  
Le passant: Alors là, c'en est trop! L'encéphalite énarchique oiseuse gagne les hôtes des verts pâturages! Peste soit de votre intérêt général! Et puis d'abord, qui est général dans l'intérêt soi-disant général? Le suis-je, moi le consommateur friand de viande de boeuf hormoné et gavé de farines protéinées? Le suis-je, moi le contribuable que l'on va délester pour financer le « soutien » de l'État au marché de la viande? Tiens! Puisqu'il en est ainsi, je m'en vais acheter quelques filets de sole tropicale en lieu et place de cette maudite bidoche. Vengeance et prudence feront ainsi bon ménage... 

Régulation: La belle contradiction que voilà! Monsieur joue les pourfendeurs du principe de précaution, s'offusque que l'on fasse grand cas de cette satanée maladie et invite la terre entière à festoyer de barbaque non réglementaire je suppose! Ceci étant, à la paroisse de l'imprudence, vous me sembler être tout à la fois le plus virulent des prêcheurs et le plus sceptique des fidèles. Hypocrisie quand tu nous tiens... 

Le passant: Mais absolument pas. Vous mélangez deux plans bien différents, ou du moins qui devraient le rester. Vous faites de la prudence – autrement dit, d'une question d'éthique, de morale – une question politique. Mon comportement de consommateur qui souhaite ou ne souhaite pas acheter ceci ou cela est une chose. Mon jugement sur le fait que les hommes de l'État devraient en rester là – c'est-à-dire se préoccuper du contenu de leur assiette, non de la mienne – en est une autre. 

Régulation: Vous devriez avoir honte, mécréant! Ne pensez vous point à tous ces braves gens qui pourraient inconsciemment ingurgiter la barbaque de mes congénères avariées si l'État s'en désintéressait? Mais mon bon monsieur! Les consommateurs se doivent d'être guidés, éclairés dans leur choix par une technocratie compétente! Comment pourrait-il en être autrement? Laissé à lui-même, le peuple resterait plongé dans les ténèbres de l'ignorance crasse. À qui d'autre qu'à des experts dûment commissionnés pouvons-nous nous fier, je vous le demande? Lorsque la science elle-même est hésitante, alors on se tait et on obéit sans coup férir. Voilà la sagesse!  

Le passant: Sagesse? Permettez-moi d'en douter! Il n'y a point de sagesse véritable là où le choix est tout bonnement absent. Bien sûr que les consommateurs ne sont pas omniscients! Bien sûr qu'ils ont un immense besoin d'information; sur ce genre de sujet tout particulièrement, je n'en disconviens pas. Ceci dit, l'information circule me semble-t-il! Les journaux télévisés ne manquent jamais de diffuser des images de bovins tremblotants à la moindre occasion, la presse se gargarise des moindres nouvelles émanant de la communauté scientifique et conjecture sur ces dernières comme d'autres montent une crème fouettée. Que demander de plus? Comprenez-moi bien: je suis fort aise de toute cette agitation. Et si l'on n'y trouvait point ce goût ridicule de l'apocalypse qui transpire à toute occasion chez nous, j'irais bien jusqu'à dire qu'elle nous est éminemment utile. Vive le débat, vive le déballage, vive la mise à nu! À poil la vache foldingote! Mais restons-en là, par pitié. Laissons les gens choisir eux-mêmes, en leur âme et conscience. À quoi bon informer d'un côté, si l'on prive du pouvoir de décider de l'autre? 
  
Régulation: Le pouvoir de décider ne doit-il pas revenir aux Politiques lorsque la santé publique est en jeu? Voyons!
 

     « Le passant: Mon comportement de consommateur qui souhaite ou ne souhaite pas acheter ceci ou cela est une chose. Mon jugement sur le fait que les hommes de l'État devraient en rester là en est une autre. » 
  
     « Régulation: Ne pensez vous point à tous ces braves gens qui pourraient inconsciemment ingurgiter la barbaque de mes congénères avariées si l'État s'en désintéressait? »
 
Le passant: Santé publique, ridicule oxymore en vérité! Rien n'est plus privé que la santé. Chacun devrait pouvoir librement décider de l'attention qu'il compte consacrer à sa propre santé, des revenus qu'il entend y investir comme des risques qu'il accepte de lui faire courir. Oui! j'ai bien dit « risques ». Que font vos chers politiciens en qui vous placez une confiance aveugle et déresponsabilisante? Tout en affirmant pour la forme que « le risque zéro n'existe pas », ils prétendent obliger tout le monde à en faire tout de même la mire du raisonnable, l'étalon du bien-penser. Et lorsqu'on se laisse flotter dans un tel marécage de contradictions, on aborde vite les rivages du ridicule. L'intelligentsia politico-médiatique considère dans sa vaste majorité(1) que l'incertitude commande l'abstention, l'interdiction – autrement dit l'inaction, tout cela au nom du sacro-saint principe de précaution. Ne voyez-vous pas que tout ceci n'est que foutaises, ma bonne quadrupède? Au nom des lumières du savoir, vous acceptez de confier le monopole de la décision à des gens qui prétendent se l'arroger précisément au nom des ténèbres dans lesquels ils se trouvent, de leur propre aveu. 
  
