Montréal, 27 octobre 2001  /  No 91
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
ÉDITORIAL
 
LA GUERRE CONTRE LE TERRORISME
QUE NOUS PERDONS 
 
par Martin Masse
 
 
          Tannés d'entendre parler de la « guerre contre le terrorisme »? Vous devrez pourtant vous y faire parce qu'elle risque de durer des années ou des décennies. Non pas parce que c'est le temps qu'il faudra pour éradiquer complètement le terrorisme comme l'ont affirmé certains politiciens et commentateurs, mais plutôt parce que nous perdons cette guerre un peu plus chaque jour et qu'elle pourrait bien se transformer en guerre permanente, comme la soi-disant « guerre contre la drogue ». Comme cette dernière, elle sera une pure invention étatiste qui permettra d'entretenir tout un appareil bureaucratico-policier de répression tournant à vide et protégeant d'abord ses propres intérêts avec l'argent du public.
 
          On a tous vu ces inspecteurs de police qui essaient à tous les deux mois de nous faire croire, en exhibant fièrement devant les caméras l'attirail de sacs en plastiques remplis de cocaïne, de mitraillettes et de revolvers qu'ils ont saisis, qu'ils ont « réussi à démanteler un autre important réseau de contrebande, portant ainsi un dur coup au trafic de la drogue ». Évidemment, nous informe inévitablement l'inspecteur en chef, si les corps policiers avaient des moyens financiers plus importants et des pouvoirs accrus, ils pourraient mener une lutte plus efficace et attraper tous les autres contrebandiers et on en aurait fini avec ce problème social.  
  
          Pratiquement tout le monde gobe ces stupidités sans les contester, à commencer par nos médias complaisants. En fait, la lutte contre la drogue ne fait que gagner quelques petites batailles, jamais la guerre. C'est impossible aussi longtemps qu'il y aura une demande pour la drogue. En faisant augmenter les prix, elle ne fait au contraire qu'entretenir l'attrait du commerce de la drogue pour une cohorte après l'autre de criminels potentiels. La guerre contre la drogue est un système fermé déconnecté de la réalité, qui se perpétue à l'abri de tout argument rationnel qui pourrait le remettre en question, parce que tout une clique de parasites (politiciens, bureaucrates et policiers) y trouvent leur profit et parce qu'« il faut bien faire quelque chose pour protéger nos enfants ». Au lieu de voir la réalité en face et de s'attaquer à la racine du problème pour tenter de le gérer plus efficacement, on continue à foncer avec des méthodes répressives. Et les manchettes restent les mêmes, année après année, décennie après décennie.  
  
Prêchi-prêcha irrationnel 
  
          La guerre contre le terrorisme évolue déjà dans ce sens. Il suffit pour imaginer ce qui s'en vient de lire et d'écouter ceux qui, depuis le 11 septembre, nous font leur prêchi-prêcha irrationnel sur la nécessité de « faire quelque chose » et de « prendre clairement parti pour ou contre le Mal ». Selon eux, bombarder l'Afghanistan comme l'armée américaine le fait depuis trois semaines est un pas dans la bonne direction. Il suffira ensuite d'attraper ben Laden et ses complices, de procéder peut-être à quelques autres opérations du genre dans d'autres pays musulmans où se cachent des terroristes d'Al-Qaeda, et le tour sera joué.  
  
          Toute information ou analyse qui pourrait contredire ce scénario est évacuée, ou déclarée immorale et odieuse parce que « parler de ce qui aurait pu motiver les terroristes, c'est justifier le massacre du 11 septembre ». Tout comme les excités de la guerre à la drogue se ferment les yeux sur la réalité de celle-ci et misent uniquement sur la répression, les hystériques de la guerre au terrorisme refusent de considérer ce qui pousse de nombreux fanatiques à vouloir mourir en tuant des Occidentaux, avec un large appui pour leur cause, sinon leurs moyens, au sein des populations arabes et musulmanes. Il n'y a rien à comprendre, disent-ils. Et en plus, contester la moralité ou l'efficacité des bombardements, c'est faire preuve d'un manque de patriotisme. D'ailleurs, le porte-parole du Département d'État n'a-t-il pas affirmé pas plus tard qu'hier que les opérations militaires en Afghanistan ont été un grand succès jusqu'ici? 
  
     « Contrairement aux victimes du 11 septembre, les civils afghans ne meurent pas dans des circonstances spectaculaires, en quelques minutes, en direct à la télé. Nos grands moralistes, qui ont du sable plein les yeux de toute façon, n'y trouvent donc rien à redire. »
 
          En se mettant ainsi la tête dans le sable, ils aident pourtant à perpétuer et à entretenir une situation qui fait que cet appui au terrorisme continuera à augmenter, qui fait qu'on est en train de créer les cohortes de terroristes qui nous attaqueront demain et après-demain.  
  
