Montréal, 8 décembre 2001  /  No 94  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LA TENTATION ET L'ILLUSION
DU RÉGULATEUR
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          Les politiques économiques sont souvent élaborées à partir d'agrégats arbitrairement définis (le taux d'inflation, le taux de chômage, M1, M2…), sur la base de données imprécises et orientées (par exemple la mesure de la pauvreté ou l'évaluation des inégalités), avec un grand décalage par rapport à la conjoncture, et enfin, en référence à des modèles théoriques outrageusement simplificateurs quand bien même ils ont l'apparence mathématique de la sophistication (mais c'est peut-être ce scientisme qui est le plus dévastateur). Il suffit d'entendre aujourd'hui le débat autour de la Banque Centrale Européenne qui devrait baisser le taux d'intérêt si l'on en croit les ministres concernés.
 
          Certes, tous les théoriciens de l'économie reconnaissent que, par construction, une théorie économique repose toujours sur un modèle qui ne peut pas intégrer tous les éléments qui interviennent dans la réalité du phénomène étudié, puisqu'il se veut une abstraction de cette réalité. Cependant, les politiques économiques et autres interventions publiques sont bien réelles, elles; elles ne sont pas de simples abstractions mais vont profondément modifier notre vie quotidienne alors même qu'elles s'appuient sur ces constructions théoriques pour en retirer une légitimité scientifique sinon une caution morale. 
  
          Ainsi, Marc Blondel, syndicaliste français très en vue et dont le moindre propos est repris par tous les médias français, se réclame explicitement de Keynes pour justifier son appel à une relance par la consommation alors que la théorie keynésienne n'est valable que sous certaines conditions très restrictives (économie fermée, pas de changement des technologies, stabilité de la fonction de consommation, etc.). 
 
À problème mal posé, mauvaise réponse 
  
          Quand un problème est systématiquement mal posé, on a peu de chance de le résoudre. Nos dirigeants de gauche comme de droite se placent dans la position de régulateur en dernier ressort: selon eux, il conviendrait évidemment de « réguler le marché » ou du moins de palier ses défaillances puisque l'existence de crises conjoncturelles prouveraient que les marchés ne fonctionnent pas. On peut faire, à ce stade, plusieurs remarques: 
  • Dans des pays libres, c'est le marché qui est censé être le régulateur et les prétendues « défaillances du marché » sont la plupart du temps le résultat d'un environnement réglementaire et législatif qui neutralise les processus de marché eux-mêmes (on peut donner l'exemple de la crise de l'électricité en Californie ou celui de la crise des cliniques privées en France).

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  • Les « défaillances du marché » sont elles-mêmes définies en référence à un modèle de marché parfait qui n'a jamais existé et qui est même l'antithèse de la compétition telle qu'elle existe en pratique. Le fait qu'il existe des technologies différentes, des asymétries d'information, de la publicité, des marques différentes, des entreprises de taille différente, etc., n'est pas le signe d'une défaillance du marché; c'est au contraire la manifestation, le résultat et l'ingrédient du processus compétitif lui-même. Quand bien même ces éléments seraient interprétés comme autant de défaillances de marché par rapport à un idéal de concurrence parfaite dans lequel tous les agents économiques ne seraient que des clones d'eux-mêmes, rien ne prouve que l'État serait apte à corriger ces défaillances sauf à postuler que l'État serait dirigé et administré par des êtres omniscients dont la nature surhumaine les placerait au-dessus non seulement du marché mais de la société toute entière. 

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  • Les fameuses « externalités » – qui justifient l'intervention publique – sont souvent le résultat d'une absence de définition claire des droits de propriété, ce qui traduit non pas une défaillance du marché mais une défaillance des institutions en charge pour ce qui est de définir et faire respecter ces droits de propriété. Et si l'on s'en tient à la définition même des externalités (comme étant l'effet non désiré positif ou négatif d'une activité d'un agent sur le bien-être d'un autre agent selon les manuels de micro-économie), alors tout est externalité et c'est précisément pourquoi les hommes vivent en société, que la division du travail se développe et que les marchés existent pour coordonner les activités par nature décentralisées mais interdépendantes.
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         « Le travail des enfants est-il négatif pour les pays pauvres ou pour les pays riches qui voient leur commerce extérieur menacé sur des secteurs en particulier? »
     
              Vouloir « réguler le régulateur » qu'est le marché, c'est précisément le neutraliser en l'empêchant de fonctionner. Manipuler des prix, c'est perdre toute l'information que contiennent ces prix. Manipuler le taux d'intérêt en vue de relancer l'investissement est une illusion keynésienne dans la mesure où le taux d'intérêt est un prix qui résulte d'un arbitrage entre consommation future et consommation présente effectué par les millions de ménages à chaque instant. Si ce raisonnement était valide, alors il faudrait le généraliser à l'ensemble des prix: il faudrait, par exemple, baisser le prix des automobiles sous prétexte de relancer l'industrie automobile... 
      
