Montréal, 13 avril 2002  /  No 102  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LA FRANCE BLOQUÉE
DANS L'ILLUSOIRE TROISIÈME VOIE
  
 par Jean-Louis Caccomo
  
  
          Le candidat Chirac l'a promis aux médecins: la sécurité sociale ne sera « ni étatisée, ni privatisée ». Voilà ce qui résume la politique française. Le pays est, depuis quelques décennies, bloqué dans une situation pittoresque: presque tout le monde semble faire le même constat d'immobilisme et de crispations qui paralysent à la fois la société civile et le pouvoir, entretenant un divorce inquiétant entre la société et ses élites; mais personne ne veut assumer la responsabilité d'un véritable changement. Avec la cohabitation devenue une pratique du pouvoir, c'est l'institutionnalisation du « ni-ni » qui s'est progressivement imposée: ni grand bond en avant, ni retour en arrière; ni libéralisme, ni socialisme; « oui à l'économie de marché, non à la société de marché ».
 
          Ces ersatz de programme politique sont devenus les thèmes officiels de toutes les campagnes électorales françaises. Ils sont actualisés avec le vocabulaire du moment, lequel ne reste qu'une n-ième déclinaison de la langue de bois officielle. Mais, alors que nos dirigeants et les candidats au poste suprême proclament haut et fort qu'ils ne veulent, pour la France, ni du « capitalisme sauvage » à l'américaine, ni du communisme réel à la mode soviétique, déclinant le thème de la « troisième voie » entre socialisme et libéralisme, ils ne voient pas que la France est justement en panne de croissance et d'idées parce que bloquée dans cette illusoire troisième voie. Le problème n'est pas de trouver et de mettre en oeuvre cette providentielle troisième voie; le problème français aujourd'hui, c'est justement d'en sortir!  
  
France: électroencéphalogramme plat 
  
          En fait, si la France est malade de sa classe politique, la France est surtout malade d'elle-même. À l'heure de la globalisation et du développement spontané des réseaux numériques qui libèrent la communication, le pays perd ses repères. Le marasme de la droite française, qui se refuse à assumer son identité libérale et se fourvoie en reprenant les mauvaises idées de la nomenklatura interventionniste, est un phénomène désolant. Mais, l'unité d'une gauche plurielle, débordée par ses mouvements les plus radicaux, n'est que façade. Cette décomposition politique de la France la condamne à continuer à rater ses principaux rendez-vous avec l'histoire; et à force de rater ses rendez-vous avec le passé, la France risque bien de rater son rendez-vous avec le futur.  
  
          Au plus fort de la guerre froide, alors que la menace d'un cataclysme nucléaire servait d'épée de Damoclès à un ordre mondial figé, la plus grande partie des intellectuels français s'accordaient pour considérer que le paradis social existait à l'Est comme une alternative sérieuse à « l'enfer capitaliste » de l'Ouest. Dans les années 80, alors que l'Angleterre et les États-Unis mettaient en oeuvre une profonde réforme de l'État-providence, nos dirigeants s'inquiétaient de cette dérive ultra-libérale qui condamnait, selon eux, ces pays à connaître un déclin industriel inexorable.  
  
          Alors que la chute du mur de Berlin annonçait la fin de l'ère collectiviste, le président Mitterrand avertissait que la réunification de l'Allemagne n'était pas une question d'actualité. Au sommet de Barcelone où les chefs d'États européens se rencontraient pour libéraliser le secteur de l'énergie, la France freinait des quatre fers pour défendre un secteur public à la française, comme si l'expérience de la libéralisation des télécommunications ne lui avait rien appris.  
  
          Avec le recul, le constat est sévère. L'expérience du communisme réel a conduit des millions d'innocents dans des camps de travail forcé sans propulser pour autant les pays concernés sur le devant de la scène économique. L'expérience du « capitalisme sauvage » a produit la consommation de masse dont on peut regretter les dérives une fois que l'on bénéficie de ses bienfaits. Le fait est que les économies anglo-saxonnes ne se sont pas enfoncées dans un déclin fatal; bien au contraire, dans les années 80-90, l'écart s'est à nouveau creusé entre une Europe continentale rongée par le chômage, un retard technologique chronique et la montée des partis extrémistes d'un côté, et les sociétés anglo-saxonnes, retrouvant le chemin de la création des richesses et du dynamisme entrepreneuriale de l'autre côté.  
  
     « En laissant croire aux Français que l'État allait prendre en charge tous les aspects de leur vie quotidienne – éducation, formation, retraite, santé, sécurité, etc. –, les politiques ont fini par fabriquer un citoyen à la fois passif et de plus en plus exigeant. »
  
          Quel contraste alors que la déprime s'installe durablement en France et que l'Europe s'accroche à un mythique « modèle social européen » qui ne fait que produire les exclusions qu'il se propose de supprimer! Nous craignons le lendemain, nous nous effrayons des changements à venir et nous avons peur des autres à force de faire de la diabolisation de la « mondialisation » notre seule valeur identitaire. Cette peur s'exprime aussi bien par la résurgence plus ou moins artificielle des identités locales – la glorification nostalgique du terroir! – que par la montée des partis extrémistes en tout genre. De ce point de vue, la pensée radicale d'extrême-gauche n'est pas moins inquiétante que la montée irrésistible de l'extrême-droite. Un pays aussi fragilisé, aussi peu confiant en lui-même qu'il en vient à se fourvoyer dans un processus de « guerre civile permanente » et de contestation systématique, peut-il encore tenir le cap dans les tourments d'une compétition internationale qui est un fait permanent?  
  
Des citoyens ou un État omnipotent: il faut choisir  
  
          À l'occasion des dernières élections régionales françaises, 60% des Français n'ont pas apporté leurs voix aux partis susceptibles d'occuper des fonctions gouvernementales ou les occupant actuellement, dont 40% n'ont pas voté du tout! Ces données font craindre le pire pour les prochaines consultations électorales qui vont s'avérer décisives pour la France. Les Français nous disent qu'ils ne se reconnaissent pas dans les partis existants. Mais qu'attendent-ils au juste? Peut-on qualifier de « citoyens » des individus qui sont prêts à manifester le moindre mécontentement dans la rue mais qui ne prennent pas le temps d'accomplir leur devoir électoral?  
  
          Il est vrai que la classe politique a une part déterminante de responsabilité en contribuant à infantiliser le corps électoral. En laissant croire, en effet, aux Français que l'État allait prendre en charge tous les aspects de leur vie quotidienne – éducation, formation, retraite, santé, sécurité, etc. –, les politiques ont fini par fabriquer un citoyen à la fois passif et de plus en plus exigeant. Dans le même temps, ils échouaient à apporter des solutions viables aux problèmes de société dont ils veulent pourtant conserver le monopole de la gestion: l'éducation est en crise; plus les politiques s'attaquent au chômage, plus ce dernier s'installe; le sentiment d'insécurité grandit face à la montée de la violence chez les plus jeunes; l'explosion incontrôlée des dépenses de santé et le vieillissement de la population menacent la sécurité sociale.  
  
          C'est que l'État ne peut prendre tout en charge et l'individu a le droit mais aussi le devoir d'exister. Nous oublions une règle essentielle instituée par les fondateurs de la république: le droit d'un individu est toujours le devoir d'un autre individu. Ce principe a son corollaire dans l'économie: la dépense d'un agent est toujours le revenu d'un autre agent. C'est ce que le contrat libre a vocation de rappeler. Si personne ne veut dépenser, personne ne touchera de revenu et la faiblesse des revenus entretiendra la faiblesse des dépenses. Sous couvert de bénévolat, d'économie « solidaire », de redistribution et de gratuité généralisée, la société s'enfonce dans une pénurie organisée parce qu'elle détruit son fondement économique: l'échange volontaire.  
  
          L'échange implique la responsabilité individuelle. Si les problèmes de société sont l'affaire de tous et impliquent une intervention légitime – mais mesurée – des pouvoirs publics, ils sont a fortiori l'affaire de chacun et nécessitent une implication nécessaire des citoyens. Il est trop facile d'attendre tout de l'État, d'accorder son bulletin de vote en fonction d'avantages à préserver ou à conquérir, puis déclarer ne pas se reconnaître dans les hommes politiques. La démocratie a besoin du personnel politique (si possible compétent et non corrompu par la démagogie ambiante); mais la démocratie a aussi besoin de citoyens responsables, donc libres. 
 
 
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