Montréal, 17 mars 2001  /  No 79
 
 
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Brigitte Pellerin est apprentie-philosophe iconoclaste, diplômée en droit et en musique. Elle prépare un essai sur la liberté de ne pas s'associer en contexte de relations de travail syndiquées et travaille à son premier roman.
 
BILLET
  
LE LIBRE MARCHÉ DE LA POLITESSE
 
par Brigitte Pellerin
  
  
          Je ne vous l'ai peut-être jamais dit, mais (au risque de vous décevoir amèrement) il y a beaucoup, beaucoup de choses que je n'arriverai sans doute jamais à comprendre. 
  
          Appelez-moi Simplet. 
  
          Par exemple, l'idée de bloquer les ondes cellulaires dans les restos et cinémas. Il y a dans cette affaire un truc vachement important que je ne comprends décidément pas. Pourquoi est-ce que ça prend une intervention du gouvernement fédéral (qui doit sans doute avoir d'autres chats à fouetter) pour forcer les gens à se comporter d'une manière polie et civilisée?
 
          À croire que les rustres n'ont jamais eu ni maman ni blonde pour leur faire comprendre les choses de la vie. 
  
Touche pas à mes ondes 
  
          Je n'invente malheureusement pas cette histoire, qui a fait la une des journaux anglos la semaine dernière – curieusement, les journaux francophones sont restés plutôt discrets sur le sujet. Tenez bien votre tuque, il paraît que le gouvernement de tous les Canadiens s'apprête à étudier la possibilité d'utiliser les technologies disponibles pour bloquer l'entrée aux cellulaires dans certains endroits dits « publics ». 
  
         La technologie existe (ça coûte environ 4000 $ pour un modèle a faible intensité, capable de bloquer les ondes radio dans un rayon de 30 à 45 mètres), mais elle est illégale au Canada. Rapport à la compétence exclusive du Parlement fédéral sur les télécommunications – la même compétence exclusive, soit dit en passant, qui protège notre identité canadienne en nous empêchant de visionner les pubs du Super Bowl en même temps que tout le monde. 
  
          Mais je risque de déraper... 
  
          Le bidule-qui-bloque-les-ondes donc, cet émasculeur de cellulaires (façon de parler) est utilisé, à l'heure actuelle, dans certaines salles de cinéma en Angleterre. Et paraît-il que les clients là-bas sont ravis de savoir que le choix leur est offert de visionner un film accompagné d'un silence radio garanti. 
  
          À cela je dis: bravo. Je suis en faveur du libre marché; c'est-à-dire du choix laissé aux pourvoyeurs de services de répondre efficacement aux demandes de leurs clients. C'est pareil pour les restos qui ont choisi de se déclarer entièrement non fumeurs. Je n'ai rien contre ça – je choisis mes endroits de prédilection en conséquence. Et sachez que même dans les endroits fumeurs, j'attends que les gens immédiatement autour de moi aient fini de bouffer avant d'allumer. La permission de fumer ne me donne pas le droit de verser dans l'impolitesse crasse. 
  
  
     « Ce qui m'ennuie, c'est quand le gouvernement se mêle d'imposer une bonne idée à TOUT LE MONDE sans exception. Tout en faisant supporter le coût des dites bonnes idées aux propriétaires des endroits "publics" visés. »  
 
 
          Évidemment que ça m'énarve d'entendre les maudites sonneries au cinéma. Bien sûr que je les trouve fatigants, ceux qui ne peuvent s'empêcher de faire subir leurs conversations téléphoniques à tous ceux qui partagent le même bout de trottoir. Mais de là à castrer les cellulaires dès qu'ils se pointent le bout du nez dans un endroit dit « public », il me semble qu'il y a une marge. 
  
          Ce qui m'ennuie, et que je n'arrive décidément pas à comprendre, c'est quand le gouvernement se mêle d'imposer une bonne idée à TOUT LE MONDE sans exception. Tout en faisant supporter le coût des dites bonnes idées aux propriétaires des endroits « publics » visés. 
  
          L'usage des téléphones cellulaires grimpe en flèche partout dans le monde. Au Canada, nous sommes (eh oui, je fais partie des coupables) maintenant 8,7 millions d'utilisateurs, en hausse de presque 2 millions par rapport à l'année passée. Ça commence à faire du monde, Madame Chose. 
  
          Et qu'arrive-t-il quand une technologie devient accessible à tout le monde? C'est ça! Les épais embarquent en masse et... font chier la majorité silencieuse (c'est le cas de le dire) avec leurs manières grossières. Demandez aux agents de bord dans les avions, tiens. Pensez-vous qu'ils aiment ça, être envahis par des colons qui n'ont jamais entendu parler du droit des autres à voyager en paix? 
  
Une nation de braillards 
  
          Vous savez ce qu'on dit généralement pour justifier l'intervention gouvernementale dans des domaines de plus en plus privés de la vie, euh, « privée »? Que le marché n'est pas parfait et que dans certains cas l'État doit se mêler d'intervenir pour rétablir un équilibre quelconque entre la liberté des uns et celle des autres.  
  
          C'est malheureusement vrai. Le marché ne fonctionne pas de façon parfaite – le gouvernement non plus, d'ailleurs. Le problème, dans le cas des téléphones cellulaires, c'est que la majorité des gens, au lieu de s'occuper eux-mêmes de faire régner la politesse en remettant les rustres à leur place, choisissent d'aller brailler devant le gouvernement pour que ce dernier « fasse quelque chose.»  
  
         Une mauvaise habitude qui donne souvent n'importe quoi. 
  
          Le marché n'est pas parfait, je vous l'accorde. Mais ce n'est pas une raison pour le remplacer arbitrairement par des interventions gouvernementales qui sont tout aussi imparfaites. Que les entreprises qui le veulent installent leurs bidules pour castrer les cellulaires. Que les clients qui le souhaitent aillent dépenser leurs sous dans des cinémas « silencieux ». Que certains restaurants se proclament non-fumeurs si ça les amuse. Rien de tout ça ne me fait un pli sur la différence. Mais bordel, que le gouvernement laisse les gens libres de décider eux-mêmes. 
  
          Cessez de brailler contre les sonneries importunes et allez plutôt brasser (gentiment, quand même) la cage aux épais. C'est moins compliqué, ça ne coûte pas cher, et c'est drôlement plus efficace que d'engager le gouvernement fédéral pour le faire à votre place. 
 
 
 
 
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