Montréal, 27 octobre 2001  /  No 91  
 
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Pierre Lemieux est économiste et écrivain. www.pierrelemieux.org.
 
 
 
 
Ceci est un extrait du livre Confessions d'un coureur des bois hors-la-loi qui vient d'être publié aux éditions Varia (Montréal, 2001, tous droits réservés). 
 
LIVRE
 
L'ÉTAT DE SURVEILLANCE
 
par Pierre Lemieux
 
  
     « La société pose l'organisation et la discipline; si l'individu n'oppose pas son indocilité, il ne sera pas en mesure de distinguer le civisme de la soumission ni de prendre assez de champ pour préparer sa révolte en cas de besoin; il pourra même desservir ce qu'il aime en se laissant aller au stérilisant conformisme. »
 
–André Thirion(1)
 
 
          C'est en 1996 que j'ai mené ma première bataille contre la bureaucratie du contrôle des armes à feu, représentée dans cette province par la Sûreté du Québec, qui faisait appliquer les nouveaux contrôles en vertu de la loi de 1991. Jusqu'alors, j'avais été plutôt gentil avec cette bureaucratie, qui, créée par la loi de 1977, était immorale mais, à la limite, supportable. On accepte les contraintes, jusqu'à un certain point. J'avais déjà, en 1993, publié mon Droit de porter des armes(2), mais c'était dorénavant autre chose qu'un simple débat intellectuel puisque j'étais personnellement menacé. On est moins calme quand on voit l'esclavage du point de vue de l'esclave. Comme on le verra plus loin, la situation s'est encore aggravée cinq ans plus tard. 
 
          Tout ce que je voudrais, c'est vivre ma vie pacifique. Je n'aime pas mener ces batailles, qui prennent beaucoup de temps et d'énergie, et qui sont d'autant plus stressantes que, sans appui institutionnel, je suis plutôt vulnérable. Mais il faut les faire si on croit à la liberté et, a fortiori, quand sa propre dignité personnelle est bafouée. Le coureur des bois canadien-français que je suis n'aime pas se faire marcher sur les pieds. Si on me cherche, on me trouve. 
 

          Mon ancienne « Autorisation d'acquisition d'armes à feu » (AAAF), renouvelée périodiquement en vertu de la loi de 1977, était échue en 1996. Leur nouvelle loi de 1991 m'imposait, si je voulais conserver mon « privilège » d'acquérir des armes (on n'était pas encore obligé de le faire pour conserver celles que l'on possédait déjà), de suivre un camp de rééducation d'une journée, appelée « Cours canadien de sécurité dans le maniement des armes à feu » (le CSMAF, prononcé cé-smaf) et de remplir un formulaire indiscret qui n'était pas très différent du formulaire actuel en vertu de C-68. En montrant ainsi patte blanche, on pouvait obtenir la nouvelle AAAF avec photo, que le lecteur peut voir sur mon site Web(3). La principale différence est que l'exigence des papiers d'identité officiels était moins stricte qu'aujourd'hui. 
 
          J'ai décidé de me soumettre au processus humiliant et liberticide pour plusieurs raisons. Je souhaitais chasser avec un de mes fils et l'obtention du permis de chasse est soumise à un autre cours d'une journée, qui se donne maintenant avec le CSMAF. Mon fils, qui avait le malheur de n'avoir pas été adulte en 1977, ne pouvait posséder ou utiliser une arme sans obtenir une AAAF. Leur loi s'appliquait déjà aux dons ou aux prêts. Comme mon fils avait décidé, avec mon appui du reste, de suivre le camp de rééducation et de demander une AAAF, j'ai décidé de l'accompagner dans ce processus. Mais j'ai voulu racheter ma dignité individuelle en harcelant les harceleurs. 
 
          Les Canadiens français ont eu des armes à feu sans autorisations durant près de quatre siècles. Mes ancêtres coureurs des bois, de même en fait que tous nos ancêtres occidentaux d'il y a deux ou trois siècles, auraient trouvé inconcevable que l'on doive suivre des cours et demander un permis pour acquérir ou détenir des armes, y compris de simples armes de chasse. En fait, les exigences auxquelles j'ai dû me soumettre en 1996 auraient semblées aussi invraisemblables à nos ancêtres que l'obligation future d'un permis de parents peut paraître à certains de nos contemporains. 
 
