Montréal, 11 mai 2002  /  No 104  
 
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Bertrand Lemennicier est économiste et professeur à l'Université de Paris II. www.lemennicier.com
 
OPINION
 
FAUT-IL ASSASSINER LE PEN?
CASCADES D'OPINION ET SECOND TOUR
DE L'ÉLECTION FRANÇAISE DE 2002
 
par Bertrand Lemennicier
  
  
          Nous venons d'assister avec l'élection présidentielle française du second tour à un phénomène qui a pris une dimension proprement étonnante: la formation d'une cascade d'opinion sur la base du « politiquement correct » dans une campagne électorale pour éliminer un adversaire politique. La manipulation des opinions politiques lorsqu'elle prend une telle ampleur signale une dérive de la démocratie française(1) et révèle le niveau d'implantation des formes modernes du totalitarisme dans notre pays. Cette tendance n'est pas propre à la France, mais inhérente aux mécanismes de formation des cascades d'opinion lorsque celles-ci sont utilisées non seulement pour stigmatiser des comportements à risque mais aussi des opinions politiques.
 
          Cette façon de former l'opinion publique est dangereuse parce que la manipulation de l'opinion publique par ces activistes implique un usage intensif de figures de rhétorique, de biais dans la perception des opinions politiques d'autrui, de diffusion de fausses informations dans le but d'enclencher une cascade qui va modifier l'opinion des électeurs en faveur d'un programme politique ou d'un candidat et non pas dans le but d'éclairer le public sur les véritables enjeux de l'élection, la fin justifiant les moyens. Elles peuvent même légitimer l'usage de l'assassinat politique comme moyen démocratique d'éliminer un adversaire! Cette manipulation des croyances est un danger pour la démocratie politique contemporaine déjà si sensible à l'opinion majoritaire. 
  
          En effet, les cascades d'opinion sont utilisées aujourd'hui, par certains groupes d'activistes, pour éradiquer, par la législation, des comportements jugés comme dangereux pour l'individu lui-même ou pour les autres: fumer, conduire au-dessus des limites de vitesse, téléphoner au volant de sa voiture, regarder des sites pédophiles sur Internet, vanter les charmes de la Marie Jeanne, porter des armes sans autorisation, critiquer les lois sur l'avortement, dénigrer son voisin sous prétexte qu'il est de couleur verte et homosexuel, etc(2). Il est intéressant de faire le parallèle entre ces cascades d'opinion initiées par ces groupes d'activistes et ce que l'on a observé entre les deux tours. Les activistes de la gauche socialiste, lors des élections présidentielles, ont manipulé le processus de formation des croyances pour faire émerger une opinion majoritaire sur un problème spécifique: voter contre le candidat qui pourrait mettre en danger leurs privilèges acquis aux dépens des contribuables(3). Ce sont les nouvelles formes d'action collective où le « politiquement correct » et les défilés dans les rues(4) remplacent la violence physique et le terrorisme. Ce sont les formes « civilisées » de l'emprise d'une minorité intellectuelle sur la masse des électeurs. 
  
L'éradication des opinions politiques jugées dangereuses 
  
          Cela fait des années que les opinions politiques de millions de Français qui votent pour Le Pen sont jugées comme dangereuses. Mais c'est la première fois qu'elles ont fait l'objet d'une intense campagne d'opinion publique de culpabilisation. L'intensité de la campagne est sans doute à la mesure de la peur que ce vote a suscitée chez les socialistes et aussi du fait que leur candidat, Lionel Jospin, s'est fait doubler par Le Pen, alors qu'il ne s'y attendait pas. Cette campagne a pris la forme d'une cascade d'opinion avec le résultat que l'on connaît: une écrasante majorité de Français ont voté Chirac. Ils ont adhéré à la cascade d'opinion en moins de 15 jours.  
  
          Les libertariens et les libéraux classiques sont attentifs à ce qui est arrivé au candidat Le Pen, non pas parce qu'ils partagent ses opinions politiques, mais parce que ce qui arrive à ce dernier préfigure ce qui arriverait aux libéraux si ces derniers prenaient de l'importance auprès des électeurs. En effet, face aux cascades d'opinion publique la meilleure protection qui existe consiste à l'étouffer dans l'oeuf. Comme les libéraux classiques et les libertariens ne partagent pas la même vision de la démocratie(5) que ces groupes d'activistes de gauche, leurs opinions politiques seront, elles aussi, jugées comme dangereuses et soumis à ces mêmes cascades d'opinion. Il faut donc tirer des leçons de cette expérience pour en comprendre le mécanisme et être capable d'y faire face. C'est l'objet de cet article que d'appliquer au phénomène Le Pen, un « produit politique » dangereux et à risque, en tous cas, considéré comme tel pour les activistes de gauche(6), ce que l'on a observé à propos de campagnes similaires contre par exemple des fumeurs ou des mauvais conducteurs.  
  
Une grande importance dans une démocratie 
  
          La faiblesse intrinsèque de la démocratie, comparée à d'autres modes de décisions comme une relation contractuelle entre des adultes consentants, prend racine dans les imperfections de la démocratie. La théorie des choix publics a développé deux propositions importantes qu'il est bon de rappeler. 
1) Il n'est pas rationnel pour un électeur (contrairement au consommateur) de s'informer sur les programmes des candidats. S'informer a un coût d'opportunité qui excède le gain attendu du vote. Le gain attendu est le produit de la prébende qu'un électeur escompte, en votant pour son candidat favori, multipliée par la probabilité que son bulletin de vote influence le résultat. Mais dès que le nombre d'électeurs augmente sensiblement, la probabilité pour que le vote d'un électeur quelconque influence le résultat de l'élection est nulle. Il est donc irrationnel pour un électeur de s'informer sur les idées et programmes des candidats et les conséquences de ces programmes sur son propre bien être, y compris sur le programme et ses conséquences du candidat qu'il soutient. Il est donc normal que les électeurs choisissent des candidats sous l'influence de l'émotion (Bayrou qui monte dans les intentions de votes – et les votes – parce qu'il gifle un gamin qui lui faisait les poches) et de la passion. On voit mêmes des électeurs qui votent pour des candidats dont la politique consiste essentiellement à diminuer leur bien-être et à voter contre ceux qui l'amélioreraient(7)! De cette première proposition on déduit qu'il est normal que les électeurs, rationnellement ignorants, forment leurs opinions en se conformant aux croyances des autres pour conforter leur jugement personnel ou leurs informations privées (cascades d'information).  
  
2) Il n'est pas rationnel pour un électeur d'aller voter pour des raisons identiques. Le gain attendu du vote est faible si les autres votent alors que le coût d'opportunité est élevé. En revanche si les autres ne votent pas, il est important d'aller voter. C'est le paradoxe du votant. Chaque électeur est incité à aller voter pour empêcher que l'autre clan fasse passer ses candidats(8). Le taux d'abstention varie en fonction des anticipations des uns et des autres sur le comportement des autres électeurs. Il est aussi naturel d'observer que dans les scrutins majoritaires à deux tours le deuxième tour cherche à éliminer le candidat du clan adverse. 
          Ces deux propositions tirées de la théorie économique des choix publics ont reçu une confirmation éclatante lors de ces présidentielles. La cascade d'opinion enclenchée par les groupes d'activistes a porté sur ces deux points: inciter les individus à voter; diaboliser le candidat à éliminer.  
  
La cascade d'information 
  
          Les individus disposent d'une information personnelle ou privée incomplète (en provenance essentiellement de leur environnement local ou de leur expérience personnelle) sur les risques encourus lorsqu'ils votent pour Le Pen. Cette information est incomplète parce qu'il en coûte d'obtenir une meilleure information par soi-même. Cette information privée et locale est incomplète par ignorance rationnelle. Les électeurs peuvent alors compléter leur information privée ou locale en observant ce que pensent des individus dont le jugement leur apparaît sûr. Ils fondent alors leur croyance sur celles des autres ou sur les croyances qu'ils considèrent être celles des autres à l'exemple des jeunes lycéens vis-à-vis de leur professeur.  
  
          On retient souvent deux motifs pour expliquer l'influence exercée par les autres sur la formation de ses propres croyances: l'un est purement informationnel, on imite autrui dans ses choix parce qu'on le pense mieux informé, et l'autre fait appel au désir qu'a chaque individu de se conformer au comportement d'autrui (que celui-ci soit ou non bien informé). On parlera de cascade informationnelle dans un cas et de cascade de réputation dans l'autre cas. Le fonctionnement de cette cascade est simple. Les individus sont rationnels et choisissent d'exprimer publiquement leur propre préférence fondée sur les informations privées dont ils ont connaissance ou d'exprimer celles des autres dont ils pensent qu'ils sont mieux informés. Ils choisissent l'une ou l'autre sur la base d'un calcul d'espérance de revenu. Les préférences des autres qui sont prises en compte sont d'abord celles des experts qui ont normalement une meilleure connaissance des risques, puis celles des leaders d'opinion – artistes, hommes politiques, journalistes – auxquels les individus accordent leur confiance. Si les opinions des experts sont unanimes et si les leaders d'opinion partagent celles des experts, l'individu choisit systématiquement d'afficher publiquement l'opinion des autres. Une cascade d'opinion s'enclenche. 
  
     « Les activistes vont chercher à influencer les experts et les leaders d'opinions pour que tous les électeurs affichent publiquement la croyance des autres sans tenir compte de la leur. Ils doivent faire en sorte que la cascade aille dans le sens de leurs idéaux ou intérêts: ici éliminer un candidat à l'élection présidentielle. »
 
          Les activistes vont chercher à influencer les experts et les leaders d'opinions pour que tous les électeurs affichent publiquement la croyance des autres sans tenir compte de la leur. Ils doivent faire en sorte que la cascade aille dans le sens de leurs idéaux ou intérêts: ici éliminer un candidat à l'élection présidentielle. La probabilité de prendre un tel chemin est d'autant plus forte que l'opinion vient d'un expert. Ces activistes vont d'abord cibler le groupe des experts de la politique et de l'économie (puisque l'on parle de choix politiques risqués)(9). Ils vont ensuite chercher à les convaincre d'afficher publiquement les informations qu'ils désirent mettre en avant: Le Pen est un Hitler potentiel(10). Ils vont aussi s'attacher aux journalistes de la télévision pour qu'ils relaient ces experts au sens où ces derniers sont des référents pour une grande partie de l'opinion publique et qu'ils disposent des vecteurs de la cascade informationnelle. On comprend mieux alors plusieurs choses.  
1) L'importance de l'accès aux médias qui peuvent dramatiser une information et la communiquer à des millions de gens instantanément. Ces activistes développent un réseau d'influence articulé entre le milieu des médias et celui des experts. 
  
2) L'importance de bien cibler les deux premiers individus (ou groupes d'individus: experts et journalistes) et de les homogénéiser car ce sont eux qui peuvent enclencher une cascade. 
  
3) Si le risque de voir Le Pen arriver au pouvoir est réel, la surestimation ou le mensonge et les exagérations que ces activistes mettent en avant à propos du programme politique de Le Pen permettent de lutter contre la fragilité des cascades. En effet, selon la théorie des cascades, la moindre information externe, même de piètre valeur, peut la renverser dans ce qui sera perçu par ces activistes comme une cascade erronée.  
  
4) On comprend aussi le rôle essentiel de la rhétorique dans le débat politique puisqu'il s'agit de persuader non pas par la raison, puisque chacun est rationnellement ignorant, mais par l'émotion. Dans la plupart des théories traitant de l'influence sociale et des stigmates, on néglige le poids de l'argumentation rhétorique dans la formation des croyances. Or sans usage de la rhétorique, la cascade a du mal à être enclenchée. En effet, l'art de la dramatisation implique de biaiser la perception. Biaiser la perception implique souvent de jouer sur la peur, d'où l'usage intensif de sophismes « ad odium ». Les deux premiers individus doivent susciter la confiance et le respect (l'expert) et simultanément doivent disposer d'une audience prédisposée à les imiter (journaliste ou artiste) d'où les arguments d'autorité. L'intimidation et la stigmatisation font aussi partie de cette technique de formation des croyances. 
  
5) Elle permet d'expliquer qu'une fois la cascade enclenchée le combat des activistes se fait pour barrer toute information dans le public qui pourrait renverser celle-ci dans le sens contraire à ce qu'il considère être la « vérité ». D'où une série d'attitudes et de violations des droits individuels pour la bonne cause! Par exemple, le non-respect des temps de paroles à la télévision peut être vu d'une part comme un moyen de diriger l'électeur vers une cascade « jugée bonne » et simultanément d'empêcher les membres du parti du Front National ou ses sympathisants d'injecter des informations dans le public qui pourraient renverser la cascade, si l'on pense que la cascade est erronée. Le refus d'un débat entre les deux candidats est aussi symptomatique de ce comportement: ne pas laisser les électeurs juger sur pièce de la valeur des arguments des candidats. En effet, toute information qui pourrait remettre en cause le risque pris en votant pour Le Pen va en sens contraire de l'effet désiré. Il est rationnel de la part de ces activistes d'agir ainsi s'ils veulent lutter contre la fragilité des cascades. Le calcul du Président sortant, en refusant le débat, est juste car il va à cette époque-là surfer sur la cascade d'opinion. 
  
6) L'importance qu'il faut accorder aux experts (politologues et économistes) pour qu'ils parlent d'une même voix ou qu'ils affichent publiquement la même croyance. En effet, il faut empêcher certains experts d'affirmer une opinion contraire à celle de ceux qui manipulent la cascade. Lors de cette campagne aucun expert – économiste ou politologue – pouvant soutenir le candidat du Front National n'a pu accéder aux médias.
Le politiquement correct 
  
          Pour mieux expliquer la formation des croyances chez les experts et/ou les journalistes à partir d'un comportement rationnel, il faut faire appel au comportement stratégique des minorités d'activistes qui vont, grâce à des réseaux et des mécanismes de réputation ou de stigmatisation, réaliser la concordance des croyances – ce qui permettra à un comportement mécanique dans un contexte d'ignorance rationnelle(11) de jouer pleinement pour enclencher la cascade d'information dans l'opinion qui est l'objectif ultime. 
  
          L'idée de fond est la suivante: L'état de l'opinion publique, sur le fait que le candidat Le Pen est un « produit politique » à risque, est la somme pondérée des opinions affichées publiquement par les experts ou les journalistes. Les pondérations représentent le poids de l'expert dans la formation de l'état de l'opinion publique.  
  
          Chaque expert ou journaliste à une opinion privée ou personnelle, sur le fait que voter Le Pen est risqué ou non. Appelons l'opinion A: voter Le Pen est risqué; et Non A: l'opinion contraire. Il va afficher publiquement son opinion privée, A, en prenant en compte l'opinion publiquement affichée par les autres A ou Non A. À chaque fois qu'il affiche publiquement son opinion privée, A, compte tenu de l'opinion affichée publiquement par les autres, A ou Non A, il perçoit des gains monétaires et non monétaires nets de certains coûts. Prenons le cas où il affiche publiquement sa croyance privée Non A et que l'opinion affichée publiquement par les autres est conforme à sa croyance privée propre Non A, le scientifique ou le journaliste en tire une satisfaction positive. À l'inverse, si les autres expriment publiquement une croyance opposée à la sienne, ils affichent publiquement A, il supporte une sanction qui lui sera imposée par ses pairs (ostracisme dans les colloques, refus d'avancement dans la promotion des carrières pour lui et ses assistants, répression de la liberté d'expression et de publication, privation de contrats de recherche...). 
  
          Prenons l'autre cas où sa croyance privée est A: si les autres affichent A, il tire une satisfaction positive; en revanche dans le cas contraire il en tire une satisfaction négative. On peut seulement supposer que lorsqu'il y a coïncidence des opinions sur A ou sur Non A, les gains positifs attendus diffèrent selon que l'une ou l'autre opinion est « intrinsèquement vraie ». Nous avons alors dans le jargon de la théorie des jeux un équilibre bimorphique. Il existe un seuil pour lequel l'individu est indifférent à afficher publiquement l'une ou l'autre opinion. Dès qu'il estime que les autres vont afficher publiquement une opinion dans une certaine proportion qui excède ce seuil (respectivement en deçà de ce seuil) alors il se conforme à l'opinion des autres. Tous font face au même dilemme et tous adoptent la même opinion quelle qu'elle soit.  
  
L'économie des réseaux 
  
          Comment les minorités activistes arrivent-elles à homogénéiser les croyances affichées publiquement? Une incursion dans l'économie des réseaux n'est pas inutile à ce stade de l'analyse. Dans un réseau, on distingue habituellement trois niveaux: l'infrastructure, l'info structure et les services finals. Dans le cas particulier qui nous concerne, distinguons deux sous-réseaux composés de trois niveaux chacun. Le premier d'entre eux est celui des experts (politologues, économistes, philosophes, etc.) sous-jacent à la formation des croyances dans l'opinion publique. Les noeuds et les arcs de son infrastructure se composent des équipes travaillant dans les universités, les clubs de pensée, les laboratoires de recherche, au CNRS, et des liens qui les relient entre elles comme avec leurs financeurs pour l'obtention des fonds de recherche sous forme d'appels d'offres auprès de ministères, d'organismes internationaux et/ou de fondations privées. Ils sont aussi en relation entre eux pour les publications, les postes et les honneurs. L'info structure consiste en l'aiguillage des fonds, des publications et des postes au travers des comités scientifiques, des commissions de spécialistes et autres instances de décisions. Affiliations syndicales, politiques, religieuses et liens personnels ou clientélistes vont permettre l'aiguillage des fonds et des positions. Les services finals sont les attributions de fonds, de postes, d'autorisation de publication, etc., aux équipes de recherche scientifique. 
  
          Le deuxième sous-réseau est celui des grossistes qui transforment les idées politiques ou économiques en quelque chose de compréhensible pour des journalistes et le monde des médias et de l'édition qui vont distribuer ces idées au grand public. C'est l'étape de « l'exploitation commerciale » de la circulation des idées et des croyances. L'infrastructure est composée d'institutions semi-publiques, d'associations, de fondations captées par les minorités d'activistes et spécialisées dans la production des idées et des clichés qui vont façonner l'opinion des groupes référents: artistes, scientifiques, hommes politiques et journalistes. L'info structure consiste en l'aiguillage de ces idées et croyances dans les milieux de la politique et des médias via les affiliations syndicales, politiques, religieuses et liens personnels et ou clientélistes. Le service final est le papier, le reportage, l'émission de radio dont les médias sont demandeurs pour alimenter le contenu des informations qu'ils vendent au grand public.  
  
          Revenons à nos experts. Si les politologues et les économistes sont profondément en désaccord sur les conséquences d'un succès de Le Pen au présidentielle aucune cascade ne s'enclenche. D'où l'importance de la convergence des opinions publiquement affichées par le groupe des experts sur la perception de ce qu'est l'opinion publique à un moment donné. C'est là où l'info structure du réseau des grossistes en idées et clichés joue un rôle clé. Par exemple, lors des interviews dans les émissions télévisées, seuls les témoignages allant dans le sens des idéaux des activistes sont présentés. Les jeunes interviewés sont anti-Le Pen. Les rares personnes soutenant les idées de ce candidat et interviewées et présentées à la télévision sont des vieux ou des adultes dont le niveau d'éducation ne leur permet pas d'argumenter en faveur de leur candidat. Ils vont chercher aussi à augmenter les récompenses ou les sanctions sociales contre ceux qui sont récalcitrants à admettre que Le Pen n'est pas Hitler. 
  
          Imaginons que les actes coïncident avec les croyances privées: 1) si un électeur vote pour Le Pen, il croit que voter pour lui est une bonne chose et 2) s'il ne vote pas pour Le Pen, il croit que cet homme est dangereux. Mais il ne va pas nécessairement afficher sa croyance privée publiquement. La cascade de réputation peut alors impliquer une déconnexion entre les opinions affichées publiquement et les actes des individus. Ceci explique simplement les erreurs de prévisions dans les sondages(12). Les activistes sont tellement imbus de leur propre croyance qu'ils ont du mal à comprendre les électeurs de Le Pen qui affichent leurs croyances « vraies ». Pour eux celles-ci ne peuvent être « vraies ». Ils pensent que les électeurs de Le Pen sont subjugués par le caractère charismatique de sa personnalité. Les interviews montraient nombre de partisans de Le Pen appelant leur candidat Jean-Marie. Les journalistes montraient que ces électeurs considéraient Le Pen comme leur Idole. Il n'y a qu'un pas vite franchi pour considérer les électeurs de Le Pen comme des faibles d'esprit qu'il faut rééduquer parce qu'inconscients du choix qu'ils font. Ces activistes refusent d'admettre que ceux qui résistent à la cascade d'opinion puissent afficher leur véritable préférence. 
  
          L'articulation entre les cascades de réputation et d'information est essentielle car la cascade de réputation est robuste. Une fois le seuil critique minimal dépassé, il est difficile de renverser la cascade. Les groupes activistes ont des pratiques qui rappellent les techniques révolutionnaires par la sanction imposée à ceux qui ne se conforment pas à la pensée unique des activistes(13). L'ostracisme ou la stigmatisation qui sera infligée à ceux qui n'auront pas manifesté de soutien à la « cause » de la cascade, lorsque celle-ci aura réussie. Il est donc essentiel pour ces activistes de développer une culture du mensonge et de l'anathème. Celle-ci n'émerge pas par hasard, elle est le produit rationnel de cette structure d'interaction. 
  
La non réaction du Front National 
  
          L'anomalie principale de la théorie des cascades de réputation ou d'information réside dans la non-réponse de ceux qui sont victimes de ces cascades d'information et de réputation. Pourquoi ces derniers sont-ils dans l'incapacité de réagir à ces phénomènes? Le premier argument qui vient à l'esprit est qu'une fois le seuil critique minimal franchi, il est pratiquement impossible de remonter le courant. C'est la position des théoriciens des cascades et c'est aussi l'intérêt de cette théorie. Le Front National n'a pas réagi à temps pour enrayer la cascade. Une fois celle-ci enclenchée, il est trop tard.  
  
          Que peuvent faire les victimes face à une cascade qui détruit leur image de marque? Faire le gros dos et attendre que cela se passe en misant sur la fragilité des cascades et la capacité d'oubli extraordinaire des électeurs est une solution envisageable et plus fréquente qu'on l'imagine(14). Enfin, les partis politiques victimes de ces pressions peuvent systématiquement border les activistes pour les empêcher d'enclencher une cascade de réputation ou d'information. Il est important pour eux d'empêcher la cascade de réputation de s'instaurer chez les experts ou chez les journalistes. Ils peuvent eux aussi détruire l'image de marque des activistes. Ils peuvent eux aussi instiller des informations publiques qui renversent la cascade d'information. Ils peuvent pénétrer l'info structure des réseaux d'activistes pour altérer l'aiguillage des informations. 
  
Démocratie, liberté et manipulation de l'opinion publique 
  
          Ces interactions entre croyances publiques et privées, fausses et « vraies » créent des problèmes très sérieux pour notre démocratie majoritaire. Elles ne concernent pas uniquement Le Pen. 
  
          Prenons un exemple. L'échange libre et volontaire au niveau mondial, la globalisation, apporte des bienfaits à tous. Le petit groupe d'ultra libéraux qui soutient un tel argument est traité de fanatique. Ceux qui étaient enclins à croire cette « vérité » n'osent pas afficher publiquement leurs croyances retardant ainsi l'émergence d'une masse critique d'opinions positives qui permettrait d'enclencher une politique de déréglementation ou d'ouverture du pays au reste du monde qui bénéficierait à tous(15). Cette technique du « populist firestorm » utilisée par les activistes pour empêcher une déréglementation soulève des problèmes particulièrement graves dans un contexte où la démocratie moderne n'est plus guidée par le souci de protéger la liberté individuelle mais par le souci de satisfaire des majorités de rencontre. Comme l'écrit F. Hayek(16) 
          Il semble que ce soit la destinée régulière de la démocratie, qu'après une première période glorieuse pendant laquelle on la comprend comme une sauvegarde de la liberté personnelle – et où elle l'assure effectivement parce qu'elle accepte les limitations posées par un Nomos supérieur à elle – la démocratie en vienne tôt ou tard à revendiquer le pouvoir de régler n'importe quelle question concrète selon la décision d'une majorité, sans égard au contenu de cette décision.
          La démocratie contemporaine est trop sensible à l'opinion publique exprimée dans la rue ou dans un bulletin de vote, voire dans les enquêtes d'opinions. Celles-ci sont souvent utilisées pour justifier une réglementation ou empêcher une déréglementation qui satisfait un groupe de pression particulier et non pas l'intérêt public. On n'échappera jamais au jugement de valeur qu'il faut porter sur les objectifs poursuivis par les activistes, ce n'est donc pas dans l'émergence de cascades erronées (pour les uns, mais correctes pour les autres) que porte la critique, mais sur les défauts intrinsèques du processus de la cascade. La manipulation de l'opinion publique par des phénomènes de cascade peut être particulièrement dangereuse parce que le processus de la cascade incite à la propagation et l'entretien d'informations totalement non fondées qui créent une pression politique formidable en faveur de choix électoraux déconnectés des véritables enjeux politiques. Ce qui a été le cas dans cette dernière campagne présidentielle. 
  
Les cascades d'opinion violent-elles les droits individuels? 
  
          Si l'on adopte un point de vue strictement en termes de droits individuels, la cascade informationnelle ou de réputation ne viole pas le droit de propriété de l'individu sur lui-même. N'importe qui peut chercher à influencer le comportement d'autrui. Il peut diffuser des informations fausses. Les activistes ont le droit d'utiliser une cascade informationnelle pour convaincre et boycotter un homme politique à risque. C'est à chaque individu de décider si oui ou non sa propre croyance privée doit l'emporter sur celle des autres(17). La question fondamentale est celle de savoir si cette information entraîne une violation de droit de propriété. Ce n'est donc pas la diffusion de fausses (ou vraies) informations sur les produits à risque ou sur les personnes à risque qui pose problème. On peut reprendre l'argumentation de M. Rothbard(18). Les activistes croient que le candidat Le Pen est un « produit à risque ». Supposons que cette information soit « fausse ». Ils ont parfaitement le droit de diffuser une telle information y compris d'inciter l'électeur à boycotter le « produit ». Il va de soi que le Front National a le droit de réfuter une telle affirmation y compris d'acheter le silence des activistes. Les victimes de ces actes, pour se défendre, peuvent tout à fait faire circuler des listes noires d'activistes et faire pression pour les empêcher d'accéder aux médias ou influencer le milieu des experts concernés. 
  
          Dans un univers où il existe un marché libre de l'information, les cascades peuvent se former ou se déformer dans le but d'influencer l'électeur sans violer de droits individuels. C'est l'existence d'un marché réglementé de l'information et monopolisé par des petits groupes d'intellectuels qui contrôlent l'info structure des réseaux qui pose problème. C'est par la déréglementation des infrastructures de la recherche scientifique et des médias que l'on pourra sans doute éviter les effets pervers engendrés par ces cascades dont les conséquences, si elles sont erronées (ou même si elles ne le sont pas), sont de distordre les choix individuels et de mettre à mal la démocratie politique contemporaine. 
 
 
1. Si tant soit peu elle a été un jour démocratique. Cette opinion peut apparaître paradoxale au sens où l'écrasante majorité obtenue par J. Chirac est interprétée comme une victoire de la démocratie sur le Fascisme. Faut-il encore définir ce qu'est la « vraie » démocratie et ce qu'est le néo-Fascisme contemporain.  >>
2. Tous ces comportements sont interdits par la législation.  >>
3. Ce qui est le cas de Le Pen lorsque les membres de son parti gèrent une ville.  >>
4. Les défilés dans les rues ont pour objet d'impressionner les électeurs et d'exprimer l'intensité des préférences. On compte les manifestants parce que leur nombre indique leur représentativité. On montre leur combativité – les casseurs – et les destructions qu'elle peut engendrer. Cela permet à l'homme politique de faire du chantage. Si je ne suis pas élu ce sera la «chienlit». On a pour preuve, que les défilés du 1er mai n'ont pas engendré de destructions. Ce qui démontre a contrario la manipulation qui est exercée par ces groupes d'activistes sur la population puisqu'il suffit qu'ils passent des mots d'ordre pour ne pas observer de violences.  >>
5. La démocratie libérale n'est pas une démocratie majoritaire.  >>
6. Il va sans dire que les opinions politiques des gens d'extrême gauche ne sont pas dangereuses ni des produits à risque.  >>
7. Les immigrés de la seconde génération qui votent pour les socialistes au lieu de voter pour Le Pen. Celui-ci en arrêtant l'immigration augmenterait le niveau de vie des anciens immigrés.  >>
8. Voir B. Lemennicier 2002, « Analyse économique de la démocratie », www.lemennicier.com>>
9. Rappelez-vous, même le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) s'est prononcé contre le programme économique de Le Pen. Ils l'ont fait avec un sérieux qui devenait risible. Même Denis Kessler, Vice-Président délégué du MEDEF, avait pris un air grave. Souvenez-vous des experts historiens ou de sciences politiques rappelant comment Hitler est venu au pouvoir grâce à l'abstention et au populisme. En oubliant tout à coup que ces gens de gauche étaient seuls responsables de la défaite de Jospin en présentant face à lui 3 candidats troskistes, 1 communiste et 1 souverainiste!  >>
10. En oubliant incidemment de mentionner que le gouvernement socialiste a déjà réalisé au moins l'un des projets politiques de Hitler en matière de santé publique: l'éradication des comportements des fumeurs (avec plus de succès que lui d'ailleurs)!  >>
11. Il existe dans la théorie économique un courant déjà ancien qui fait jouer aux normes sociales une importance cruciale dans les comportements. Voir par exemple l'article de G. Akerlof, 1976, « The Economics of Caste and the Rate Race and Other Woeful Tales », Quarterly Journal of Economics, Vol 90.  >>
12. Cet argument a été avancé plusieurs fois par les instituts de sondage qui ont conscience de la divergence entre les opinions affichées publiquement et celles privées.  >>
13. Que la cascade de réputation soit erronée ou bien mène à une situation sous optimale est un jugement de valeur sur le résultat qui émerge de la cascade. L'ambiguïté réside dans le fait que les activistes jugent comme bon ce qui émerge d'une cascade, d'où leur incitation à réduire au silence les voix dissidentes. La sanction peut prendre des formes très insidieuses comme par exemple le refus de promouvoir des collègues ne partageant pas les opinions dominantes ou en supprimant leurs cours ou les positions qu'ils ont, dans les médias ou à l'université, d'influencer sur les idées ou les idéaux des adultes et des jeunes. La sanction peut prendre une forme plus visible comme avec les défilés dans les rues, les violences physiques exercées à l'encontre des Le Penistes, les dénonciations à l'autorité publique des propos des électeurs de Le Pen. Rappelons l'affaire Notin de Lyon où ce Maître de Conférence a été exclu de l'université parce qu'il avait osé critiquer dans un article publié dans une revue scientifique l'entourage « juif » du Président Mitterand.  >>
14. C'est souvent le cas en politique. Nombre d'hommes politiques dont on sait qu'ils sont corrompus, parfois même qu'ils ont fait de la prison, sont réélus. Un président socialiste grec a ainsi été réélu. Bernard Tapie s'il se présentait aux élections serait élu tout de suite. Chirac l'est bien. Ce n'est pas un paradoxe. Les électeurs comprennent bien qu'élire un homme corrompu veut dire qu'on peut le corrompre. Or la démocratie consiste avant tout à obtenir un privilège, une rente aux dépens de quelqu'un d'autre. Or cette rente ne peut pas être obtenue avec un homme intègre.  >>
15. D'où les livres de V. Forrester 1996 et 2000 L'horreur économique et Une étrange dictature (Fayard). Deux livres dont l'objet est de déclencher volontairement une cascade informationnelle erronée sur la question du libéralisme ou pour empêcher une cascade informationnelle d'émerger dans le milieu de la gauche intellectuelle en faveur du libéralisme.  >>
16. F. Hayek, 1960, The Constitution of Liberty, Routledge and Kegan, London.  >>
17. Il ne faut pas cependant surestimer ces cascades d'opinion. La campagne présidentielle a offert un test. Il est possible de mesurer l'impact de ce type de cascade puisque les premières intentions de vote au soir du 21 avril, (avant la mise en route de la cascade) et après les résultats du premier tour, s'établissaient à 80% pour Chirac et 20% pour Le Pen. Le résultat du deuxième tour a donné 82.15% et 17.85% et une baisse de l'abstention de 8.5% (de 28.4 à 19.86). 19.86% des électeurs n'ont pas été votés au deuxième tour, 5.41% ont voté blanc ou nul, et 17.85% ont voté Le Pen. Les 17.85% qui ont voté pour Le Pen ne font donc que 17.85* (100-19.86)/100 = 14.30% des électeurs. On a donc 19.86+5.41+14.30 = 39.57% des électeurs qui sont restés insensibles à cette cascade d'opinion cherchant à culpabiliser ceux qui s'abstiendraient, voteraient « nul » ou voteraient Le Pen [NOTE: Merci à M. Vincent Poncet pour avoir porté à mon attention une erreur dans ce calcul dans l'article original]. Ce qui en soi est rassurant. Si l'on considère les abstentionnistes comme non concernés, les votes « blanc » et « nul » traduisent une profonde insatisfaction des électeurs. L'impact a donc été faible au vu des sondages d'opinion réalisés avant le démarrage de la campagne. Cependant on peut nuancer ce propos en rappelant, qu'en absence de cette cascade, le taux de participation aurait peut-être été beaucoup plus haut et le score de Le Pen différent.  >>
18. M. Rothbard, 1982, The Ethics of Liberty, Humanities Press, Atlantic Highlands, chapitres 16 et 18.  >>
  
 
 
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