Montréal, 2 février 2002  /  No 97
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
 
ÉDITORIAL
 
NÉOLIBÉRAL, LIBERTAIRE
OU LIBERTARIEN?
 
par Martin Masse
 
 
          Un reportage ou un texte d'opinion doit faire preuve de certaines qualités: le sens analytique, la cohérence logique, l'utilisation de faits et d'exemples pertinents, une perspective historique, etc. Mais d'abord et avant tout, il doit pouvoir nommer et décrire les positions philosophiques auxquelles il réfère avec justesse.
 
          Dans les débats d'idées au Québec, il y a un important malentendu dans la désignation de ceux qui défendent la liberté individuelle et le libre marché contre l'interventionnisme étatique. Depuis une vingtaine d'années, c'est le terme « néolibéral » qui est surtout utilisé pour identifier ces gens qui souhaitent moins d'impôts, moins de réglementation, moins de lois, moins d'intervention de l'État dans tous les aspects de notre vie. 
  
          Il est toutefois étrange de lire sous la plume de tous les bien-pensants que le « néolibéralisme » est la cause de tous les maux de ce monde et qu'une vague néolibérale déferle un peu partout depuis les années 1980, alors que strictement personne ne se définit comme néolibéral (sans compter le fait que les États ont continué à grossir pendant cette période). Peut-on nommer un seul politicien, penseur ou commentateur qui s'identifie ouvertement comme néolibéral? 
  
          En fait, le mot sonne plus comme une accusation que comme un descriptif parce que ce sont essentiellement des gauchistes opposés au libéralisme qui l'utilisent. Si l'on veut se donner bonne conscience ou montrer qu'on a une grande âme solidaire en proposant un autre programme bureaucratique pour solutionner les problèmes du monde, il suffit de lancer du « néolibéral » à ceux qui pensent autrement. Ceux-ci sont tout de suite étiquetés comme des méchants profiteurs qui n'ont d'autre but dans la vie que d'exploiter les enfants du tiers-monde, et le débat est généralement clos. 
  
Connotations pouvant porter à confusion 
  
          Si néolibéralisme n'est pas vraiment approprié pour décrire objectivement ce courant d'idée parce qu'il est devenu une injure – et parce qu'il n'y a rien de spécifiquement « néo » dans le libéralisme – le mot libéralisme a lui aussi des connotations qui peuvent porter à confusion. Aux États-Unis, depuis la fin du 19e siècle, son sens a évolué au point où liberal est maintenant synonyme de socialiste ou gauchiste. Au Canada, le Parti libéral du Canada et celui du Québec défendaient effectivement la liberté individuelle et le capitalisme libéral jusqu'aux années 1930 ou 1940, mais depuis, ils sont devenus des partis centristes fourre-tout qui n'ont de libéral que le nom. Le seul vecteur idéologique qui unit les libéraux du Québec par exemple est leur appui au fédéralisme, ce qui permet d'inclure la nouvelle députée aux cheveux rouges de Mercier, Nathalie Rochefort, une admiratrice du néo-démocrate Svend Robinson qui se positionne elle-même à gauche. 
  
     « Il est étrange de lire sous la plume de tous les bien-pensants que le "néolibéralisme" est la cause de tous les maux de ce monde et qu'une vague néolibérale déferle un peu partout depuis les années 80, alors que strictement personne ne se définit comme néolibéral. »
 
          Pour décrire ceux qui se réclament du libéralisme classique, il fallait donc inventer un nouveau terme, et c'est ce que des Américains ont fait en s'appropriant le mot libertarian il y a plusieurs décennies. Ce mouvement est de plus en plus influent dans le monde anglophone et le terme commence à devenir courant. Des économistes et penseurs renommés tels Ludwig von Mises, Friedrich Hayek, Milton Friedman, ou encore Robert Nozick qui est décédé le mois dernier, sont associés au courant de pensée qu'on appelle libertarianism. 
  
          Mais voilà, lorsque vient le temps de traduire le terme en français, la confusion s'installe de nouveau. C'est le mot « libertaire » qui est le plus souvent utilisé, comme le journaliste Gérald Leblanc l'a fait dans son article sur la crise du système de santé dans La Presse du 24 janvier, en citant le professeur John Richards: « Il faut distinguer entre les libertaires de Calgary qui sont prêts à tout privatiser et les conservateurs modérés, comme Ralph Klein, qui veulent vraiment sauver le système public. » 
  
Anarcho-socialisme ou anarcho-communisme 
  
          Libertaire a toutefois un tout autre sens. Il réfère a un courant de pensée anarchiste de gauche, aussi appelé anarcho-socialisme ou anarcho-communisme. Ces gens – par exemple, les membres du Black Block qui manifestaient contre la mondialisation lors des récents sommets internationaux – s'opposent à l'autorité de l'État, mais militent également pour l'abolition du capitalisme et de la propriété privée. Ils souhaitent instaurer un système économique égalitariste, autogestionnaire, où les décisions seraient prises collectivement par des comités de travailleurs et de citoyens. Comme ils ne reconnaissent pas la propriété privée, plusieurs ont tendance à utiliser des moyens violents pour faire avancer leur cause (voir L'ANARCHISME: ENTRE LA TYRANNIE LOCALE ET LA FOLIE RÉACTIONNAIRE, le QL, no 60). 
  
          Les penseurs libertaires par excellence sont les révolutionnaires russes Kropotkine et Bakounine. À part leur antiétatisme, ils n'ont strictement rien en commun avec des libéraux classiques tels Adam Smith ou Frédéric Bastiat, dont ils ont toujours combattus les idées. En fait, il est aussi absurde de parler des libertaires qui veulent privatiser le système de santé que de parler des conservateurs religieux qui veulent légaliser la prostitution et le mariage gai. 
  
          Au Québec, les héritiers du libéralisme classique – ceux qui écrivent par exemple depuis quatre ans dans le QL – se décrivent non pas comme libertaires, mais comme libertariens, et leur philosophie est le libertarianisme. En France, où libéralisme a gardé son sens originel, les deux termes se chevauchent toujours, mais libertarien est de plus en plus utilisé pour décrire les défenseurs cohérents de la liberté individuelle et du libre marché. 
  
          Il est normal que les mots libertarien et libertarianisme ne soient pas encore bien connus du grand public et qu'un certain flou existe encore dans l'utilisation de ces termes. Mais les journalistes et commentateurs dont le métier est d'informer et d'expliquer les phénomènes politiques et idéologiques devraient au moins savoir de quoi ils parlent. En parlant des néolibéraux, ils trahissent leurs penchants socialistes; en parlant des libertaires, ils induisent leurs lecteurs en erreur. Si les partisans du libre marché et d'un État minimal sont si nombreux et influents, il faudrait peut-être, par souci d'objectivité et de professionnalisme, finir par les appeler par le nom qu'ils utilisent eux-mêmes pour se décrire. 
  
 
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L'ÉTAT, NOTRE BERGER?

    « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. » 

Alexis de Tocqueville 
DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE (1840) 

 
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