          J'ai donc, avec mon fils, passé un week-end entier dans un de ces camps de rééducation, mandaté conjointement par les deux larrons en foire que sont le gouvernement provincial et le gouvernement fédéral. J'ai relaté ce camp de rééducation dans un article de La Presse du 30 avril 1996, intitulé « Rééduquer les rééducateurs ». 
 
          L'examen d'« Initiation à la chasse à l'arme à feu », administré par la Fédération québécoise de la faune pour le ministère de l'Environnement et de la Faune, et que tout nouveau chasseur doit passer, est, d'un certain point de vue, rigolo. Par exemple, la question n° 11 de l'un des examens types demande: « Que fait l'ours en hiver? » 
 
          La propagande n'est jamais loin à l'horizon. La question n° 22 propose les choix suivants: « Au Québec, une bonne densité d'orignaux par 10 km carrés est a) de 4; b) de 3; c) de 2; d) de 1. » Merci aux bureaucrates de s'occuper si savamment de la densité optimale des orignaux. Que serions-nous sans eux? Un message revient sans cesse: pour faire quelque chose, il faut un permis. Illustration troublante de la « tyrannie administrative » que Alexis de Tocqueville craignait: pour attraper des grenouilles dans votre ruisseau, vous avez besoin d'un permis de chasse. Dans l'un des examens types, on demande à l'élève de nommer, dans une liste d'activités, la seule qui soit autorisée. La bonne réponse est: « Obtenir un permis de chasseur »! On vous autorise à obtenir un permis: chanceux, va! La chasse, dit bien le manuel de l'étudiant, est « un privilège ». Rien ne manque, pas même l'appel à la délation avec le numéro 800 du Ministère. « Allô! Monsieur le Ministre? J'ai vu quelqu'un qui pêchait des grenouilles. » 
 
     « Les rééduqués croient désormais qu'il est dans l'ordre de la nature, pour exercer leurs droits, d'inscrire leur numéro d'assurance sociale sur les formulaires, de suivre des cours et de régurgiter des âneries aux pions étatiques. »
  
          Il y a 25 ans à peine, on obtenait un permis de chasse sur simple demande. Au Vermont, on peut chasser chez soi sans permis. L'hypothèse lancinante qui sous-tend la propagande officielle est que l'État, ce despote éclairé et incapable d'entretenir ses routes ou d'empêcher le décrochage scolaire et le suicide de ses pupilles, est le protecteur irremplaçable de l'écologie globale. L'enseignement du Ministère ânonne une orthodoxie officielle et simpliste à laquelle l'élève doit faire semblant d'adhérer pour réussir son examen. C'est pire que les examens de religion d'il y a 40 ans. 
 
          Ceux de ma génération s'étaient habitués à vivre leur vie pacifique sans avoir à constamment justifier de leur identité et de leur compétence. On allait jouer aux quilles durant les cours de religion et on se marrait durant les retraites fermées. Maintenant, c'est plus sérieux, car le flic est derrière la vérité officielle. Les rééduqués croient désormais qu'il est dans l'ordre de la nature, pour exercer leurs droits, d'inscrire leur numéro d'assurance sociale sur les formulaires, de suivre des cours et de régurgiter des âneries aux pions étatiques. 
 
          Lors du camp de rééducation, j'ai refusé de fournir le numéro d'assurance social que le tyran m'a assigné comme si j'étais du bétail. Quelques semaines plus tard, la Fédération québécoise de la faune m'a informé qu'elle ne pouvait émettre mon permis. J'ai mené une petite bataille que les visiteurs de mon site web ont alors pu suivre et que j'ai gagnée: j'ai obtenu un permis de chasse sans fournir mon numéro d'esclave. 
 
          Tout n'était pas inutile et mauvais dans le manuel provincial d'initiation à la chasse. Sous l'influence des chasseurs, le Ministère y défendait l'existence de la chasse. Mais pour les mauvaises raisons: la chasse est conçue comme un « outil de gestion » pour les statocrates et non comme une liberté individuelle. On ne tue pas le gibier, on récolte! Le coureur des bois, chasseur et aventurier, est transformé en cueilleur mauviette. 
 
