Montréal, 27 avril 2002  /  No 103  
 
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François Morin est conseiller financier dans la région de Québec.
 
BILLET
 
LE VRAI PRIX DE L'ESSENCE
 
par François Morin
  
  
          Le prix du pétrole évolue dans une fourchette de 65 ¢ à 75 ¢ le litre depuis maintenant quelques mois. Il n'y a pas si longtemps, les tribunes radiophoniques s'en donnaient à coeur joie, le prix venait de dépasser les 80 ¢ le litre, quel scandale! La grogne régnait chez les consommateurs québécois qui prétendent que les pétrolières s'en mettent plein les poches aux dépends de notre portefeuille. Le spectre d'une nouvelle législation sur le secteur grandissait chaque jour. On a même entendu certains groupes de pression réclamer un plafond sur les profits des pétrolières. Un peu plus et on avait droit à une manifestation en règle, drapeau des patriotes et chandail à l'effigie du Che en prime.
 
          Chaque fois que j'entends ce genre de discours, les poils me dressent sur le corps, et croyez-moi ce n'est pas beau à voir. Trêve de plaisanteries, qu'est-ce qui nous choque tant dans le prix de l'essence? Les profits des compagnies? Les taxes empochées par les gouvernements? Un peu de tout ça, mais vous conviendrez que le parallèle maintes fois entendu est celui entre prix élevé et profit élevé. 
  
Les composantes du prix à la pompe 
  
          Regardons d'un peu plus près les composantes du prix de l'essence à la pompe. Le prix payé par le consommateur est étroitement lié à plusieurs facteurs, certains incontrôlables, d'autres plus stables. Le prix du brut est en grande partie fixé par le cartel de l'OPEP. Bien entendu, il s'agit d'un prix fixé arbitrairement. Il a varié de plus ou moins 10 $ à 35 $ le baril au cours des trois dernières années. Toute une fluctuation et surtout, toute une marge de profit si on considère que le prix d'extraction tourne autour de 4 $ le baril pour l'ensemble des producteurs du cartel. Doit-on forcer les Arabes à baisser le prix du brut? La réponse libertarienne est effectivement non, c'est leur pétrole, qu'ils en fassent ce qu'ils veulent. La réponse économique est également non. 
  
          Il y a une très bonne raison à un prix si élevé du baril et il provient d'une caractéristique précise du produit. Le pétrole est une ressource épuisable, grande révélation! Les Arabes doivent donc tirer un profit maximum du pétrole tout en tenant compte des réserves disponibles, du prix de production des concurrents et des produits substituts. Si le prix est trop bas, la demande va augmenter et leurs réserves vont diminuer plus rapidement (contre un maigre profit par unité). Si le prix est trop élevé, il y a plus de profits par unité vendue, mais il y a aussi moins de ventes. Comme pour n'importe quelle denrée, l'objectif est donc d'établir un prix pour bénéficier d'un profit maximum. 
  
          Les concurrents jouent également un rôle important dans le prix du brut. Si l'OPEP monte trop les prix, la recherche de nouvelles sources d'énergie va redoubler et les gisements autrefois jugés non rentables vont être mis en production. Par exemple, on retrouve probablement au Canada les plus grandes réserves de pétrole au monde. Ces réserves sont principalement cachées dans les sables bitumineux de l'Alberta. Le problème, c'est que le prix d'extraction est approximativement de 13 $ le baril. Bien que le prix actuel, tout comme le prix moyen de ces dernières années ait été au-dessus de 13 $, l'exploitation à grande échelle de cette ressource n'a pas débuté car le moindre mouvement en ce sens ferait réagir les Arabes. Ils descendraient alors le prix du baril sous les 13 $ et les propriétaires de gisements canadiens se retrouveraient le bec à l'eau, incapables d'écouler leur pétrole sur le marché (ou le faisant à perte). Comme les réserves des membres de l'OPEP devraient tenir encore 80 ans, il n'est pas question de faire quoi que ce soit sur ces gisements à moins qu'une percée technologique ne vienne faciliter et rentabiliser une plus grande exploitation de la ressource. 
  
