Montréal, 31 août 2002  /  No 108  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
 
 
LIBRE EXPRESSION
  
LA CROISADE DES MAJORS
CONTRE LE PROGRÈS
 
par Gilles Guénette
 
     « It is impossible to think that with every other electronic medium consumers are demanding control and interaction, but won't of their televisions. »
 
– Henry Jenkins, MIT Comparative Media Studies professor
 
 
          Les majors de la télé, du cinéma et de la musique ont toujours le même réflexe lorsqu'un nouvel appareil électronique qui permet la copie fait son entrée sur le marché: ils tentent de le faire disparaître. C'est ce qu'ils ont tenté de faire pour les magnétophones, les magnétoscopes, et plus près de nous, les graveurs de CD, et c'est ce qu'ils tentent de faire présentement avec le Digital Video Recorder, ou DVR. Aussitôt que les majors sentent qu'ils perdent un tant soit peu de contrôle sur leurs produits, ils montrent les dents et font ce qu'ils savent faire le mieux: ils ralentissent le progrès.
 
Le futur n'est plus ce qu'il était 
  
          Il n'y a pas si longtemps, au début des années 1990, il était pratiquement impossible d'ouvrir un journal, un magazine, la radio ou la télé sans tomber sur de longs articles ou reportages consacrés à cette fameuse « autoroute de l'information ». Le futur serait interactif ou il ne serait pas. 
  
          Futurologues et gourous de l'informatique n'avaient qu'un mot en bouche: convergence. Nos téléviseurs et ordinateurs allaient se fondre les uns dans les autres pour ne former qu'un seul médium, une sorte de télévision interactive qui nous donnerait accès à une multitude de chaînes en provenance de partout dans le monde et à du contenu dans toutes les langues et cela, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Comme le futur est rarement ce qu'on pense qu'il sera, rien de tout cela ne s'est matérialisé. 
  
          Le Net s'est développé pour devenir l'incontestable source d'informations qu'on connaît, mais pour tous ces coach potatoes qui rêvaient de s'écraser devant autre chose que leur téléviseur, le miracle n'a pas eu lieu. Ils ont bien vite déchanté et ont remisé leur kit d'ordinateur dans la chambre du petit dernier. Leur monde ne s'est pas simplifié pour autant. Loin de là. 
  
          Télés généralistes, spécialisées ou thématiques; télés analogues, numériques, par satellite; une télécommande pour ci, deux pour ça... Le téléspectateur qui ne veut rien manquer – ou qui souhaite simplement trouver quelque chose qui vaille la peine d'être regardé – a intérêt à s'organiser s'il veut maximiser ses heures passées devant le petit écran. Arrive de l'aide, le Digital Video Recorder. 
  
Le tout sans le Net 
  
          Le DVR ressemble un peu à ce que les futurologues nous faisaient miroiter au début des années 1990. L'appareil, qui se situe à mi-chemin entre l'ordinateur et le magnétoscope – quoi qu'il s'apparente davantage au premier qu'au second –, permet l'enregistrement d'émissions de télé comme n'importe quel autre magnétos et, c'est ici qu'il se démarque du magnéto, offre des fonctions de recherche de contenu. 
  
          Branché à votre ligne téléphonique, ou à votre accès haute vitesse, le DVR peut être programmé pour repérer et enregistrer des émissions selon des critères pré-établis dans l'offre télé de centaines de chaînes câblées ou numériques. En fait, le DVR est à la télé ce que l'engin de recherche est au Web. Vous entrez des mots clefs, et le bidule vous trouve du contenu. Il vous fabrique votre propre horaire télé. 
  
          Vous êtes un fan de la série The X-Files? Votre DVR repère et enregistre pour vous les épisodes diffusées sur les chaînes qui en diffusent. Vous n'en avez que pour la pulpeuse Pamela Anderson? Il repère toutes les émissions où il en est question, ou dans lesquelles elle est invitée, et les enregistre. Tout ça sans cassette, directement sur disque dur – capacité pouvant aller jusqu'à 320 heures d'émissions. 
  