              Or, on sait bien ce qu'il advient de toute politique de contrôle des prix, qui raréfie l'offre et finit par engendrer la pénurie (en URSS, le prix des produits de première nécessité était gelé). La manipulation du taux d'intérêt sous le prétexte de relancer l'investissement n'a pas de sens puisque l'investissement sera in fine financé par l'épargne, c'est-à-dire la partie du revenu qui n'a pas été consommé. Or, la baisse du taux d'intérêt se fera au détriment de l'épargne dans le même temps qu'elle suscitera un besoin accru d'épargne pour financer les nouveaux investissements. Ces pressions seront autant d'éléments qui pousseront à la hausse des taux d'intérêt artificiellement déprimés. Le prix est comme un baromètre et on ne change pas le climat en manipulant un baromètre. 
     
    Définir des cadres 
      
              La science économique n'est cependant pas inutile dans la mesure où son étude nous permet de dire aux dirigeants ce qu'il ne faut pas faire; mais elle ne nous dit pas par là-même ce qu'il faut faire. La science économique est utile en négatif, pour nous aider à définir les cadres pour l'action: c'est-à-dire les institutions favorables au développement de l'entreprise et de l'activité. Mais la science économique peut être dangereuse si elle prétend donner des outils d'actions aux dirigeants eux-mêmes. Car, les décisions politiques ne peuvent pas toujours se substituer aux décisions individuelles. 
      
              Les déclarations du style « il faut... », « Y'a qu'à... », « les riches doivent... » sont autant de slogans mobilisateurs mais ne peuvent constituer de fondements sérieux à l'action publique. Dans ce registre-là, le village gaulois se retrouve souvent à l'unisson pour chanter le refrain de « l'horreur économique » et déclarer la guerre à la « mondialisation ». À Seattle, il y avait près de quarante ONG françaises. Les pays pauvres réclament pourtant la fin du système de subventions agricoles américain, européen et japonais qui constitue une concurrence absolument déloyale pour les pays pauvres. 
     
              Mais, lorsque le président de la république française dit qu'il faut donner un visage humain à la « mondialisation », il faut s'interroger sur les non-dits d'une telle proposition aux allures de programme: est-ce à dire qu'il faut instaurer un État mondial? Ou qu'il faut simplement corriger les effets négatifs liées à la « mondialisation »? Mais effets négatifs pour qui et de quel point de vue? Le travail des enfants est-il négatif pour les pays pauvres ou pour les pays riches qui voient leur commerce extérieur menacé sur des secteurs en particulier? Et ces effets négatifs sont-ils bien liés à la mondialisation, devenu l'alibi bien pratique qui ne désigne plus rien à force de désigner tout? 
     
              Le marché n'est que l'expression des choix des individus responsables et motivés. À partir du moment où l'on refuse toute légitimité au principe même du marché, on interdit aux individus d'exprimer des préférences et de faire des choix, leur ôtant progressivement la capacité de prendre des décisions. C'est la « route de la servitude »: lois et réglementations en tout genre se chargeront d'agir à notre place, se substituant à notre libre arbitre. Et le résultat est infaillible: la misère se généralise puisque le processus de création de richesses ne fonctionne plus en l'absence de définition claire des responsabilités. 
      
              Le maître mot est: régulons! Alors les politiciens légifèrent sur le temps de travail, les décisions d'épargne, la retraite ou l'éducation, etc. En France, les « nouvelles régulations économiques » sont en marche alors que l'État ne parvient pas à se réguler lui-même lorsque toute entreprise de réforme du secteur public est systématiquement stoppée. N'en déplaise à M. José Bové, notre agriculture ne souffre pas d'un excès de libéralisme mais de plus de trente ans d'interventionnisme en tout genre (lobbies, subventions, quotas). À force de régulation administrative, les producteurs en ont oublié les aspirations du consommateur pour se contenter de répondre aux injonctions de Bruxelles. 
     
              Ce qui est le plus choquant, c'est que la plupart des dérèglements économiques résultant des effets de l'interventionnisme – qui aboutissent toujours à des situations grotesques dans lesquelles les gaspillages les plus criants côtoient les pénuries les plus insupportables – sont imputés systématiquement à un excès de libéralisme. Et l'on pourrait faire la même observation pour le marché du travail où l'on constate des pénuries de qualifications qui coexistent avec un chômage de masse. Il est évident que lorsque tout est mis en oeuvre pour empêcher un marché de fonctionner, l'offre ne peut rencontrer la demande. Et ceux-là même qui sont à l'origine des textes et règlements, qui étouffent la création d'entreprises et font fuir les innovateurs, se donnent ensuite le beau rôle en appelant à manifester contre le chômage et les inégalités. 
      
     
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