Montréal, 2 février 2002  /  No 97  
 
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MOT POUR MOT
 
LA THÉORIE DES DROITS INDIVIDUELS
DE ROBERT NOZICK
  
 
          L'un des plus influents philosophes libertariens du 20e siècle, le professeur Robert Nozick de l'Université Harvard, est décédé le 23 janvier dernier à l'âge de 63 ans d'un cancer de l'estomac. 
  
          Son essai magistral, Anarchy, State, and Utopia, publié en 1974 (la traduction française est parue chez PUF en 1988), a redonné sa légitimité à la pensée libertarienne dans des milieux académiques américains dominés par les méthodologies et les idéologies collectivistes et étatistes.  
  
          Le texte qui suit est tiré du livre L'anarcho-capitalisme de notre collaborateur Pierre Lemieux (Paris, Presses Universitaires de France, Que sais-je? no 2406, 1988). Il traite de divers aspects de la pensée de Nozick, notamment sa théorie des droits individuels, de la justice, de la démocratie et de l'État minimal. 
  
          Dans ce numéro, on pourra également lire un autre article en anglais de Pierre Lemieux, ROBERT NOZICK PUT STATISTS ON THE DEFENSIVE, ainsi que la chronique de Marc Grunert, NOZICK, BOURDIEU: DES ATOMES ET DU VIDE. 
 
M. M.
 
 
 
EXTRAITS DE L'ANARCHO-CAPITALISME
DE PIERRE LEMIEUX*
 
 
p. 71-82:  
  
          L'idée lockéenne des droits individuels absolus peut être explicitée et poussée plus loin. C'est ce qu'a fait le Pr Robert Nozick dans son ouvrage Anarchie, État et Utopie, qui déborde et dépasse la doctrine de Locke mais s'y rattache de plusieurs manières. Le philosophe de l'Université Harvard propose une théorie des droits individuels qui est cohérente avec l'anarcho-capitalisme, bien que, comme nous le verrons au chapitre 9, certains de ses développements serviront plutôt à justifier un État minimal. La première phrase de Anarchie, État et Utopie est révélatrice: « Les individus ont des droits, et il y a des choses que personne ni aucun groupe ne peut leur faire subir (sans violer leurs droits). » 
  
L'existence des droits individuels 
  
          L'éthique comprend l'ensemble des règles, obligatoires ou non, qui doivent gouverner les relations interindividuelles. La philosophie politique forme le sous-ensemble de l'éthique qui définit les droits individuels, c'est-à-dire des règles obligatoires (i.e. à imposer par la force) dans les relations interindividuelles. Comme les libéraux, les anarcho-capitalistes insistent sur cette distinction entre le droit, qui dit les règles morales légitimement imposables par la force, et l'éthique, qui contient aussi des normes non obligatoires. 
  
          Pourquoi les individus ont-ils des droits? Premièrement, les droits découlent de l'individualité de l'existence humaine, ils « reflètent le fait de nos existences séparées ». Chaque individu a une existence séparée, chacun n'a qu'une vie, que sa vie, à vivre. Il est donc absurde de mettre les vies individuelles en balance afin d'atteindre un mythique « plus grand bien social ». Comme il n'y a d'existant que des individus, eux seuls comptent moralement, eux seuls ont des droits. 
  
          Deuxième fait fondateur des droits individuels (qui n'est pas sans relation avec le premier): chaque individu veut naturellement donner un sens à sa vie et il est le seul capable de le faire. Ce qui compte dans la vie, au-delà de l'expérience, se rapporte à « cette fugace et difficile notion qu'est le sens de la vie ». « Cette notion, écrit Nozick, a l'allure qu'il faut pour servir à jeter un pont sur la dichotomie entre ce qui est et ce qui doit être; elle semble appropriée pour chevaucher les deux. » Parce que l'existence humaine est inséparable du sens donné par l'individu à sa vie, le fait de son existence porte en lui-même la valeur qu'est le droit à son épanouissement. 
  
          Pour démontrer la proposition que « certaines choses importent dans notre vie au-delà de l'expérience », Nozick imagine une machine à expériences qui permettrait à tout individu, en branchant des électrodes à son cerveau, d'avoir la sensation de vivre les expériences qu'il veut: faire l'amour, écrire un roman, avoir un ami, etc. Un individu pourrait se brancher sur la machine pour une période de temps déterminée et programmer les expériences qu'il veut vivre. Or, n'est-il pas vrai que la plupart des individus refuseraient de passer leur vie branchés sur la machine à expériences? Pourquoi? D'abord, suggère Nozick, nous voulons non seulement ressentir des choses mais les faire; le plaisir de la sensation vient en partie de notre certitude qu'elle correspond à une expérience vécue. Savoir que je ressentirai ou que j'ai ressenti exactement ce que serait l'amour avec telle femme n'est pas la même chose que de savoir que je ferai réellement ou que j'ai vraiment fait l'amour avec elle. Ensuite, nous voulons non seulement faire des choses mais aussi être, être telle sorte de personne. Enfin, la machine à expériences nous limiterait à ce que l'on peut présentement imaginer comme expériences, elle ne permettrait pas d'explorer la réalité pour découvrir des expériences inédites. Et même une machine plus complexe qui transformerait l'individu en ce qu'il voudrait être ou qui ferait pour lui ce qu'il veut réaliser dans le monde ne suffirait pas à remplacer notre désir de « vivre (un verbe au mode actif) nous-mêmes, dans la réalité ». 
  
          La troisième justification des droits individuels relève de l'idée kantienne de l'inviolabilité de l'individu. Pour Nozick, les droits individuels (qui sont inséparables de l'existence et de l'épanouissement humains) ne peuvent être conçus que comme des contraintes strictes limitant ce qu'on peut faire à un individu et à sa propriété. Les droits n'établissent pas un résultat final (« end state »), un objectif ou une fonction à maximiser ou à minimiser (du genre: minimiser le total net des violations des droits dans la société), ils représentent plutôt des contraintes à respecter dans nos actions envers autrui, quels que soient les objectifs (personnels) d'optimisation. « Les contraintes imposées à l'action reflètent le principe kantien sous-jacent selon lequel les individus sont des fins et non pas seulement des moyens », écrit Nozick. Les droits comme contraintes sur l'utilisation des autres « expriment l'inviolabilité des autres personnes ». Si ces contraintes ne sont pas absolues, les individus ne sont pas protégés contre ceux qui veulent les utiliser comme de simples outils. 
  
Les droits comme contraintes strictes 
  
          Quelle est la nature de ces contraintes absolues qui délimitent les droits individuels à l'intérieur desquels on est libre de faire ce que l'on veut? D'abord elles s'appliquent également à tous les individus, les droits individuels sont égaux puisque tous les individus sont des hommes ayant une existence séparée. Cela étant, soutient Nozick, les contraintes protégeant l'individu interdisent formellement la violence, l'agression, la coercition physique ou la menace de l'employer. Mais seuls ces comportements sont interdits. Autrement, il serait impossible de définir des droits égaux et non contradictoires pour tous les individus. Si, par exemple, des actions comme la persuasion ou la publicité empiétaient sur de supposés droits, ceux-ci se trouveraient en perpétuel conflit. L'égalité des droits et leur cohérence, deux propriétés qui impliquent une définition négative des droits comme absence de coercition physique, peuvent aussi être conçues comme des applications de l'exigence kantienne d'universalisation des principes moraux. 
  
          Les droits individuels incluent naturellement celui pour un individu de conclure avec autrui tout contrat et tout échange dont chaque partie juge qu'il est à son avantage. L'échange libre n'affectant que les parties en cause, il n'implique aucune coercition, aussi longtemps en tout cas qu'il s'agit d'un « échange productif ». Nozick introduit ici une distinction qui prendra toute son importance dans la question de l'interdiction de certaines formes de concurrence contre l'État. Les échanges normaux sont productifs, c'est-à-dire qu'ils résultent en une condition de l'acheteur meilleure que s'il n'avait absolument rien à faire avec le vendeur. Les échanges improductifs, au contraire, ne servent qu'à lever une menace créée par le vendeur (à la limite dans le seul but de vendre son abstention). La coercition ou la vente d'une abstention de violence (« la bourse ou la vie ») font partie des échanges improductifs. Mais ceux-ci ne concernent pas seulement les actions violentes. L'achat auprès de votre voisin de son abstention d'ériger la clôture de six mètres qu'il désirait est un échange productif; mais cela devient un échange improductif si le voisin en question n'a manifesté son intention que pour pouvoir vous vendre une abstention fantôme. Selon Nozick, le chantage participe de l'échange improductif puisque celui qui propose de vendre son silence (c'est-à-dire le maître-chanteur) oblige l'autre partie à acheter des informations dont la valeur tient uniquement à l'existence du maître-chanteur et à sa menace de les divulguer. Le test de l'existence d'un échange improductif est que s'il est interdit, au moins une des deux parties à l'échange ne s'en trouvera pas plus mal – contrairement à un échange normal, qui profite aux deux parties. Comme nous le verrons, cette distinction, qui permettra à l'anarchisme nozickien de se rabattre sur l'État, sera vertement critiquée par les anarcho-capitalistes. 
  
La justice comme propriété 
  
          Un droit est une liberté d'agir sans subir la coercition d'autrui. La justice s'identifie au respect des droits individuels. Comme ceux-ci protègent des aires de liberté individuelle, la justice réside dans la liberté. Les droits généraux n'imposent d'obligations que celle, négative, de ne pas interférer par la force dans une activité protégée par un droit. L'exercice des droits généraux engendre des droits particuliers sur des choses auxquelles leurs propriétaires ont dès lors droit (« are entitled to »). L'idée de justice débouche donc sur une théorie de la justice des possessions (« entitlement theory of justice »). 
  
          La répartition des possessions est juste si chaque personne a droit aux siennes, si chaque possession est juste. Trois grands principes gouvernent la justice des possessions. Nozick en donne la forme sans en préciser le contenu. Premièrement, une personne qui acquiert une possession en conformité avec le principe de justice dans les acquisitions a droit à cette possession. Deuxièmement, une personne qui acquiert une possession en conformité avec le principe de la justice dans les transferts, auprès de quelqu'un qui y avait déjà droit, y a droit elle-même. La justice de l'ensemble d'une distribution est fonction du respect de ces deux principes dans toutes les étapes de son évolution: « Personne n'a droit a une possession si ce n'est par des applications subséquentes des principes 1 et 2 ». Il existe un troisième principe de justice des possessions, le principe de correction des injustices passées, qui s'applique quand un de deux principes de base a été violé et qui dicte les réparations à effectuer. 
  
     « Contrairement aux libertés formelles, les droits sociaux ne sont pas de vrais droits, ils en sont même l'antithèse puisqu'ils exigent l'imposition d'obligations positives qui constituent un viol des droits individuels. »
  
          La conception nozickienne de la justice n'est pas systémique, elle repose sur un processus. La liberté détruit nécessairement les systèmes, les « patterns », que l'on veut imposer à la société. Des individus jouissant de possessions légitimes peuvent les transférer à d'autres individus qui ne satisfont pas les exigences du « pattern » de répartition désiré. Soit une répartition D1 où les parts de chacun sont réparties selon un principe systémique (égalité, mérite, ou autre). Si les individus sont libres, ils concluront des ententes par lesquelles certains transféreront à d'autres leurs possessions légitimes sous D1: par exemple, des gens paient (directement ou indirectement) un artiste pour le voir en spectacle. Une nouvelle répartition D2 en découle. Le problème des conceptions systémiques de la justice est qu'elles nient la justice de D2 alors que cette répartition est née légitimement (si on admet la liberté individuelle) de D1, qui était elle-même (par construction) légitime. Dans une société socialiste ou prisonnière de toute autre distribution systémique, des individus voudront travailler en surtemps pour des clients volontaires, d'autres épargneront pour se procurer un bien de production, monter un atelier, une petite usine, etc. On ne peut appliquer de principes de justice systémiques sans interférer continuellement dans la vie des gens pour ramener D2 à D1. Pour le demeurer, une « société socialiste devrait interdire les actes capitalistes entre adultes consentants ». 
  
          Alors que les principes usuels de distribution se concentrent sur le droit du receveur, la justice anarcho-capitaliste de Nozick affirme le droit du donneur: « En considérant la répartition des biens, des revenus, etc., [les théories systémiques de la justice] sont des théories de la justice pour le récipiendaire; elles ignorent complètement le droit qu'une personne peut avoir de donner quelque chose à quelqu'un. » Comme slogan de la répartition des revenus ou autres avantages de la vie, Nozick propose: « De chacun comme il est choisi, à chacun comme il est choisi. » 
  
          Les droits généraux sont des droits de faire des choses, de conclure des contrats. De leur exercice découlent des droits de propriété particuliers sur des choses particulières. Personne ne peut réclamer de droit général sur des choses faisant l'objet de droits de propriété particuliers d'autrui: « Les droits particuliers sur les choses remplissent l'espace des droits, ne laissant aucune place pour des droits généraux à des conditions matérielles particulières ». Non seulement la charité forcée n'a-t-elle aucune valeur morale, mais il ne saurait exister d'obligation légale positive envers autrui, de devoir d'assistance à imposer par la force. Ainsi, contrairement aux libertés formelles, les droits sociaux ne sont pas de vrais droits, ils en sont même l'antithèse puisqu'ils exigent l'imposition d'obligations positives qui constituent un viol des droits individuels. L'impôt s'assimile à des travaux forcés. S'il est moralement louable d'aider autrui, cela ne saurait être juridiquement obligatoire et imposé par la force. La justice sociale au sens de redistribution se situe aux antipodes de la véritable justice. 
  
          Nozick suggère qu'une théorie adéquate de la justice dans les acquisitions inclura une condition semblable à la proviso lockéenne: chacun possède ce que sa peine et son industrie ont tiré de l'état de nature s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes . Est illégitime toute appropriation d'une chose qui empêche les autres d'en utiliser de pareilles et réduit pour la peine l'utilité des gens ainsi désavantagés, notamment si elle met leur vie en péril. Ainsi, l'appropriation par un individu du seul puits dans le désert est illégitime s'il demande un prix exagéré pour son eau. Le propriétaire de la seule île dans les parages ne peut refuser à un naufragé d'y aborder. Dans ces cas, les droits de propriété ne sont pas annulés par des considérations utilitaristes, ils sont limités par la théorie même de l'acquisition de la propriété qui les fonde. Cela ne change rien au droit de l'inventeur d'un médicament de le vendre au prix qu'il désire puisque la chose n'aurait pas existé sans lui, que seul son talent est rare et qu'il n'a raréfié l'offre d'aucun des ingrédients utilisés et disponibles à tous. Toutefois, son brevet peut être limité dans le temps afin de ne pas défavoriser ceux qui auraient réalisé indépendamment la même invention plus tard. 
  
          Nozick croit qu'en général, « le fonctionnement libre d'un système de marché ne contredira pas la proviso lockéenne », puisque les monopoles viennent de privilèges légaux et non pas des processus de la liberté économique. Les agences de police et les tribunaux privés feront respecter la proviso lockéenne dans les rares cas où elle s'appliquera. Par conséquent, la proviso ne fournit pas de justification à l'intervention étatique. 
  
          Les actifs naturels dont un individu hérite à sa naissance, sa santé, son intelligence, ses talents, font partie de sa personne et il en est le propriétaire absolu. Les individus pas plus que leurs talents naturels ne sont des ressources collectives. Les différences dans les possessions qui découlent de la diversité des actifs naturels sont donc moralement défendables. Les égaliser violerait la propriété privée de la personne. 
  
          Sur un marché libre, l'exploitation au sens de l'expropriation des fruits du travail est impossible. Contrairement à ce que croyait Marx, la valeur du travail socialement nécessaire ne peut être que déterminée sur le marché. Soit un employé qui touche un salaire inférieur à sa productivité. Si le marché est libre, tout autre employeur rationnel essaiera de le prendre à son emploi quitte à augmenter légèrement son salaire, afin de s'approprier une partie au moins des profits découlant de cet écart salaire-productivité. Comme les employeurs surenchériront sur le salaire de l'employé sous-payé afin d'attirer ou de conserver un collaborateur qui gagne moins qu'il n'apporte à l'entreprise, ce salaire sera haussé jusqu'à la productivité de son récipiendaire. Et il s'agit d'un seul entrepreneur pour amorcer le processus: en embauchant de la main-d'oeuvre plus productive que ce qu'elle reçoit en rémunération, il pourrait réduire le prix de ses produits et attirer à lui toute la clientèle; ses concurrents seraient obligés de réagir en faisant la même chose. La surenchère sur le salaire du travailleur sous-payé le fera monter. En voulant en profiter, les capitalistes rognent automatiquement l'exploitation. De plus, le salarié peut se lancer en affaires à son propre compte comme artisan ou sous-traitant, si sa contribution à la production vaut pour le consommateur davantage qu'il ne gagne en salaire. Si les coûts d'investissement, de risque, de gestion, de transactions et d'entrepreneurship annulent les avantages pour le salarié de traiter plus directement avec le consommateur, c'est que la rémunération des intermédiaires, dont son employeur, est justifiée, qu'il n'est pas exploité tout compte fait. 
  
La démocratie 
  
          Conçue comme liberté collective et règne de la majorité, la démocratie, qui institutionnalise la propriété collective, n'est qu'une forme de l'esclavage. Nozick propose la fable suivante. 
  
          Soit un maître possédant 999 esclaves. Devenu plus libéral, il décide de dispenser ses esclaves de tout service direct et les laisse libre de leurs activités à condition qu'ils lui remettent leurs revenus de deux jours sur sept et qu'ils se soumettent aux règlements qu'il édicte pour protéger leur capacité productive. Le maître accepte ensuite que toute décision concernant ses 999 esclaves soit prise à la majorité des voix de ceux-ci, celle de Démocraticus exceptée. Les 998 nouveaux maîtres de Démocraticus décident un jour de lui permettre de participer aux votes quand une égalité des voix se produit. Puis, les 998 accordent à Démocraticus un droit de vote permanent, sachant fort bien que sa voix ne comptera que dans l'éventualité improbable de l'égalité: c'est la démocratie. On ne peut déterminer où, dans ce processus graduel, Démocraticus a cessé d'être esclave. En fait, si son maître a changé, son statut est demeuré le même: il est maintenant l'esclave de la majorité. L'État démocratique viole les droits individuels parce qu'il impose aux citoyens un statut d'esclaves de la collectivité c'est-à-dire de l'État. 
  
          Pour ne violer les droits de personne, l'État démocratique supposerait l'acceptation de l'esclavage. Nozick le démontre au moyen d'une autre fable. Soit des hommes libres qui décident de se constituer individuellement en sociétés par actions et de vendre des parts dans le capital-actions de leur propre personne. Seraient preneurs de ces titres tous ceux qui, pour quelque raison, désirent influencer le comportement d'autrui. Comme une action constitue un titre de propriété conférant le droit de participer au contrôle de la propriété à laquelle elle s'attache, une action dans la personne d'autrui vous donnerait le droit de participer au contrôle de son comportement. Peu de gens voulant se vendre en esclavage d'un seul coup, des droits bien spécifiques s'échangeraient d'abord: certains individus vendraient des actions dans leur droit de décider de qui ils achèteront certains biens et services (ils vendent le droit de réglementation professionnelle et corporatiste que l'État s'arroge maintenant), ou dans leur droit d'importer des choses de l'étranger (droit de contrôle des importations et des changes, pouvoir d'établissement des douanes), ou encore dans leur droit de consommer des denrées jugées dangereuses (droit de restriction des drogues), de dépenser leur revenu aux seules fins qu'ils approuvent (droit d'imposition fiscale), de s'adonner à certaines activités qui choquent leurs voisins (droit de moralité), de décider qui ils combattront et dans quelles conditions (conscription), d'échanger librement (contrôle des prix et salaires), de s'associer avec qui leur plaît (droit antidiscrimination), etc. 
  
          Se développeraient ainsi des marchés pour les droits de propriété personnelle. Viendrait un moment où, par hypothèse, à peu près tous les individus auraient vendu des actions dans leurs droits, chacun se réservant cependant toujours une part dans chacun de ses droits afin de participer aux assemblées générales d'actionnaires qui contrôlent l'exercice du droit aliéné. Viendrait un moment où à peu près tout le monde serait actionnaire de plusieurs autres personnes. Des milliers d'assemblées générales d'actionnaires se tiendraient chaque année: l'assemblée de ceux qui détiennent des actions dans la liberté du travail des individus, l'assemblée de ceux qui possèdent des titres divers dans un individu donné; et ainsi de suite pour tous les droits et pour tous les individus. Afin de réduire les coûts de transaction impliqués, tout le monde participe à une grande assemblée de consolidation où, après plusieurs jours de marchandage et d'agiotage, chacun se retrouve avec exactement une action dans chacun des droits de chaque individu. La grande société politique anonyme, la démocratie, est née. Par décision des actionnaires, l'assemblée générale annuelle, trop nombreuse et inefficace, est remplacée par un conseil d'administration élu, un parlement: c'est la démocratie indirecte. Si tout cela est fait sans coercition, la liberté subsiste puisqu'un individu demeure libre soit de ne pas adhérer à la grande société démocratique par actions quand il atteint sa majorité, soit de racheter plus tard sur le marché les actions de sa personne qu'il a précédemment aliénées. 
  
     « L'État démocratique viole les droits individuels parce qu'il impose aux citoyens un statut d'esclaves de la collectivité c'est-à-dire de l'État. »
  
          En réalité, l'État démocratique souverain oblige tout individu devenu majeur à se vendre et à devenir actionnaire, sous peine de quitter le territoire. L'État démocratique souverain nie le droit de sécession, c'est-à-dire le droit d'un individu de demeurer sur sa propriété (ou chez un hôte consentant) et de vivre en marge des décisions de la grande corporation démocratique. La démocratie, conclut Nozick, est « la propriété du peuple, par le peuple, et pour le peuple ». 
  
  
p. 112-116: 
  
L'État minimal de Nozick 
  
          D'un point de vue libéral, le problème des critiques spontanéistes ou contractualistes de l'anarcho-capitalisme est qu'elles ne s'arrêtent pas nécessairement au seuil de l'État minimal. Du reste, à défaut de la chimérique unanimité, même l'État minimal semble violer les droits d'au moins la minorité anarchiste qui le rejette. La critique nozickienne de l'anarcho-capitalisme veut résoudre ce dilemme. D'un point de vue anarchiste-libéral, Robert Nozick soutient qu'un État minimal est nécessaire pour protéger les droits individuels absolus et que, ce faisant, il ne viole lui-même aucun droit; et que seul l'État minimal est légitime. 
 
          Selon la définition de Nozick, deux conditions sont nécessaires à l'existence de l'État: 1º qu'il détienne un monopole de facto sur l'emploi ou l'autorisation de l'emploi de la force dans un territoire donné; 2º qu'il fournisse une protection à tous les habitants de ce territoire. La première condition, le monopole de facto, définit l'« État ultraminimal »; conformément à la conception anthropologique mais contrairement à la condition weberienne, l'État ne réclame pas un monopole de jure, il ne fait qu'exercer un monopole de fait. Conjuguée à la première, la deuxième condition, la protection universelle, définit « l'État minimal ». 
 
          Dans l'état de nature lockéen, les individus ont des droits que chacun peut légitimement faire respecter et défendre. Les individus ont le droit d'utiliser la force pour repousser les agressions et imposer des sanctions – dédommagement et punition – aux criminels qui ont violé leurs droits. Des individus choisiront de s'associer en associations mutuelles de protection. Vu les avantages de la spécialisation et de la division du travail, plusieurs embaucheront des protecteurs professionnels (policiers et juges). Des entrepreneurs créeront des agences de sécurité spécialisées. Ces agences essaieront de minimiser les conflits entre elles et des processus d'arbitrage s'institutionnaliseront. Murray Rothbard, David Friedman, Morris et Linda Tannehill ont expliqué comment se développerait un marché diversifié de la sécurité. 
 
          La différence chez Nozick est que – à l'instar de Molinari – il croit que la sécurité représente un monopole naturel, que l'État offre des économies d'échelle. Malgré leurs précautions, les agences de protection en viendront assez souvent aux mains. Ou bien une agence donnée gagne les batailles plus fréquemment que les autres, et il est dans l'intérêt des non-clients de transférer leur clientèle à ce fournisseur plus efficace. Ou bien plusieurs agences sont régulièrement victorieuses chacune dans un territoire situé dans un certain rayon autour de son centre de gravité, ce qui lui vaudra la clientèle des individus habitant le territoire efficacement protégé. Ou bien, dernière possibilité, plusieurs agences de puissance équivalente dans un même territoire gagnent les combats à tour de rôle, et elles auront intérêt, afin de minimiser leurs coûts, à s'entendre sur une procédure d'arbitrage qui les mènera à une sorte de fédéralisme. D'une manière ou d'une autre, à cause de la nature spéciale et conflictuelle du bien qu'est la sécurité, on aura abouti à une agence ou fédération dominante dans un territoire donné, à un monopole naturel de facto . 
 
          À cause de la puissance de l'agence de protection dominante, personne ne peut utiliser impunément la force sans son autorisation au moins tacite. L'agence dominante correspond bien à un État ultraminimal produit par un processus de main invisible apparemment sans violer les droits de quiconque. Contrairement à ce que croyait Locke, il n'est pas besoin de contrat pour créer l'État. 
 
          La transgression du domaine protégé de l'individu sans son consentement – transgression par l'imposition d'une obligation positive ou par la prohibition d'une activité pacifique – peut être soit interdite sans réserve, soit permise sous réserve d'un dédommagement post factum versé au transgressé par le transgresseur. Poser qu'il est interdit de transgresser le domaine des droits individuels signifie que celui qui s'en rend coupable (en volant la propriété ou en agressant la personne) subira une punition en plus d'être obligé de dédommager sa victime (ou ses ayants droit) pour le tort causé. Notons qu'il est toujours loisible à un individu de céder ou vendre librement à autrui le droit de pénétrer dans son domaine privé, le prix de la transgression étant alors déterminé par une négociation et un consentement préalables à l'acte. 
 
          On ne peut pas permettre, de manière générale, les transgressions sous réserve de dédommagement après le fait et ce, pour des raisons reliées au concept même de droits individuels. Permettre aux gens d'utiliser quelqu'un contre sa volonté quitte à lui verser ensuite un dédommagement violerait ouvertement l'impératif catégorique de Kant. Du reste, l'existence même d'une telle situation engendrerait une crainte diffuse pour laquelle personne ne serait dédommagé. Certaines transgressions des frontières individuelles, par exemple celles qui se soldent par la mort ou par l'humiliation, ne se prêtent à aucun dédommagement complet (qui ramènerait les victimes sur la même courbe d'indifférence, c'est-à-dire au même niveau de satisfaction qu'auparavant). Même quand un dédommagement complet est possible, comment savoir que le transgresseur sera capable de le payer? En vérité, même un dédommagement complet ne suffira pas puisqu'il reviendrait à accorder tous les avantages de l'« échange » au transgresseur, ce qui est aux antipodes de la notion de droits individuels. Ce qui est requis pour réparer une transgression des frontières individuelles est le dédommagement du marché, c'est-à-dire le montant qu'aurait accepté la victime si on avait dû la persuader de céder librement l'exercice de ses droits. Or le dédommagement à la valeur du marché ne peut être déterminé que par une entente préalable entre les deux parties, il est impossible à fixer après le fait. Enfin, l'interdiction des transgressions est inséparable de la notion de droits individuels inviolables ne serait-ce que parce qu'au moins une action doit demeurer strictement interdite, soit celle de transgresser les frontières individuelles sans dédommager les agressés. 
 
          Selon Nozick, il existe toutefois des situations où, plutôt que l'interdiction des transgressions sauf consentement libre de la personne affectée, on peut justifier la transgression des frontières individuelles sous réserve de dédommagement de la victime après le fait. Ces situations se caractérisent par la présence de risque et de crainte d'une part, et d'échanges improductifs d'autre part. Premièrement, certaines actions risquées, des agressions aléatoires par exemple, engendreront une crainte générale pour laquelle ne seront pas dédommagés les individus qui auront eu peur sans être victimes de transgression. Deuxièmement, dans certains cas, il sera légitime qu'un individu victime d'une transgression ne soit replacé que sur la courbe d'indifférence qu'il occupait auparavant, qu'il n'y gagne pas d'avantages, qu'il ne soit dédommagé que pour les inconvénients que la prohibition lui cause. Tombent dans ce domaine tous les « échanges improductifs », ces propositions comme le chantage (ou les risques et craintes diffus imposés à tous) dont on peut dire que leur destinataire serait mieux si le proposeur n'existait tout simplement pas. 
 
          Quand ces conditions sont remplies, on peut légitimement transgresser les frontières individuelles en prohibant les actions en cause. Il est alors légitime d'interdire. Interdire d'interdire n'est plus la seule solution en droit naturel. Mais ceux qui profitent de la prohibition doivent dédommager ceux qui en souffrent. On peut prohiber les échanges improductifs et les activités risquées (qui, pour les victimes du risque, constituent une forme d'échange improductif) pourvu que l'on soit prêt à compenser les inconvénients que cela impose aux victimes de la prohibition. Ainsi, un épileptique banni de la route doit être dédommagé pour les inconvénients que lui cause la prohibition de conduire une voiture. De même, en principe, celui qui s'amuserait à jouer à la roulette russe avec les passants, bien que, en pratique, les inconvénients qui lui sont imposés dans ce cas sont vraisemblablement insignifiants. Quant à celui qui ne tirerait de satisfaction que de l'abstention d'une action menaçante contre autrui, l'échange qu'il impose est improductif et il peut être interdit sans inconvénient par rapport à la situation antérieure. 
 
          Il est donc légitime de prohiber certaines actions (transgresser les frontières individuelles des victimes de la prohibition) sous réserve de compensation ultérieure. Le principe de compensation de Nozick énonce que « ceux qui imposent une prohibition d'activités risquées [doivent] dédommager ceux qui sont défavorisés par l'interdiction pour eux de mener ces activités risquées ». 
 
          Les procédures incertaines d'appréhension et de jugement des suspects ainsi que de punition des coupables par un individu ou son agence de protection comptent parmi les activités risquées qui engendreraient une crainte généralisée contre laquelle tout individu a le droit de se protéger. Les individus et leurs agences de protection peuvent exiger de n'être pas soumis à des procédures de justice qui ne respectent pas certains critères d'objectivité et de fiabilité. Bien que ces droits procéduraux soient l'apanage de tous les individus, seule l'agence dominante réussira, grâce à son monopole de facto, à faire respecter l'interdiction d'utiliser des procédures de justice non approuvées par elle. Nozick insiste sur le fait que l'agence dominante ne réclame aucun droit exclusif, aucun privilège monopolistique. Elle ne peut légitimement réclamer le monopole du jugement des suspects ou de la punition des criminels, puisqu'aucun individu ne possède ce droit. Du reste, elle ne peut intervenir dans les conflits qui n'impliquent aucun de ses clients. L'agence dominante annonce seulement qu'elle punira quiconque utilisera contre un de ses clients une procédure qu'elle juge injuste ou dangereuse, comme pourrait légitimement le faire n'importe quel individu en regard de toute action risquée. La seule différence entre cette annonce faite par un individu ou une agence quelconque et par l'agence dominante est que celle-ci, à cause de son monopole de facto, a le pouvoir de faire respecter ses exigences procédurales. 
 
          Les indépendants (petites agences et individus non clients de l'agence dominante) peuvent continuer de faire respecter eux-mêmes leurs droits, bien qu'ils doivent se soumettre à des procédures approuvées par l'agence dominante. Ils sont ainsi désavantagés par la prohibition d'utiliser les procédures de justice qu'ils préfèrent, notamment à cause des coûts élevés des procédures plus sûres ou plus complexes mandatés par l'agence dominante. Le principe de compensation énoncé plus haut oblige moralement l'agence dominante à dédommager les indépendants victimes de cette prohibition, en leur offrant un dédommagement équivalent à la différence entre le coût antérieur et le coût actuel de leur protection étant donné les exigences procédurales qu'elle impose. L'agence dominante paiera ce dédommagement si tant est qu'elle respecte les droits individuels, ce qui est probable dans un état de nature lockéen. Nozick soutient que la manière la moins coûteuse de verser ce dédommagement aux indépendants consiste pour l'agence dominante à leur fournir une protection gratuite dans l'éventualité de conflits avec ses clients. 
 
          Presque tous les individus auraient intérêt à devenir clients de l'agence dominante d'un territoire donné. Les autres bénéficieraient gratuitement de sa protection mais seulement contre ses clients. À moins d'y renoncer, ces indépendants verraient donc une partie de leur sécurité financée par les clients réguliers de l'agence dominante. Cet élément de protection universelle redistributive (bien qu'il s'agisse d'une redistribution non intentionnelle, indirecte) fait passer l'agence dominante de l'État ultraminimal à l'État minimal. 
 
          Le processus d'émergence de l'État se présente donc comme suit. Première étape: de la concurrence des agences de protection sur le marché, une agence dominante ou État ultraminimal émerge par un processus spontané, sans violer les droits de quiconque et sans besoin de contrat social. Deuxième étape: le principe de compensation oblige moralement l'État ultraminimal à se transformer en État minimal en offrant une protection gratuite à ceux qui sont désavantagés par son monopole de facto sur les procédures de justice. 
 
          Puisque le processus ne pourrait continuer au-delà de l'État minimal sans violer des droits individuels, aucun État plus étendu que cet État minimal n'est justifié. Sa fonction est, en quelque sorte, de protéger l'anarchie. Dans une société où les droits individuels fondamentaux sont protégés, où le cadre anarcho-capitaliste est maintenu par la force de l'État minimal, les individus peuvent former des associations ou des communautés particulières où ils se soumettent à n'importe quelle règle acceptée au départ. L'anarchie permet la soumission volontaire à l'autorité pour ceux qui le désirent; la liberté permet la non-liberté. C'est l'Utopie libertarienne de Nozick. 
  
 
* Ces extraits de L'anarcho-capitalisme sont reproduits avec l'autorisation de l'auteur. Toute autre reproduction est interdite.  
 
 
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