          Le CSMAF constituait l'autre volet du camp de rééducation. Le manuel préparait sournoisement l'étudiant à trouver normal la question du formulaire d'AAAF qui l'interrogerait plus tard sur sa vie sentimentale. Remarquons en passant comment ces bureaucrates éclairés sont incapables de formuler une idée (si on peut dire) en français: « Une sûreté de détente bloque la détente pour l'empêcher de faire partir l'arme à feu. » (question n° 25) Certes, un coup peut partir, mais une arme ne partira pas sauf en prenant ses jambes à son cou. 
 
          Le ridicule de toute cette propagande était tempéré par les deux moniteurs, des volontaires, qui démontraient quelque sens commun, voire un esprit critique. L'un d'eux était le flic d'âge mûr qui m'invita à accompagner une patrouille dans le territoire qu'il dirigeait (voir le chapitre 10); l'autre, un mordu de chasse, aussi de ma génération. J'ai été un élève impertinent, mais ils me le pardonnaient facilement, peut-être avec un peu d'envie et avec l'espoir que je contribuerais à casser le plus récent décret dit loi. Dans la partie orale de l'examen concernant leurs prétendues lois sur l'« entreposage » et le transport des armes à feu, je demandais toujours à l'examinateur si sa question concernait bien les exigences « en vertu de leurs lois ». Le club de tir privé où ces cours étaient dispensés accueillait même les nègres modernes que sont les fumeurs, ouvrant une autre brèche dans la rectitude politique. 
 
          Nos maîtres pardonneront encore l'impertinence d'un mauvais élève, mais il me semble que, si quelqu'un devait prendre des cours et passer des examens, ce sont plutôt les dangereux irresponsables qui, chargés de protéger nos libertés, les écrasent toujours davantage (tout en vivant de l'argent qu'ils nous extorquent). Je proposerais donc que les citoyens imposent aux politiciens et aux bureaucrates une formation obligatoire, qui durerait plusieurs semaines tant ils en ont à apprendre, et que sanctionneraient des examens rigoureux et des recyclages périodiques. 
 
          Le cursus comprendrait une formation historique sur la tyrannie: comment elle parcourt l'histoire humaine, comment elle s'est immiscée en catimini dans des sociétés plus ou moins libres, comment nos ancêtres y ont résisté et pourquoi tant d'hommes l'ont acceptée aussi facilement que d'autres justifiaient l'esclavage. Viendrait ensuite l'étude de la pensée autant des défenseurs de la tyrannie (où les nouveaux élèves retrouveraient plusieurs de leurs idées reçues) que des théoriciens de la liberté. Les écoliers termineraient leur formation par un examen de leur rôle dans la protection de nos libertés. Au moins une journée serait consacrée aux procès de Nuremberg, où fut reconnu le principe que l'obéissance aux ordres ne fournit pas d'excuse morale. On raconterait aux élèves comment, en 1689, Jacques II, roi d'Angleterre, dut son salut à sa fuite en France après que lui et son prédécesseur eurent notamment désarmé leurs sujets sous prétexte de contrôler leurs droits de chasse(4). Pour Jacques II, la chasse et la détention d'armes étaient des privilèges gentiment concédés au bas peuple et, par conséquent, révocables. 
 
          Ces stages de formation pour statocrates demeureraient quand même nettement plus libéraux que les camps de rééducation actuels pour citoyens. En effet, le statocrate qui se sentirait incapable de servir la souveraineté individuelle aurait simplement à quitter l'État et retourner à la société civile où, comme tout le monde, il pourrait exercer pacifiquement ses droits ordinaires sans suivre de cours ni quémander de permis. 
 
  
1. Éloge de l'indocilité, Paris, Laffont, 1973, p.13.  >>
2. Pierre Lemieux, Le Droit de porter des armes, Paris, Belles Lettres, 1993.  >>
3. À www.pierrelemieux.org/policecanada/index.html>>
4. Joyce Malcolm, To Keep and Bear Arms. The Origins of an Anglo-American Right, Cambridge University Press, 1994.  >>
 
 
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