Régulation: Mais alors... 
  
Le passant: Mais encore! Car il en reste, permettez-moi de terminer! Le plus terrible dans l'histoire est ailleurs, à mon avis. Il réside dans l'incitation permanente à la désinformation qui caractérise un tel système... 
  
Régulation: Allons donc! Il n'y pas cinq minutes, vous vous félicitiez de l'agitation qui... 
  
Le passant: Je me félicitais du principe qui consiste à agiter les méninges de mes contemporains en diffusant de l'information, certainement pas du contenu actuel de cette dernière! Et je vais vous dire pourquoi. Lorsque le pouvoir de décider en dernier ressort est confisqué aux individus au profit d'une petite caste politicienne flanquée de ses experts de cour, le but de la diffusion d'information change radicalement. Dans le cadre d'une organisation politique, on n'informe pas pour éclairer des personnes dans leur décisions mais pour s'assurer qu'elles obéiront correctement à celles qu'on prend pour eux. Aujourd'hui, la bonne table et le bien-être des gens sont devenus secondaires par rapport à l'angoisse des monopolistes de subir le courroux de « l'opinion » – tout le monde se souvient de l'affaire du sang contaminé. Voila le revers de la médaille pour nos chers dirigistes; car qui prétend décider à la place des autres ne doit pas s'étonner de subir leur mécontentement... 
  
Régulation: Là, j'avoue... 
  
Le passant: Hé oui! Et le mécontentement devient d'autant plus probable que les gens ainsi déresponsabilisés deviennent plus exigeants. 
  
Régulation: Plus exigeants? 
  
Le passant: Croyez-vous que l'on accepte de subir la décision du Prince sans attendre quelque avantage de cette délégation contrainte et forcée? Le Prince veut décider à ma place? Soit! Qu'il décide! Mais qu'il décide bien, sacrebleu! Le Prince veut me confisquer le pouvoir d'agir à ma guise, au nom des lumières du savoir qui le nimbent? Soit! Mais que je ne le prenne pas en défaut, faute de quoi mon ressentiment à son égard sera terrible! L'omniscience est un piédestal duquel il est facile de tomber pour un pauvre mortel, fut-il énarque. 
  
Régulation: Je pense que les énarques ne le savent que trop, à bien y réfléchir. Ne serait-ce pas pour cela qu' ils trébuchent toujours sur la vieille lubie du « risque zéro » et...  
  
Le passant: Mais précisément! Précisément! Le risque zéro est le terrain béni où peuvent s'harmoniser au mieux le risque politique du décideur monopoleur et le risque du consommateur suiveur et déresponsabilisé. Interdire devient la solution miracle, car la seule action sans risque reste bel et bien l'inaction. Dans un tel contexte, l'information la plus utile aux gouvernants, c'est avant tout l'information-catastrophe. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le Prince encourage la diffusion des informations les plus alarmistes. Appel d'air pour les mesures d'interdiction, ce sont en effet celles qui se marient au mieux avec sa propre sécurité politique. La vache déjantée n'est qu'un avatar de plus dans la longue litanie du catastrophisme justificateur. 
  
Régulation: Soit! Je suis prête à vous concéder ce point là: le processus politique n'encourage en rien l'information honnête du consommateur. Mais alors, devrait-on se contenter de réglementer les marchés pour s'assurer que l'information est bien disponible, tout en laissant les gens choisir à leur guise? Ah! Je mesure l'horreur de mes paroles, dignes d'une vache britannique thatchérienne! Mais vous m'avez convaincue sur... 
  
Le passant: Pas sur tout en tous les cas! Pourquoi réglementer je vous le demande?... 
  
Régulation: Alors là tout de même! Et la traçabilité... 
  
Le passant: Et les vices du monopole, dois-je vous les resservir à nouveau? Dans un système d'étiquetage légalement obligatoire, qui décide de ce qui est important à mentionner et de ce qui ne l'est pas? Dès lors, qui oriente imperceptiblement les gens à penser que telle information est essentielle alors que telle autre, parce qu'elle ne fait pas l'objet d'un obligation légale, ne l'est pas? Je vous le demande! Allons, vous m'avez accordé de mettre le monopole de la décision à la porte, de grâce ne l'invitez pas à se glisser subrepticement par la fenêtre! Laissez faire, laissez étiqueter, que diable! Et croyez bien que face à une population de consommateurs frileux – c'est le cas actuellement pour la viande de vos congénères, très chère – l'intérêt bien compris des producteurs est de jouer la transparence la plus rassurante. Lorsque la demande d'information est là, il y aura toujours un avantage concurrentiel à informer. Points d'interrogation et gros chiffre d'affaire ne font pas bon ménage au pays des consommateurs inquiets. Nous voilà arrivés au coeur du sujet... 
  
Régulation: Au coeur du sujet? Je crains de ne pas comprendre... 
  
Le passant: C'est que la sécurité, ma brave bête, est un bien. À ce titre et comme les autres biens, la sécurité se produit, elle ne se décrète pas. Croyez-vous qu'il suffit d'inscrire « dix tonnes de barbaque » sur un papier officiel visé, revisé, signé et contresigné pour voir pousser comme par enchantement dix de vos consoeurs au milieu de ce champ? 
  
Régulation: Bien sûr que non mais... 
  
Le passant: Mais il en va de même pour la sécurité n'aurait pas manqué de marteler Gustave de Molinari! Je vous le dis, le processus de marché et la structure juridique qu'il sous-tend – celle basée sur le droit de propriété – constitue le cadre le plus propice à la production d'une authentique sécurité alimentaire. Vous en avez convenu avec moi, le processus dirigiste et planificateur tend à sécuriser par le vide, ce qui en fait revient à éluder les problèmes, non à les résoudre. La vie n'est pas un état sûr? Alors mourrez! Voilà ce que nous disent en substance les empêcheurs de décider en rond ! La sécurité alimentaire doit se produire, disais-je. Et pour assurer une production optimale de sécurité alimentaire de manière à répondre au désirs des consommateurs, rien ne peut remplacer le laisser-faire. Comment? Eh! En mettant les producteurs en face de leur compte d'exploitation et de leur bilan, pardi! Aujourd'hui, les producteurs peuvent produire sans avoir les besoins du consommateur en ligne de mire. Le dirigisme agricole et le droit consummériste sont autant de paravents derrière lesquels ils peuvent s'abriter. Ma barbaque est moisie? Mais mon bon monsieur, peu m'importe! Croyez-le bien, je m'en tamponne! Elle répond aux normes réglementaires en vigueur, et cela me suffit! Quoi? Vous n'en voulez plus? Qu'à cela ne tienne: mon ministre de tutelle va prestement vous délester de votre argent arrogant avec lequel vous prétendez m'imposer vos goûts! Ah! Pas étonnant qu'il faille tant réguler et subventionner, avec des rebelles de votre espèce!... 
  
Régulation: Vous exagérez! 
  
Le passant: Dans le verbe seulement. Comme la manipulation des taux d'intérêt et de la monnaie engendre le malinvestissement – voyez la crise de 29 –, la manipulation réglementaire des marchés engendre ce que j'appellerais de la malproduction. En l'occurrence, le dirigisme agricole et son soutien aux cours a invité à négliger grandement le qualitatif au profit du seul quantitatif. Le qualitatif – dans lequel vous me permettrez d'inclure la question sanitaire – s'est alors confondu avec le respect pur et simple de la réglementation. 
  
Régulation: Vous me mettez mal à l'aise. J'en vomis mon nom de baptême, que je trouve désormais bien difficile à porter. Ah! Ils sont bien beaux, ces politiques! Ils poussent au n'importe quoi d'un côté, puis lorsque les problèmes arrivent, ils fustigent le marché et se posent en redresseurs de torts! Ah les... 
  
Le passant: Eh oui! On ne perturbe pas impunément la coordination naturelle des activités humaines. Mais l'inculture économique des peuples – le principal péril qui pèse sur la civilisation disait Ludwig Von Mises – permet tout de même aux politiques de prospérer sur les conséquences de leurs propres errements. Les mesures dirigistes qui se profilent à l'horizon ne sont qu'une version bovine et contemporaine du New Deal de grand-papa.
 
 
1. Note: un petit coup de chapeau à Claude Imbert pour s'en être courageusement démarqué. Voir son éditorial « Le boeuf émissaire » dans Le Point du vendredi 17-11-00.  >>
 
 
Articles précédents d'Olivier Golinvaux
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO