Montréal, 16 mars 2002  /  No 100  
 
<< page précédente 
  
  
 
 
Migué est Senior Fellow de l'Institut Fraser.
 
ÉCONOMIE POLITIQUE
 
LES RÈGLES SUR LA PROPRIÉTÉ ÉTRANGÈRE
PÉNALISENT LES ÉPARGNANTS
 
par Jean-Luc Migué
  
  
          Les futurs retraités du Canada viennent de compléter (28 février) leur épisode annuel d'allocation de leurs épargnes à leur RÉER (régime enregistré d'épargne-retraite). Par la faute d'une règle sans fondement sur le contenu étranger, ils ont une fois de plus subi de lourdes pertes sur leurs épargnes. Les fonds de retraite accumulés dans les RÉER, dans les caisses de retraite des employés et dans les FER (Fonds d'épargne revenu) sont assujettis à une pénalité fiscale de 1% par mois si l'ensemble du fonds comporte un contenu étranger supérieur à 30%.
 
          Le prétexte à cette ponction fiscale serait d'une part de promouvoir l'investissement et la création d'emplois au Canada, en abaissant le coût du capital pour les entreprises. Le souci secondaire du législateur serait prétendument de ne pas déstabiliser le cours du dollar canadien, en s'abstenant de favoriser l'exode de capitaux. La réalité est que la mesure produit l'effet contraire, c'est-à-dire qu'elle exerce une incidence négative sur l'économie canadienne et qu'en contrepartie elle entraîne la perte de revenus gigantesques pour les retraités. 
  
Impact nul sur le coût du capital pour les entreprises 
 
          Le coût du capital, c'est-à-dire le rendement des investissements ou le taux réel d'intérêt dans une économie de petite taille intégrée au marché financier international, est déterminé non pas sur le marché canadien, mais par le marché mondial de l'épargne. Dans le jargon des économistes, on dit que l'offre de fonds pour l'investissement est parfaitement élastique. Ce qui signifie que le rendement du capital investi est à peu près le même partout, au Canada et à l'extérieur, une fois pris en compte le risque spécifique à chaque économie et à chaque secteur. 
 
          Si les épargnants canadiens retiennent plus de leurs fonds au Canada par suite de dispositions fiscales, les étrangers en injecteront moins. La part des investissements canadiens détenue par les Canadiens s'élève; celle des étrangers décline. Si, par exemple, un fonds de pension des enseignants de l'Ontario prend une part accrue de l'équité d'une entreprise canadienne, les épargnants étrangers se tourneront vers d'autres cieux plus rentables. La règle sur la propriété étrangère des fonds de retraite ne fait donc que « brasser » les fonds investis entre étrangers et Canadiens. Ceux-ci se substituent à ceux-là pour alimenter les investisseurs de leurs épargnes. 
 
          Le fait est que les analyses empiriques sont impuissantes à détecter quelque effet que ce soit de la règle en question sur le coût du capital pour les entreprises. Ajoutons que la part des fonds de retraite orientée vers les petites entreprises non inscrites en bourse, et qu'on désigne comme du « venture capital », est infime. Elle ne dépasse guère les 0,2% de leurs actifs. 
  
Fardeau lourd sur les retraités 
  
          Si l'impact direct de cette règle sur les entreprises est à peu près nul, il en va différemment pour ce qui est du revenu des épargnants. La contrainte de contenu étranger a pour principal effet de limiter la diversification du portefeuille des caisses de retraite et, par voie de conséquence, d'abaisser le rendement du portefeuille en en élevant le risque. Le bassin de débouchés canadiens qui s'offre aux épargnants canadiens est infime et non représentatif de l'économie industrielle mondiale. En fait, le marché canadien compte pour moins de 2% du marché mondial du stock de capital investi en actions, pour moins de 3% du stock d'obligations. Ce qui signifie que les fonds de retraite doivent affecter 70% de leurs avoirs à 2% du portefeuille mondial d'actifs. Examinons quelques chiffres pour en mesurer les conséquences. 
 
          Au cours des vingt-trois années antérieures à 1996, les actions canadiennes ont produit un rendement composé de loin inférieur aux actions américaines et aussi aux autres actions étrangères (pour un niveau de risque à mi-chemin entre les deux). Si la règle sur la propriété étrangère s'était appliquée intégralement à 70% du portefeuille des fonds de retraite canadiens, c'est plus de 140 milliards de revenu qu'auraient dû sacrifier les futurs retraités en dix ans, soit de 7 à 8 milliards par année. 
 
          Il est vrai que la règle est partiellement contournée via le recours aux instruments financiers par les fonds de pension (les derivatives, tels les options et les instruments à termes) et à l'accumulation de fonds de retraite dans une multiplicité de fonds distincts par les individus. Nonobstant cet exutoire, le taux de rendement annuel des fonds de pension s'en trouve abaissé en moyenne de 16 à 32 points de base, sur une valeur globale de fonds accumulés égale à mille milliards. Le revenu de retraite réalisé par les Canadiens en subit une entaille allant de 6,3% à 13%, soit une somme de 2 à 4 milliards par année. Sans compter que cette « fuite », en soi correctrice, ne peut se faire qu'à un coût réel: le privilège de recourir aux derivatives se trouve réservé aux plus gros fonds de pension, à l'exclusion des individus qui gèrent eux-mêmes leurs fonds. 
 
     « La contrainte de contenu étranger a pour principal effet de limiter la diversification du portefeuille des caisses de retraite et, par voie de conséquence, d'abaisser le rendement du portefeuille en en élevant le risque. »
 
          On découvre ainsi que la règle sur le contenu étranger équivaut à une taxe sur le revenu du travail (a payroll tax), qui entraîne la baisse de l'offre de travail chez l'ensemble des victimes, c'est-à-dire de la main-d'oeuvre. Quel beau témoignage d'équité de la part des politiciens qui n'ont que ce mot indéfinissable dans la bouche! Soit dit en passant, même les rentrées fiscales souffrent de ces dispositions, dans la mesure où les épargnes sont réorientées vers des débouchés au rendement diminué. 
 
À la rescousse du dollar canadien? 
 
          Le moins qu'on puisse dire à ce sujet est que cette disposition discriminatoire n'a pas empêché le dollar canadien de connaître une dégringolade inexorable depuis une quarantaine d'années, surtout depuis 1976. Le fait est que l'abolition de ce contrôle n'aurait qu'une influence insignifiante sur le cours du change. Les sommes en cause compteraient pour une part infime des transactions internationales de change. Celles-ci s'élèvent au total à plus de 1,2 mille milliards par jour, à 54 milliards par jour pour le seul dollar canadien dans un marché fortement intégré au marché financier mondial. Les épargnes qui s'expatrieraient sans la règle ne vont pas chercher plus de quelques dizaines de milliards par année. Il faut en effet en cette matière tenir compte du biais « national » très réel en faveur de l'investissement intérieur, c'est-à-dire de la tendance des investisseurs à placer leurs épargnes d'abord chez eux, dans des débouchés plus familiers. 
 
          Et nous faisons abstraction ici de l'impact psychologique de barrières réglementaires aux mouvements de capitaux, qui suggèrent le message que l'économie canadienne est une économie fermée, peu attrayante aux capitaux, nationaux et étrangers. À ce sujet, l'histoire du contrôle des changes (car c'est de cela qu'il s'agit) révèle que leur suppression s'accompagne universellement d'afflux frais de fonds étrangers, plutôt que l'inverse dans les pays qui les abolissent. Question de confiance toujours. 
 
Gagnants, difficiles à identifier 
 
          On découvre à l'examen attentif des répercussions de cette loi que presque tout le monde semble y perdre à cette variété de contrôle des changes. Les travailleurs sont manifestement les plus grands perdants, surtout les membres de la classe moyenne qui font 75 000 $ ou moins. Les plus riches d'entre nous n'en subissent que des pertes marginales, vu que la part de leurs épargnes orientée vers les fonds de retraite soustraits à l'impôt compte pour peu dans leur portefeuille. Les entreprises aussi y perdent et les gouvernements eux-mêmes. On pourrait croire que l'industrie financière canadienne qui gère les épargnes canadiennes, y trouve quelque avantage, sous forme de services accrus à produire. Surtout les firmes les plus importantes qui ont accès aux « derivatives ». Les organisations professionnelles de ce secteur prennent cependant cause contre cette forme de contrôle de la propriété étrangère. Les seuls clairs gagnants de ce protectionnisme seraient donc les Fonds des travailleurs et les sociétés d'assurance qui sont soustraits aux règles de contenu étranger. Pour la presque totalité de la population, c'est payer cher les faveurs que le législateur réserve à une classe infime d'activité. 
  
 
Articles précédents de Jean-Luc Migué
 
 
<< retour au sommaire
 PRÉSENT NUMÉRO