          Les émissions stockées, l'utilisateur peut les regarder en avançant, en reculant, en stoppant, et en sautant par dessus les pubs, comme avec n'importe quel magnétoscope, ou il peut exécuter ces mêmes manoeuvres en temps réel, c'est-à-dire en même temps qu'il regarde une émission – en tenant pour acquis qu'il a commencé à la regarder 8 minutes après son début. Vous n'aurez plus à regarder une publicité de votre vie, font valoir les entreprises qui produisent les appareils. 
  
          Il n'en fallait pas plus pour que les majors se fassent entendre. Le DVR va tuer notre business, clâment-ils, en permettant à tout un chacun de sauter par dessus les précieuses publicités qui payent pour la programmation qu'ils regardent. Moins de paires d'yeux pour voir les pubs, moins de commanditaires. Moins de commanditaires, Moins d'émissions de télé. Moins d'émissions de télé, plus de télé...  
  
          C'est toute l'industrie qui serait menacée de disparaître – comme l'auraient été avant elle l'industrie du disque avec la sortie du magnétophone (et du graveur à CD) et l'industrie du cinéma avec la sortie du magnétoscope. Si les publicités payent la télé et que plus personne ne les regarde, il ne reste plus qu'une chose à faire: tenter de tout stopper. 
  
La riposte 
  
          Il arrive que le téléspectateur profite d'une pause publicitaire pour aller faire un tour au petit coin. Cette pratique est tout à fait tolérable, prévient Jamie Kellner, p.-d. g. de la Turner Broadcasting System Inc. – une filiale d'AOL Time Warner –, dans la mesure où on n'en abuse pas! « I guess there's a certain amount of tolerance for going to the bathroom(1) ». Mais lorsqu'on évite systématiquement les pubs, ça devient inacceptable!  
  
          Vous l'ignorez peut-être, mais lorsque vous regardez une émission à la télé, vous avez l'obligation de regarder les publicités qui viennent avec. De zapper (ou d'aller trop souvent au petit coin) lorsque passent des pubs fait de vous un criminel! « It's theft, tranche Kellner. Your contract with the network when you get the show is you're going to watch the [commercial] spots. » Un contrat? Je n'ai rien signé! 
  
     « Vous l'ignorez peut-être, mais lorsque vous regardez une émission à la télé, vous avez l'obligation de regarder les publicités qui viennent avec. De zapper (ou d'aller trop souvent au petit coin) lorsque passent des pubs fait de vous un criminel! »
 
          M. Kellner n'est pas votre crackpot habituel! En plus des fonctions qu'il occupe chez AOL, il est porte-parole d'un groupe de 30 des plus importantes entreprises d'entertainment au monde – incluant tous les grands réseaux de télé américains et quelques studios hollywoodiens – qui ont réussi, par le biais d'une cour américaine, à forcer le fabriquant du DVR ReplayTV 4000, Sonicblue Inc., à monitorer les habitudes télévisuelles de ses clients pour voir s'ils utilisaient « à outrance » l'option « Commercial Advance® » qui leur permet de sauter les pubs. 
  
          Selon la loi américaine sur les droits d'auteur, un appareil – ou une technologie – est jugé « illégal » lorsque son seul but est d'aider le consommateur à contourner les lois qui régissent le copyright (souvenez-vous du cas Napster). Comme la loi contient son lot de zones grises, et qu'on peut lui faire dire à peu près n'importe quoi, il sera intéressant de voir de quel côté penchera la balance... Pour l'instant, beaucoup d'avocats brassent beaucoup d'argent. 
  
          Si les concepteurs du TiVo, premier DVR sur le marché (1998), ont pris certaines précautions pour justement s'éviter une telle confrontation avec les majors – en limitant entre autre les possibilités de leur appareil –, ceux du ReplayTV préfèrent ignorer tout ce beau monde pour tenter de repousser les limites du légalement permis avec le leur. 
  
          Avec le TiVo, vous pouvez visionner les blocs publicitaires en avance rapide comme avec n'importe quel autre magnétoscope, alors que le ReplayTV vous permet de carrément sauter par-dessus. Vous n'êtes même plus obligé de les voir défiler en accéléré. Et s'il reste une pub lorsque vous « atterrissez » de l'autre côté du bloc, un bouton « Skip 30 seconds » vous permet de la sauter à son tour. 
  
          Soixante-dix pour cent des utilisateurs du TiVo utiliseraient la fonction « Skip Commercial » et ne regarderaient presque jamais les commerciaux selon les statistiques du fabricant. C'est ce genre de statistiques que veulent les 30 entreprises de Kellner. Si elles peuvent prouver que plus personne ne regarde les publicités avec le ReplayTV – et qu'un « contrat » existe bel et bien entre le téléspectateur et le diffuseur lors de l'écoute –, elles pourront peut-être créer un précédent. 
  
          En attendant, à les entendre, c'est tout l'édifice de la télévision « gratuite » qui s'écroule. C'est toujours la même chose, plutôt que de s'adapter aux nouvelles avancées technologiques et de chercher des moyens plus constructifs de les contourner, nos mastodontes repoussent l'inévitable en créant du même coup de nouvelles catégories de « criminels ». 
  
L'alternative 
  
          Comme le rappelle Fred von Lohmann de l'Electronic Frontier Foundation, cette tactique n'est pas nouvelle: « [T]he case against Sonicblue has less to do with copyright than with these media behemoths trying to maintain a crumbling business plan. The media-entertainment has always used legal actions to stop innovation. » (voir aussi: LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE: UNE AFFAIRE DE GROS SOUS?, le QL, no 65). 
  
          Pourtant, depuis qu'on nous a mis des télécommandes entre les mains, nous sautons tous les pubs de façon systématique. Quand débute un bloc publicitaire et que nous regardons la télé en temps réel, nous zappons tous autant que nous sommes. Quand nous la regardons en différé, nous fast forwardons tous allègrement. De prétendre que les utilisateurs du TiVo ou du ReplayTV contreviennent à la loi sur le copyright parce qu'ils ne regardent pas les pubs est ridicule. 
  
          Tant qu'à y être, tout contrevient à la loi sur le copyright, comme ironisait un internaute sur invisible college(2): de changer de station de radio lorsque des pubs commencent contrevient à la loi sur le copyright; d'entrer au cinéma après les previews contrevient à la loi sur le copyright; d'inviter chez vous des amis pour regarder une émission de type pay-per-view contrevient à la loi sur le copyright; de bloquer les pubs qui surgissent lorsque vous naviguez sur le Net contrevient à la loi sur le copyright... 
  
Publicité de Sonicblue Inc.
 
          Pour Henry Jenkins, professeur de Comparative Media Studies au MIT, les avancées technologiques nous poussent inévitablement dans la direction du DVR. Ces appareils aux options intelligentes (« intelligent features ») nous seront bientôt indispensables pour filtrer le « trop de choix » qui s'offre à nous: « Given the expanding range of channels – I literally have hundreds of channels to choose from on my digital cable box – the ability to manage all the information becomes more and more important. » Imaginez surfer le Net sans outil de recherche. 
  
          Au lieu de se tourner immanquablement vers les tribunaux pour tenter de conserver leurs « acquis », les entreprises d'entertainment devraient profiter des possibilités technologiques du DVR pour améliorer leur rendement en matière de commanditaires. Comme le souligne Jenkins, avec le TiVo par exemple, « there is the ability to learn an incredible amount of information about the viewers ». Une publicité ciblée a beaucoup plus d'impact qu'une autre non-ciblée.  
  
          Prenez l'exemple du site Amazon.com. L'entreprise utilise la publicité ciblée pour suggérer des titres à ses clients. Parce que je m'étais procuré le livre Coloring the News: How Crusading for Diversity Has Corrupted American Journalism de William McGowan, Amazon m'a suggéré Damned Lies and Statistics: Untangling Numbers from the Media, Politicians, and Activists de Joel Best. La suggestion était bonne, j'ai acheté le produit. Imaginez ce que le DVR – qui connaît vos habitudes télé mieux que votre tendre moitié – peut faire dans ce sens. 
  
          Toutes les études le confirment: la publicité fonctionne lorsqu'elle est jumelée à une émotion positive. Or, lorsqu'une pub vient couper une émission dans un moment critique, elle rate complètement ses objectifs. Quand je regarde la télé et qu'on m'envoi des pubs de couches, de voitures de luxe ou de Pizza Pockets au visage, c'est comme si Pampers, Buick et McCain prenaient tout le fric qu'ils ont engloutis dans ces campagnes et qu'ils le foutait aux poubelles! JE N'EN AI PAS BESOIN! Cet argent serait mieux investi dans des pubs ciblées aux mères, aux hommes d'affaires et aux ados boutonneux. 
  
          Vous regardez constamment Musique+? Des coupons rabais pour des Pizza Pockets vous sont acheminés via votre DVR. Vous regardez beaucoup d'émissions consacrées aux voitures? Des pubs d'automobiles et d'accessoires automobile sont redirigées jusqu'à votre DVR. Vous ne regardez que The Parent Network? Des pubs et des coupons rabais pour couches et biberons sont redirigés jusqu'à vous. En revanche, on laisserait tranquille les téléspectateurs qui sautent les pubs sur les chaînes dont c'est le principal revenu. 
  
          Le p.-d. g. de la Turner Broadcasting System avait une autre alternative, lui. Dans un discours devant la Television Critics Association en juin(3), il a proposé l'imposition d'un montant (250 $ par année) aux utilisateurs de DVR afin de compenser pour le fait qu'ils ne regardent plus les publicités et donc qu'ils ne contribuent pas à payer pour les productions qu'ils « volent ». 
  
          L'idée de débourser une vingtaine de dollars par mois pour avoir accès à de la télé sans pubs n'est pas mauvaise en soi – le concept de télé par abonnement fonctionne, des chaînes comme HBO sont là pour le prouver. Sauf que pourquoi s'arrêter là? Pourquoi taxer les inconditionnels du DVR et ne pas taxer ceux du magnétoscope? Ou de la télécommande? Ces derniers font pourtant ce qu'on reproche aux premiers; ils ne regardent pas les pubs.   
  
          En quelques années seulement, nous sommes passé du téléspectateur qui regarde une émission à la fois, du début à la fin, à un autre qui regarde plusieurs émissions à la fois et qui zappe tout le temps. On ne peut sérieusement penser que les choses vont en rester là. 
  
          Au lieu de repousser l'inévitable, en tentant de rayer de la carte ce qui ne fait pas leur affaire et en inventant des concepts farfelus comme celui du « contrat du téléspectateur », les trente entreprises plaignantes devraient s'asseoir à une table et réfléchir à leur avenir. Comme le dit Henry Jenkins, « The networks are trapped in an old-media mindset in a new-media world. [...] They are only beginning to wake up to the reality that we are living in a post-TiVo universe. » 
  
 
1. Toutes les citations ont été prises dans l'article « Making 'thieves' out of TV viewers: The fight over DVRs reaches the courts » de Felix Vikhman, publié dans l'édition du 4 août 2002 du National Post, en page B-1.  >>
2. « Top Ten New Copyright Crimes », posted by Ernest Miller on Thursday, May 02 @ 13:05:27 EDT.  >>
3. P. J. Bednarski, « Kellner: Consumers should pay to zap ads », www.TVinsite.com/Broadcasting & Cable, 5 juin 2002, 12:31:00 PM.  >>
 
 
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