          L'un des leaders mondiaux de l'extraction des sables bitumineux est la compagnie Syncrude Canada Ltd. Ses coûts d'extraction sont passés de 40 $ le baril en 1978 à moins de 13 $ aujourd'hui. Syncrude dépense une fortune en recherche et développement chaque année. Si ces recherches continuent de porter fruits, les coûts d'extraction maintiendront leur chute et Syncrude en profitera grandement, tout comme nous. Une telle baisse stimulerait la concurrence mondiale et ferait baisser le prix à la pompe. Si Syncrude réussit, je vous parie que nous aurons une horde de socialistes aux barricades pour protester contre ce nouvel oligopole qui génère des profits exorbitants. Nous aurons vite oublié la baisse des prix qu'aura favorisée l'entrepreneurship de compagnies comme Syncrude et les risques qu'elles ont pris. La nouvelle réalité des prix, c'est-à-dire des prix plus bas, obtenus grâce à l'investissement de ces visionnaires dans l'avancement technologique, sera oubliée. Les prix seront encore trop hauts et les profits trop élevés pour nos socialistes. 
  
          Les produits substituts jouent également un rôle dans l'équilibre du prix du pétrole à long terme. À chaque augmentation de prix, de plus en plus de capitaux sont consacrés à la recherche et de nouveaux chercheurs se mettent à l'oeuvre pour mettre au point une source d'énergie alternative. Bien entendu, ce facteur joue en faveur d'un prix du pétrole relativement bas à long terme, non à court terme. 
  
Les profits des méchantes compagnies 
  
          On entend certains consommateurs crier que les profits des compagnies sont élevés, qu'elles sont en situation d'oligopole, qu'il faut réglementer immédiatement, qu'il y a urgence, qu'il faut agir, bla bla bla, la poutine habituelle quoi. J'ai même entendu un syndicaliste (dont j'ai oublié le nom) dire qu'il fallait nationaliser l'industrie, créer un monstre à l'image d'Hydro-Québec. Mon Dieu, faites que Bernard n'ait pas entendu! 
 
     « Les deux facteurs d'importance dans le prix du litre sont sans contredit le prix du brut et les taxes, non pas les profits. »
 
          Il est normal qu'après quelques décennies d'existence, l'industrie ne se retrouve qu'avec une poignée de joueurs majeurs. Pour réussir à vendre le moins cher possible à la pompe, il faut minimiser les coûts sous contrôle. Le prix du brut n'est pas sous le contrôle des compagnies mais le transport du brut, le raffinage et le transport du produit fini le sont. Les compagnies ont vite compris que pour réduire les coûts il fallait tout simplement effectuer toutes ces tâches le plus efficacement possible. Elles ont donc inventé les super tankers et les méga raffineries. Pour arriver à ce résultat, elles ont dû investir des quantités incroyables de capitaux et prendre des risques tout aussi importants. On n'achète pas une flotte de super tankers et quelques raffineries avec sa VISA Gold. C'est donc une évolution naturelle qui nous a menés à cette situation d'oligopole et c'est tant mieux. S'il fallait que nous soyons pris avec une multitude de petites compagnies qui voyagent leur pétrole dans des chaloupes et procèdent au raffinage à partir de kits achetés chez Club Price, soyez assurés que le prix à la pompe serait beaucoup plus élevé. 
  
          La situation d'oligopole entraîne nécessairement des marges plus élevées que dans un secteur plus concurrentiel comme la restauration. L'industrie pétrolière a besoin de larges installations, pas seulement de quelques chaudrons et ustensiles. Il n'y aura jamais autant de pétrolières que de restaurants, c'est tout à fait normal. Cette caractéristique est par contre quand même sous contrôle, dans un marché libre entendons-nous. S'il fallait qu'il y ait collusion pour fixer les prix trop hauts et par ricochet, une plus grande marge bénéficiaire, des concurrents feraient alors leur apparition (par exemple, le Costco de St-Jérôme). Pour des raisons techniques, temporelles, mais surtout de quantité de capitaux requis, les concurrents ne se pointeront le nez que si les profits sont anormalement élevés sur une longue période de temps. On ne se lance pas dans la construction de raffineries parce que les marges ont été favorables deux semaines d'affilée. 
  
  
EXEMPLE POUR MONTRÉAL
 
 
23 février 99
16 avril 01
% augmentation
 
 
 
 
Prix du brut (approximatif):
9,0 ¢/litre 
28,6 ¢/litre
217%
Marge de raffinage (approximatif):
4,3 ¢/litre
14,5 ¢/litre
237%
Prix de gros présumé:
13,3 ¢/litre
43,1 ¢/litre
237%
 
 
 
 
Coût de transport:
0,3 ¢/litre
0,3 ¢/litre
0%
Taxe d'assise (fédérale):
10,0 ¢/litre
10,0 ¢/litre
0%
Taxe routière (provinciale)* :
15,2 ¢/litre
15,2 ¢/litre
0%
Taxe urbaine (AMT Montréal)**:
1,5 ¢/litre
1,5 ¢/litre
0%
Prix minimum (avant taxes de vente)***:
40,3 ¢/litre
70,1 ¢/litre
74%
 
 
 
 
Marge du détaillant:
3,9 ¢/litre
3,7 ¢/litre
 
 
 
 
 
TPS
3,1 ¢/litre
5,2 ¢/litre
67%
TVQ
3,6 ¢/litre
5,9 ¢/litre
63%
Prix moyen à la pompe (taxes incluses)
50,9 ¢/litre
84,9 ¢/litre
66%
 
* Une réduction de la taxe routière est applicable dans certaines régions du Québec. 
** Taxe applicable dans la région du grand Montréal seulement. 
*** Ce prix correspond au minimum légal pour Montréal, aucune station service ne peut vendre sous ce prix plancher selon l'Arrêté ministériel en date du 26 novembre 1997. Il ne faut pas oublier que ce prix correspond au coûtant du détaillant. En moyenne, pour couvrir ses frais d'exploitation, un détaillant doit rajouter entre 4 et 5 ¢ à ce prix minimum.
 
Composantes du prix de l'essence tirées du site L'essence c'est essentiel.
  
  
          À titre d'exemple, les marges des raffineurs (voir tableau ci-haut) sont passé de 4,3 ¢/litre en 1999 à 14,5 ¢/litre en 2001. Ce que nous oublions, c'est que cette fabuleuse augmentation cache une performance décevante pour la période de 1990-1999 (voir tableau ci-bas). La marge bénéficiaire des raffineurs fut très mauvaise au cours de la décennie 1990, soit bien en dessous de 5%. Laisser son argent à la banque dans un dépôt à terme générait presque autant de bénéfices, sans les risques associés à la construction et à la gestion des raffineries. Bien que les marges actuelles soient bien plus intéressantes pour ces derniers, soyez assurés qu'elles reviendront à la normale avant longtemps, probablement dans une fourchette de 5% à 15%. 
  
          D'un même souffle, il faut bien faire attention de ne pas confondre prix à la pompe élevé et marge bénéficiaire élevée. Même si la marge était de 0%, le prix du litre à Montréal le 16 avril 2001 aurait quand même été de 70,4 ¢, bien plus que les 50,9 ¢ du 23 février 1999. Les deux facteurs d'importance dans le prix du litre sont sans contredit le prix du brut et les taxes, non pas les profits. Sans taxes, le prix du litre même au point culminant, c'est-à-dire lorsque les marges des raffineurs et le prix du baril étaient au maximum, n'aurait été que de 47,1 ¢. Aux conditions de février 1999, il aurait avoisiné les 17,5 ¢. 
  
  
  
  
Comparaison amusante 
  
          Prenez quelques instants pour comparer le prix du litre d'essence et tout ce qu'il renferme: recherche des sources, recherches pétrochimique, extraction, transport, raffinage, marketing, etc. Additionnez tous ces facteurs et dans les meilleures conditions de ces dernières années, vous obtenez un prix de 17,5 ¢ le litre et pour les pires conditions, 47,1 ¢ le litre. 
  
          Maintenant, combien payez-vous pour un litre d'eau en bouteille? De 75 ¢ à 1$ le litre? Quel est la complexité d'un tel processus? La recherche: beaucoup moins coûteuse que pour le pétrole. L'extraction: simple, l'eau coule directement de la montagne à la bouteille. Le transport: variable. Raffinage: inexistant. Marketing: similaire. Cette comparaison, vous pouvez la faire avec une multitude de produits, du lait au Pepsi, etc. En comparant ainsi, l'argumentation de prix trop élevés pour le pétrole ne tient plus. 
  
          Lorsque l'on prend en considération toutes les variables, on ne peut qu'arriver à la conclusion que le prix du pétrole est... toujours au bon niveau. C'est-à-dire à un niveau qui reflète le cumul de plusieurs facteurs en constants mouvements dans le temps. Certains de ces facteurs peuvent être en déséquilibre pendant une certaine période, mais les lois du marché vont éventuellement les ramener à l'ordre. Toute réglementation ne vient que fausser l'une ou plusieurs de ces variables et ainsi favoriser la création d'un déséquilibre dans l'offre et la demande, et ne peut que faire augmenter le prix à long terme. Notre seule arme valable demeure un marché libre et un comportement responsable en tant que consommateurs, c'est-à-dire, acheter là où le prix est le plus bas. 
 
 
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