Montréal, 14 avril 2001  /  No 81
 
 
<< page précédente 
 
 
 
 
Brigitte Pellerin est apprentie-philosophe iconoclaste, diplômée en droit et en musique. Elle prépare un essai sur la liberté de ne pas s'associer en contexte de relations de travail syndiquées et travaille à son premier roman.
 
BILLET
  
SPLEEN PRINTANIER
 
par Brigitte Pellerin
  
Learning is not compulsory,
Neither is survival.
 
W. Edwards Deming
  
  
          C'est fou ce qui m'arrive ces temps-ci. Je suis maussade comme c'est pas permis. Pourtant, c'est le printemps; les oiseaux gazouillent, il faut beau, le caca de chien dégèle, etc. D'habitude, pour contrebalancer le feeling hilare qui me possède tout le mois d'avril, je m'esquinte à laver les fenêtres, aérer les armoires et balayer le balcon. Tout ça me rend passablement heureuse – à date, le score est Grand ménage:1, Brigitte:0. Mais bon, il faut bien se torcher de fond en comble au moins une fois par année.
 
          Malgré cette recherche étudiée d'équilibre donc, je suis maussade. Il y a, cette année, quelque chose qui cloche dans mon rituel du printemps. 
  
          C'est que voyez-vous, je me trouve affligée d'un spleen existentiel digne du pire mois de novembre. Mon petit paysage est gris, tristounet, ennuyant. Et en plus, il pue le renfermé. Frotte autant que je peux, je n'arrive pas à débarrasser mon air ambiant des vieux relents de boules à mites qui m'assaillent chaque matin à la lecture des journaux. 
  
          On y cause toujours des mêmes maudites affaires. Les chicanes de drapeaux entre le PQ et le fédéral, les crédits d'impôts aux entreprises, les files d'attente dans les hôpitaux, le décrochage scolaire, le réchauffement de la planète. Et ne me parlez pas du Sommet des Amériques: les batailles capitalistes-marxistes me sortent par les oreilles.  
  
          Je suis TANNÉE, comprenez-vous? Y en a marre, de vos vieilles histoires. 
  
          Non, je ne parle pas seulement des « nouvelles » québécoises. Le ROC n'est pas plus dépoussiéré, loin de là. À Ottawa par exemple (où je passe malheureusement la moitié de mon temps), le gros débat ces temps-ci tourne autour d'un règlement municipal visant à interdire aux gens de fumer dans les endroits dits publics – restos, salles de bingo et bars inclus. Pas à dire, ils ne nous laisseront jamais tranquilles.  
  
          Qu'est-ce qu'on peut y faire, je vous le demande? Répéter pour la millième fois que les restaurants et bars ne sont PAS des endroits publics mais bien privés – le building et la business, ils appartiennent à quelqu'un en particulier, pas à tout le monde en général. Continuer à radoter sur le droit des gens à décider pour et par eux-mêmes s'ils veulent se suicider lentement en toute connaissance de cause? (Comme si les non-fumeurs ne pouvaient pas mourir eux aussi...) Leur dire qu'ils n'ont pas besoin de continuer à nous emmerder; que le nombre de fumeurs est, de toutes manières, en baisse constante depuis plusieurs années?  
  
  
     « Rien ni personne ne peut empêcher les petites élites bien-pensantes de nous écoeurer avec leur prêchi-prêcha de banlieusards déprimés. Aujourd'hui les cigarettes, hier le fromage au lait cru, demain le vin rouge, après-demain les frites-mayo. » 
 
 
          Nan, rien de tout cela ne marche. Rien ni personne ne peut empêcher les petites élites bien-pensantes de nous écoeurer avec leur prêchi-prêcha de banlieusards déprimés. Aujourd'hui les cigarettes, hier le fromage au lait cru (presque introuvable en Ontario, soit dit en passant), demain le vin rouge, après-demain les frites-mayo. Bientôt, il ne sera plus permis de s'amuser librement. On va tous devoir s'inscrire à des camps de vacances étatiques où tout le monde sirotera une camomille en marchant à la queue-leu-leu, attachés ensemble avec un cordon rouge (ou bleu) comme les enfants des garderies subventionnées.  
  
          Arghhhh. 
  
          Je ne sais pas pour vous, mais moi je commence sérieusement à penser à comment je pourrais faire pour joindre l'utopique monde libertarien que décrit Ayn Rand dans Atlas Shrugged. C'est tout dire. 
  
  
  
  
          Je pense que j'ai trouvé ce qui cloche dans mon printemps 2001. Ce n'est pas seulement les ratatouilles de nouvelles fanées qui emplissent les journaux. Ce n'est pas seulement le ramassis de vieux débats qui encombrent les places publiques jusque sur mon tabouret de pub préféré. Ce qui me rend par-dessus tout maussade, c'est l'état d'esprit qui règne dans notre petit coin d'Amérique.  
  
          La mentalité ambiante, en quelque sorte. C'est ça qui me tanne. Cette manie qu'ont les gens de vouloir forcer leurs petites idées sur le reste du monde. Cette tendance à croire que ceux qui ne sont pas d'accord avec la gang bien-pensante ne méritent pas d'être libres de mener leur vie comme bon leur semble. 
  
          Je lisais récemment The Abolition of Man, de C.S. Lewis (publié pour la première fois en 1943). Permettez que je vous en cite un petit bout, où il traite de la différence entre l'ancien et le nouveau modèle d'éducation en Angleterre: « The old dealt with its pupils as grown birds deal with young birds when they teach them to fly; the new deals with them more as the poultry-keeper deals with young birds – making them thus or thus for purposes of which the birds know nothing. In a word, the old was a kind of propagation – men transmitting manhood to men; the new is merely propaganda. » (HarperCollins, 1999, p. 14) 
  
          C'est fou ce que ça s'applique bien ici, vous ne trouvez pas? Nous ne sommes pas des petits oiseaux qui apprenons tout seuls à voler avec les conseils de nos aînés; nous sommes des poulets en cage qui agissons de façon X ou Y sans trop bien comprendre pourquoi. Simplement parce que nos « dirigeants » nous disent quoi faire et quoi penser.  
  
          C'est bien triste, moi que je dis. 
  
          Dans un vrai pays libre, personne ne forcerait les propriétaires de bars à interdire aux gens de fumer à l'intérieur de leurs commerces. Les bien-pensants pourraient évidemment tenter d'informer et/ou d'éduquer les gens aux dangers de la cigarette (ou du sexe non-protégé, ou du fromage au lait cru, ou du jogging, ou des téléromans de Radio-Canne) sans pour autant les forcer à faire quoi que ce soit – à part interdire aux « délinquants » l'entrée de leur propriété.  
  
          Parce que la vertu, pour être vraiment vertueuse, doit être choisie librement. 
 
 
Articles précédents de Brigitte Pellerin
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO