Montréal, 29 septembre 2001  /  No 89
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
 
UNE BONNE GUERRE
POUR RELANCER L'ÉCONOMIE
 
par Martin Masse
 
 
          La guerre n'est pas qu'une période d'anéantissement massif de vies et d'infrastructures physiques. C'est aussi une période d'abrutissement général de la pensée. Tout à coup, l'État et les politiciens acquièrent une aura de grandeur et de gloire en tant que défenseurs de notre liberté et protecteurs de notre sécurité, et il faudrait se rallier à eux et contenir toute critique. La Nation (la nôtre, avec un N majuscule) se pare tout à coup de qualités surhumaines, pendant que l'ennemi est réduit au rang de bête sauvage à éliminer. Ceux qui refusent d'être embrigadés dans cette hystérie guerrière sont considérés comme des traîtres et – ce fut le cas lors des deux dernières guerres mondiales – on les empêche de s'exprimer et on les emprisonne.
 
          L'économique est un autre domaine qui subit le contre-choc de ce sentiment belliciste. De façon tout à fait absurde, un processus qui se définit essentiellement par la destruction en vient à être considéré comme une source de prospérité et de croissance.  

          Karl Marx croyait que les guerres étaient une façon pour les États capitalistes de contrer les effets des crises économiques qu'ils subissaient périodiquement. Au 20e siècle, Keynes et ses émules ont popularisé l'idée qui veut que les dépenses militaires, comme toute forme de dépenses des gouvernements, permettaient de « stimuler » l'économie et donc de sortir de la crise. L'hypothèse a semblé se confirmer lorsque le chômage de la Dépression des années 1930 s'est résorbé pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce sont ces détritus théoriques qui sont à l'origine de la croyance populaire selon laquelle « Il nous faudrait une bonne guerre pour relancer l'économie ». 
  
La vitre cassée revisitée 
  
          Cette croyance n'est en fait qu'une version du célèbre sophisme de la vitre cassée (voir LA VITRE CASSÉE, OU COMMENT CRÉER DE LA RICHESSE EN DÉTRUISANT, le QL, no 83), sophisme démoli par Frédéric Bastiat il y a plus de 150 ans.  
  
          Les illettrés économiques qui acceptent cette « logique » pensent comme suit: lorsque le gouvernement se met à dépenser pour acheter des canons, des jets, des frégates, etc., il emploie un tas de gens et provoque des investissements massifs dans l'industrie militaire; ces nouveaux employés et nouveaux facteurs de production à leur tour occasionnent des dépenses dans d'autres secteurs non militaires qui vont aussi engager du personnel et investir, etc., ce qui fait rouler l'économie encore plus. De la même façon, la vitre cassée procure un marché au vitrier qui augmente son chiffre d'affaire, crée de l'emploi, dépense ses revenus, etc., ce qui provoque un mini boom économique.  
  
          Comme l'explique Bastiat, voilà ce qu'on voit dans l'immédiat. Ce qu'on ne voit pas, ou ce qu'on refuse de considérer parce que ça demande un effort intellectuel de plus que quelques secondes, c'est ce qui aurait pu être produit à la place de la vitre. Le propriétaire de la vitre cassée est en effet perdant. L'argent qu'il doit consacrer au remplacement de la vitre ne sera pas dépensé, par exemple, sur une nouvelle paire de chaussures, ce qui ne fera pas augmenter les ventes du cordonnier, etc., ce qui contrebalancera négativement le mini boom dans l'industrie de la vitre. Le résultat net est simplement que le propriétaire de la vitre cassée aura une nouvelle vitre – bref, sera au même point qu'avant – mais n'aura pas la paire de chaussures qu'il aurait pu s'acheter avec ce montant. Bref, il sera plus pauvre.  
  
          Que se passe-t-il lorsque le gouvernement investit dans l'industrie militaire? Il retire simplement de l'économie les fonds qui auraient permis d'investir dans l'industrie de la construction, dans l'industrie pharmaceutique, ou dans l'industrie touristique. Les ressources sont limitées – une réalité qu'il faut constamment répéter, même si c'est une évidence. Un travailleur ne peut pas à la fois construire des bombes et construire une maison. Les fonds investis dans les objets de guerre proviennent des taxes – c'est de l'argent que le contribuable ne pourra pas dépenser ailleurs. Toute dépense du gouvernement fait en sorte de déprimer l'activité économique dans d'autres secteurs qui voient leur capital, leur main-d'oeuvre ou leur matériaux devenir plus chers et difficile à obtenir à cause de cette réallocation majeure des ressources.  
  
Tous plus pauvres 
  
          Loin de créer un boom économique, la guerre appauvrit tout le monde. Au lieu de servir à produire des biens que les consommateurs veulent avoir, les facteurs de production (capital, matériaux, main-d'oeuvre) servent à construire des objets de destruction qui n'augmentent aucunement le bien-être ou la richesse de qui que ce soit. Pendant toute la période de la Seconde Guerre mondiale, presque tout le monde travaillait (même les femmes qui auparavant restaient à la maison pouvaient se trouver un emploi dans une usine), mais presque personne n'avait les moyens de s'acheter une nouvelle maison, une nouvelle voiture, de nouveaux appareils ménagers, ou de se payer un voyage à l'étranger, etc. La nourriture et d'autres biens essentiels étaient rationnés et bien que la grosse misère de la Dépression se soit résorbée, ce n'est pas la prospérité qui l'a remplacée. 
  
          Le fait que le chômage semble se résorber pendant une guerre est en fait une illusion: il est très facile pour le gouvernement d'éliminer le chômage lorsque la main-d'oeuvre est conscrite, dans l'armée ou dans l'industrie, comme en période de guerre. Si le gouvernement forçait par exemple demain matin tout le monde au-dessus de 18 ans qui ne travaille pas à creuser des trous pour un salaire de pitance, le chômage disparaîtrait comme par enchantement. Serions-nous plus riches? Certainement pas. Des facteurs de production seraient gaspillés pour produire des biens absolument inutiles – des trous – au lieu de servir à produire des biens en demande. La même chose se produit en période de guerre.  
  
          Cette explication n'est pourtant pas si compliquée. Malgré tout, de prétendus économistes tels Paul Krugman aux États-Unis affirment sans rire que les dépenses massives des gouvernements à la suite des attentats du 11 septembre – elles ont déjà commencé, alors que nous ne sommes techniquement même pas en guerre – auront au moins l'avantage de nous sortir de la morosité économique des derniers mois.  
  
          Les imbéciles qui nous gouvernent au Québec n'ont évidemment jamais entendu parler de Bastiat et n'y comprennent strictement rien eux non plus. « Chaque fois qu'il y a malheureusement un drame comme celui-là, ça génère par ailleurs d'autres types d'investissements. Et si on a un creux temporaire, il y a une remontée de la croissance et donc une croissance du PIB », affirme celle qui est censée gérer les finances de la province, Pauline Marois. (Le Devoir, 14 septembre)  
 

     « Aveuglés par la vague d'hystérie guerrière, les gouvernements s'imaginent qu'ils peuvent commander à l'économie de la même façon qu'ils commandent à leurs généraux et que les ressources se mettront en place comme une rangée de soldats dociles et bien entraînés. »
 
          Son patron n'est pas en reste et dit s'attendre lui aussi à ce que cette tragédie ait des effets positifs. Le jour où il annonçait une série de projets d'investissement dans le but de contrer le ralentissement économique, Bernard Landry déclarait: « C'est paradoxal, dans ces grandes tragédies humaines, des contrecoups économiques survenant plus tard prennent parfois des allures positives. » (La Presse, 28 septembre) C'est le même homme qui, lorsqu'il occupait le poste de sa collègue Marois il y a quelques années, affirmait que la crise du verglas allait avoir des effets bénéfiques pour les régions touchées. 
  
Rien pour aider 
  
          Les dépenses, « investissements » et autres « programmes d'aide » des gouvernement en période de crise, loin d'atténuer les effets du malaise économique provoqué par l'incertitude et les préparatifs de guerre, aggravent en fait la situation. 
  
          Oublions le fait que les investissements des gouvernements sont de toute façon toujours inutiles (s'il s'agissait de projets vraiment utiles et rentables, le secteur privé aurait pu les financer; sinon, c'est de l'argent jeté par les fenêtres) et admettons que la guerre est inévitable et qu'il faut se défendre. Qu'on le veuille ou non, cela implique une réorganisation majeure de l'activité économique, qui se doit de refléter la nouvelle demande pour des biens reliés aux activités militaires. Cette réorganisation ne peut se faire sans bouleversements majeurs, sans mises à pied ou fermetures d'usines. Les facteurs de production qui serviront à la fabrication d'armes doivent en effet venir de quelque part et ils viendront inévitablement des secteurs qui connaissent subitement une demande réduite, l'aviation civile par exemple.  
  
          En renflouant à coups de milliards des compagnies aériennes au bord de la faillite, en devançant la réalisation de programmes d'infrastructures, en investissant massivement dans des projets industriels qui ont une pertinence moindre en situation de crise, on engage des ressources qui seraient plus utiles ailleurs et qui devront éventuellement être détournées au profit des nouvelles priorités. On démarre la construction d'usines qui resteront vides pendant des années, de centrales hydroélectriques qui ne produiront pas d'électricité avant des années, de stations de ski qui ne verront pas de skieurs avant des années. Et lorsque la guerre surviendra, nos gouvernements à cours d'argent (après cette orgie de dépenses et d'« investissements ») n'auront pas le choix d'augmenter les impôts de façon drastique pour financer les dépenses militaires.  
  
          Comme l'explique Ludwig von Mises (voir THE ECONOMICS OF WAR), la réaction typique des gouvernements en période de guerre est d'imposer un contrôle bureaucratique sur la plupart des secteurs économiques, au lieu de laisser l'économie de marché s'adapter à la nouvelle situation avec les mécanismes habituels que sont la vérité des prix, la concurrence et l'entrepreneurship. Si l'on ne peut éviter les bouleversements entraînés par la guerre, on peut pourtant le faire avec le moins de dislocation physique et humaine et le plus d'efficacité possible. Aveuglés par la vague d'hystérie guerrière, les gouvernements s'imaginent qu'ils peuvent commander à l'économie de la même façon qu'ils commandent à leurs généraux et que les ressources se mettront en place comme une rangée de soldats dociles et bien entraînés. Nul doute que nous verrons la même chose se produire dans les prochains mois si ce conflit dégénère.  
  
Stimuler la dépense 
  
          La stupidité de nos dirigeants ne s'arrête cependant pas là. Non seulement veulent-ils se donner les moyens de stimuler l'économie et de se préparer à la guerre en même temps, mais ils encouragent la population à dépenser parce qu'il s'agirait là d'un comportement « patriotique »! 
  
          George W. Bush invite ainsi les Américains à prendre l'avion et à visiter Disneyland; Rudolph Giuliani affirme que New York a besoin que les « meilleurs acheteurs du monde » retournent dans ses restaurants, magasins et spectacles sur Broadway; Tony Blair invite les Britanniques à reprendre leurs habitudes de magasinage et Jean Chrétien dit aux Canadiens que « c'est le temps d'aller se prendre une hypothèque, de s'acheter une maison, de s'acheter une voiture ». (National Post, 28 septembre) 
  
          Inutile de chercher l'explication bien loin, ce sont encore les mêmes mythes économiques qui sous-tendent ces déclarations: si les consommateurs dépensent, ça crée de l'emploi et de l'investissement, ça fait rouler l'économie, etc.  
  
          N'importe qui peut pourtant comprendre qu'en période d'incertitude, le comportement prudent et rationnel à adopter est d'économiser et de se préparer à des périodes plus difficiles, pas de se lancer dans des dépenses qui semblent tout à coup moins importantes ou même frivoles. Tant pis si cela signifie que des compagnies devront s'ajuster en réduisant leur production et en mettant des employés à pied. Ce sont les producteurs qui doivent s'adapter aux besoins des consommateurs, pas ces derniers qui doivent dépenser même s'ils préféreraient ne pas le faire de façon à maintenir une production devenue inutile. La production n'est pas une fin en elle-même, elle n'est qu'un moyen de combler les besoins des consommateurs. 
  
          Qui plus est, même si les gens dépensent moins et préfèrent économiser pour se préparer à des temps plus difficiles, cet argent ne reste pas caché sous les matelas, il est déposé en banque ou dans des placements quelconques et donc, c'est de l'épargne qui sert aux investissements. C'est d'autant plus important d'avoir des fonds disponibles pour les investissements en période de bouleversements et de déplacements de la production comme en ce moment. Les keynésiens ne comprennent pas cela et croient que l'épargne, c'est comme de l'argent qui « dort » inutilement. Il faut donc éviter cela et inciter les gens à dépenser pour faire « rouler » l'économie. Pour eux, il suffit que la banque centrale (sous contrôle étatique) baisse les taux d'intérêt et fasse couler le crédit à flot pour qu'il y ait des fonds disponibles pour les investissements (ce que fait Greenspan depuis des mois, encore plus au lendemain des attentats). Évidemment, ces fonds ne sont pas de la véritable épargne, ce n'est que de l'argent artificiel, i.e. de l'inflation, une autre façon de voler la richesse des contribuables.  
  
          Ce sont des illettrés économiques qui nous gouvernent, et en conjuguant leur ignorance et leur stupidité à l'abrutissement de la pensée qui règne en période de guerre, on peut être certain que le résultat sera désastreux. En faisant comme si on pouvait préparer la guerre et en même temps jouir du niveau de vie auquel nous sommes habitués en temps de paix, ils nous garantissent des bouleversements économiques pires que ce qui est nécessaire.  
  
          Il y a évidemment une solution bien simple pour éviter tous ces bouleversements, économiques et autres: ne pas s'engager dans un affrontement qui n'a aucune logique militaire, aucun fondement moral, et qui n'est aucunement nécessaire pour attraper et punir les instigateurs des attentats du 11 septembre. 
 
 
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Le Québec libre des nationalo-étatistes
L'ÉTAT, NOTRE BERGER?

    « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » 

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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