Montréal, 3 mars 2001  /  No 78
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
  
À BAS L'IMPÉRIALISME AMÉRICAIN!
 
par Martin Masse
  
  
          En ordonnant le bombardement de cibles irakiennes il y a quelques jours, le président américain Georges W. Bush a inauguré sa politique étrangère par un geste qui augure bien mal pour l'image des États-Unis à l'étranger et pour la paix dans le monde.
 
          Depuis la Guerre du Golfe il y a une décennie, l'Irak est l'objet d'un embargo commercial et de sanctions militaires et diplomatiques qui n'ont rien fait d'autre qu'envenimer la situation. Le dictateur Saddam Hussein est toujours au pouvoir. Chaque nouvelle attaque renforce son image de héros auprès d'une partie de l'opinion publique arabe et justifie ses manoeuvres pour réarmer et défendre son pays. Comme à Cuba, l'embargo ne touche aucunement les proches du régime, qui contrôlent le marché noir, mais frappe au contraire de plein fouet la population ordinaire qui manque de nourriture et de médicaments. À part le financement des mouvements d'opposition irakienne en exil, les Américains n'ont aucun plan concret pour régler cette situation et mettre fin au conflit. 
  
          En fait, il faudrait se demander: devraient-ils en avoir un? En quoi la sécurité des États-Unis dépend-elle des agissements d'un dictateur mégalomane à l'autre bout du monde? Pourquoi donc l'armée américaine ne se retire-t-elle pas simplement de la région? Le prestige et les intérêts américains justifient-ils la souffrance et le génocide à petit feu (l'embargo serait en partie responsable de centaines de milliers de morts) de tout un peuple? 
  
Interventionnisme militaire 
  
          Depuis la guerre contre l'Espagne en 1898, lorsque les États-Unis ont acquis un empire multinational (Philippines, Cuba, Porto Rico, Guam), les interventions militaires américaines à l'étranger n'ont pas cessé. Le président Woodrow Wilson, dans les années 1910, a justifié cet interventionnisme en popularisant l'idéal d'une Amérique qui propagerait la démocratie et irait au secours des droits de l'homme là où ils seraient en danger. Plus souvent qu'autrement toutefois, c'est la protection d'intérêts économiques ou stratégiques amériques qui explique l'envoi de porte-avions et de troupes.  
  
          On se souvient bien sûr des deux Guerres mondiales, de la Corée et du Vietnam. Plus récemment, il y a eu la Grenade, le Panama, le Liban, l'Irak, la Somalie, Haïti, la Libye, le Soudan, la Bosnie, la Serbie. Ce ne sont en fait que les interventions les plus médiatisées. Tout au long du dernier siècle, l'armée et les services secrets américains ont été envoyés dans des dizaines de pays pour se mêler de conflits plus ou moins obscurs, soutenir certains régimes et aider au renversements d'autres, et même assassiner des dirigeants devenus trop encombrants. 
  
          Dans quelques-unes de ces guerres, les Américains défendaient présumément la liberté des démocraties occidentales devant la menace des totalitarismes. Dans la plupart des autres, ils n'avaient aucune raison de se mêler de conflits qui ne les regardaient pas directement et qui ne menaçaient d'aucune façon la sécurité de l'Amérique du Nord. Des milliers de jeunes hommes ont été tués inutilement – 55 000 au Vietnam seulement – sans compter bien sûr les victimes militaires et civiles, ou « dommages collatéraux », au sein des populations envahies. Aujourd'hui, les États-Unis maintiennent malgré tout des soldats et des installations militaires dans presque tous les recoins de la planète. 
  
          La récente guerre du Kosovo a constitué l'apothéose de cette vision dite « humanitaire ». Cette guerre n'était absolument pas nécessaire et aurait pu virer au désastre si la Russie avait pris une part active aux côtés des Serbes. Deux ans plus tard, ce sont les « victimes » d'hier, les Kosovars musulmans, qui persécutent les méchants « oppresseurs » serbes et qui procèdent au nettoyage ethnique de leur région, sans que cela fasse les manchettes. Comme la plupart des autres conflits régionaux où les États-Unis et leurs alliés sont intervenus, cette guerre n'a rien réglé. Elle a cependant servi à conférer une petite gloriole supplémentaire aux Clinton, Blair, Chrétien et cie. 
  
Vision simpliste 
  
          Certains lecteurs seront sans doute surpris de lire ce genre de dénonciation de l'impérialisme américain dans les pages du QL. Ne sommes-nous pas pro-capitalistes et anti-communistes, et donc nécessairement « pro-Américains »? Cette vision simpliste héritée de la Guerre froide sert en fait surtout les intérêts des belliqueux de gauche comme de droite et ne cadre pas dans la perspective libertarienne. 
  
          Depuis la publication du pamphlet de Lénine en 1916, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, l'intelligentsia gauchiste et les bien-pensants considèrent que l'impérialisme est une extension du libre marché et que les aventures militaires des États-Unis à l'étranger ont essentiellement pour but la protection des intérêts économiques des capitalistes américains. 
  
          Il y a deux petites choses qui clochent dans ce point de vue. D'abord, l'empire russo-soviétique, qui devait en théorie être une union volontaire de peuples, a été infiniment plus interventionniste et répressif que celui des États-Unis. Et d'autres régimes totalitaires qui n'avaient rien à voir avec le libre marché, tels que les régimes nazi et fascistes, ont suivi ce même modèle. Ensuite, ce ne sont pas les hommes d'affaires et les multinationales qui envoient des marines un peu partout, c'est l'État américain. 
  
          De fait, la réalité est tout le contraire de ce que prétend la propagande léniniste: l'impérialisme n'est pas l'expression ultime du capitalisme, mais bien celle de l'étatisme. Le capitalisme, la libre entreprise, le marché, la liberté individuelle, sont au contraire des notions foncièrement antithétiques au militarisme. La guerre détruit la propriété et empêche le commerce, et les capitalistes – sauf les parasites qui ont des privilèges et avantages accordés par l'État – n'ont aucun intérêt à la souhaiter. 
  
  
     « Ce ne sont pas les hommes d'affaires et les multinationales qui envoient des marines un peu partout, c'est l'État américain. L'impérialisme n'est pas l'expression ultime du capitalisme, mais bien celle de l'étatisme. » 
 
 
          Ce n'est d'ailleurs pas une coïncidence si on parle d'interventionnisme militaire à l'étranger, comme on parle d'interventionnisme économique et social. Les deux dérivent de la même soif de pouvoir et de la même volonté des politiciens et bureaucrates de régenter la vie des citoyens, chez eux et ailleurs. Les libertariens anglophones ont un beau mot pour décrire cet État qui intervient partout: le Welfare-Warfare State. 
  
          Les libertariens s'opposent donc à l'interventionnisme militaire non pas parce qu'ils considèrent les États-Unis comme le grand Satan capitaliste, comme c'est le cas pour les gauchistes, mais parce que ces interventions ne font rien pour maintenir ou apporter la paix à long terme, servent surtout les intérêts de puissants groupes qui dépendent de l'État, tout en ayant pour conséquence de renforcer le pouvoir étatique. En dénonçant l'impérialisme américain, c'est l'étatisme qu'ils attaquent. 
  
Le poids de la guerre 
  
          Comme l'a écrit le critique américain Randolph Bourne pendant la Première Guerre mondiale, « War is the health of the State », l'État se nourrit de la guerre. Les appareils étatiques au Canada et aux États-Unis n'ont en effet jamais tant grossi que pendant les deux Guerres mondiales. La guerre étant une réalité de toutes les époques, il est possible d'observer le même phénomène en remontant encore plus loin.  
  
          Ainsi, on pense souvent que les gouvernements ont commencé à grossir dans les années 1960 en Amérique du Nord. En fait, aux États-Unis, c'est la Guerre civile de 1860-64 qui a amorcé la destruction de la république quasi libertarienne issue de la Révolution. Selon Murray Rothbard, 
          [...] the Civil War was really the great turning point, one of the great turning points in the increase of State power, because with the Civil War you now have the total introduction of things like railroad land grants, subsidies of big business, permanent high tariffs, which the Jacksonians had been able to whittle away before the Civil War, and a total revolution in the monetary system so that the old pure gold standard was replaced first by greenback paper, and then by the National Banking Act – a controlled banking system. And for the first time we had the imposition in the United States of an income tax and federal conscription. The income tax was reluctantly eliminated after the Civil War as was conscription: all the other things – such as high excise taxes – continued on as a permanent accretion of State power over the American public. (Interview dans Reason Magazine, février 1973) 
          Plus près de nous, la Guerre froide a quant à elle justifié la centralisation des pouvoirs, le développement d'un appareil – étatique – de destruction de masse, d'espionnage et de répression sans précédent, et le soutien à tout un réseau de dictateurs pro-occidentaux dans les pays du tiers-monde. Cela a-t-il vraiment permis de vaincre finalement le communisme, ou plutôt de durcir le régime bolchévique et d'en prolonger l'existence pendant quelques décennies, comme on le fait en ce moment avec les régimes de Castro et de Saddam Hussein? Une Amérique vraiment libérale, s'occupant de ses affaires et poursuivant une stratégie militaire purement défensive (comme la Suisse à une autre échelle), n'aurait-elle pas mieux réussi à contribuer au maintien de la paix et à l'avancement de la liberté? 
  
          Ce modèle libertarien n'est pas une utopie, il est au contraire fortement enraciné dans la tradition politique américaine. C'est celui proclamé par Jefferson il y a deux siècles: une république pacifique, libre-échangiste, qui commerce avec tous mais ne se mêle pas de conflits étrangers et évite de s'empêtrer dans des alliances risquées. Si les États-Unis étaient restés fidèles à ce modèle tout au long du 20e siècle, celui-ci aurait peut-être été moins barbare et meurtrier.  
  
Manque de contrôle 
  
          On aurait pu croire que la nouvelle administration Bush allait, plus que celles qui l'ont précédée, s'inspirer de ce modèle pour conduire sa politique étrangère. Pendant la campagne électorale, le candidat républicain avait fait état de son scepticisme devant la tendance à intervenir dans tous les conflits de la planète. Le nouveau secrétaire d'État Colin Powell n'a lui non plus jamais caché qu'il s'opposait aux interventions militaires lorsque les intérêts vitaux des États-Unis n'étaient pas en jeu, et qu'il considérait inutiles les sanctions commerciales. 
  
          Quant à la conseillère à la sécurité nationale Candoleezza Rice, elle déclarait il y a quelques semaines à la revue Politique internationale: 
          Je voudrais que les États-Unis décident, de façon cohérente et rationnelle, de l'usage qu'ils feront de leur puissance militaire. Si nous n'y prenons pas garde, la Maison Blanche pourrait se transformer en poste de police-secours de toute la planète! [...] Autant je suis favorable à l'intervention militaire des États-Unis en cas de danger avéré ou potentiel pour nos alliés, autant je suis contre tout engagement décidé à la légère sous prétexte de remplir une mission humanitaire. [...] Il faut montrer que l'interventionnisme américain n'est pas sans limites.
          Nous en sommes rendus au point où il est nécessaire de préciser que l'interventionnisme militaire a une limite! 
  
          Il reste à espérer que le bombardement en Irak n'est rien de plus qu'un réflexe mal contrôlé et que c'est cette attitude plus prudente qui guidera à plus long terme la politique étrangère de la nouvelle administration. 
  
  
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Le Québec libre des nationalo-étatistes  
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?
  
        « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »    

Alexis de Tocqueville   
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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