          Chaque jour qui passe, des civils afghans sont tués dans cette stupide guerre. Depuis maintenant trois semaines, l'armée américaine s'acharne à détruire le peu d'infrastructure qui reste dans ce pays, sans qu'on voie bien le lien entre la lutte au terrorisme et la destruction d'un aéroport à Kandahar ou celle d'un pont et d'une route dans la banlieue de Kaboul. Le pays souffre de sécheresse depuis quelques années, sans compter les deux décennies de guerre qui l'ont précédée. Des centaines de réfugiés s'ajoutent chaque jour aux 3,5 millions qui ont déjà fui le pays. Ces destructions et bouleversements ne font qu'empirer une situation déjà critique. Cet hiver, c'est par milliers qu'ils crèveront de faim et de maladie dans des camps.  
  
          Contrairement aux victimes du 11 septembre, ils ne meurent toutefois pas dans des circonstances spectaculaires, en quelques minutes, en direct à la télé. Ils meurent loin des caméras des médias occidentaux, quelques-uns à la fois. Nos grands moralistes, qui ont du sable plein les yeux de toute façon, n'y trouvent donc rien à redire. Leur indignation sélective est éveillée par le spectacle saisissant de l'horreur à New York, mais elle ne l'est pas par une horreur absente des écrans et distillée plus lentement. 
  
          Les Arabes et musulmans, au contraire, s'en indigneront qu'ils voient ou non ces images sur leurs écrans de télévision. Ils voient déjà le massacre quotidien de Palestiniens par Israël, soutenu par une contribution financière de 3 milliards de dollars par année des États-Unis. Ils voient que la guerre du Golfe qui se poursuit toujours dix ans plus tard, avec des bombardements hebdomadaires et un embargo qui n'affecte que la population et pas le régime, a déjà fait des centaines de milliers de morts en Irak. Et ils voient que les États-Unis appuient des régimes corrompus qui briment leurs droits et les maintiennent dans la misère, pour des considérations « stratégiques » 
  
          De leur point de vue, quelle est donc la différence morale entre le terrorisme de Al-Qaeda et celui perpétré ou soutenu par le gouvernement américain contre eux sous divers prétextes depuis des années? Doit-on se surprendre s'ils refusent le double standard qui veut que le massacre de civils américains est un crime absolu dont on ne devrait même pas tenter de comprendre les causes, alors que le massacre de civils afghans est un dommage collatéral parmi d'autres, malheureux mais parfaitement justifié?  
  
Le terrorisme n'est pas une fatalité 
  
          Alors qu'il semble peu probable que la demande pour des substances hallucinogènes disparaisse un jour, la « demande » pour des actes terroristes contre l'Occident n'est absolument pas une fatalité. Elle est au contraire entretenue par nos actes, plus spécifiquement par la politique étrangère américaine. Non seulement rien n'est fait pour éliminer les causes de ce ressentiment (« Il ne faut surtout pas montrer de signe de faiblesse en répondant aux demandes des terroristes! », nous avertissent les hystériques de la guerre), nous faisons maintenant tout pour l'accentuer en massacrant des civils innocents qui n'ont rien à voir avec ben Laden. Qu'on me permette pourtant de répéter le credo libertarien pour tous ceux qui ne le connaissent pas ou ne s'en souviennent plus: la responsabilité collective est une notion collectiviste monstrueuse et tuer des civils innocents dans la poursuite de quelque objectif que ce soit n'est jamais justifié, que ce soit à New York ou à Kaboul.  
 
          En Israël aussi, chaque assassinat d'un « dirigeant terroriste palestinien » et chaque mesure de représailles par l'armée israélienne dans les territoires occupés provoque une révolte, d'autres tueries, ce qui n'a pour effet que d'encourager d'autres jeunes Palestiniens à se joindre à la guérilla. Pendant ce temps, loin de chercher une solution permanente au problème, le gouvernement israélien continue de coloniser la Cisjordanie et la bande de Gaza (environ 200 000 colons juifs y sont déjà installés) et de procéder au nettoyage ethnique de la population palestinienne. En conséquence, Israël est devenu un État policier où l'insécurité fait partie de la réalité quotidienne. 
  
          Même si ben Laden et ses complices sont tués, d'autres prendront leur place et la guerre au terrorisme se poursuivra, aussi longtemps que les conditions seront en place pour que des millions d'Arabes et de musulmans nous considèrent comme leurs oppresseurs et leurs ennemis. Et dans quelques années, si ce scénario pessimiste se réalise, nous verrons sans doute régulièrement sur nos écrans de télé des généraux nous annoncer qu'ils ont « démantelé un autre important réseau de terroristes, portant ainsi un dur coup aux ennemis de notre société libre et démocratique ». Enfin, de ce qui restera de notre liberté et de notre démocratie. 
 
 
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L'ÉTAT, NOTRE BERGER?

    « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » 

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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