Montréal, 14 septembre 2002  /  No 109  
 
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Christian Michel est propriétaire du site Liberalia.
 
PHILOSOPHIE LIBERTARIENNE
 
RÉFLEXION SUR LA CITOYENNETÉ (2):
CIVISME ET TRAHISON
 
par Christian Michel
  
  
          Tous les Russes ont appris à l'école l'histoire qu'on leur disait édifiante de Pavel Morozov, ce jeune garçon qui dénonça ses parents à la police de Staline parce qu'ils cachaient du blé réquisitionné. Les membres de la famille qui ne furent pas arrêtés égorgèrent le petit traître. Sa loyauté, pensaient-ils, était due aux siens, pas au pays. Les valeurs fondamentales des producteurs, des paysans, des bourgeois, des femmes, placent les individus réels et proches et leurs petits intérêts au-dessus des grandes abstractions, la Patrie, la Révolution (voir « La fin des guerriers »).
 
Le culte de l'obéissance 
  
          Toute autre est la morale du civisme. Elle trouve son expression la plus haute chez les Romains, des pères qui n'hésitaient pas à mettre à mort leurs enfants qui violaient la loi (dura lex, sed lex). C'est la morale des soldats, opposée à celle des bourgeois. Je me souviens de ce général franquiste qui reçut un appel de son fils capturé par les Républicains. Ils se dirent brièvement adieu, et le père ordonna le bombardement de l'Alcazar de Tolède où le fils était détenu. 
  
          En Occident, nous ne sommes plus des nations organisées pour la guerre. Notre morale n'est plus celle des soldats. Le « traître », dont les complots nourrissaient la littérature classique, a quasiment disparu de notre vocabulaire. On l'appelle plutôt espion, et on ne le fusille même plus. On est infidèle à son conjoint, on manque de loyauté envers son employeur, mais on ne trahit plus, à proprement parler, parce qu'il n'existe plus rien à trahir. Ni pays, ni valeurs, ni grandes causes.  
  
          Il faut s'en réjouir. Une morale de proximité nous protège des sanglants sacrifices collectifs des derniers siècles. Mourir pour sauver l'une ou l'autre des quelques personnes que j'aime, peut-être. Mourir pour la patrie, non merci. La grande tradition romaine du civisme n'existe plus que dans les pays où les vertus militaires sont encore cultivées.  
  
          La Suisse est l'exemple type en Europe. On y est civique avec passion. On s'y met au garde-à-vous avec enthousiasme. Vingt ans durant, les hommes sont rappelés pour des exercices militaires et de défense civile, fiers de servir le pays. Les gamins ne jettent pas un papier-bonbon dans la rue. Les ménagères trient les bouteilles avant recyclage, les verres de couleurs d'un côté, les verres blancs de l'autre. Brûlez un feu rouge, et cinq automobilistes derrière vous appellent la gendarmerie.  
  
     « On est infidèle à son conjoint, on manque de loyauté envers son employeur, mais on ne trahit plus, à proprement parler, parce qu'il n'existe plus rien à trahir. Ni pays, ni valeurs, ni grandes causes. »
 
          Lorsque le gouvernement imposa à tous les banquiers, fiduciaires, avocats, de dénoncer leurs clients à une police spéciale s'ils remarquaient des « opérations suspectes », je proposai à tous mes collègues de signaler systématiquement tous les mouvements de fonds. Tous ne sont-ils pas suspects? La police eut été submergée; les banquiers suisses eurent donné au monde un magnifique exemple de résistance. Mais ce n'eut pas été civique. La même obéissance aux autorités, qui fait ramasser aux suisses les crottes de chien et respecter les interdictions de stationner, est celle aussi qui leur fait pratiquer la délation de clients qui avaient placé en eux leur confiance.  
  
          L'appel au civisme est l'appel à la soumission aux hommes de l'État. Obéir parce que c'est la loi. Mais cette discipline toute militaire ne fonctionne plus en France. Comment parler de civisme lorsque les plus hautes autorités morales du pays sont des délinquants, fiers de l'être: le casseur José Bové, le squatter Abbé Pierre, les curés hébergeurs de sans-papiers, les juges se vantant de contourner les lois qui les gênent, les intellectuels, artistes, journalistes, se gargarisant du mot démocratie, et violant la législation de leurs propres élus lorsqu'elle ne leur convient pas? 
  
Le respect d'une abstraction creuse: le « public » 
  
          Le civisme, la citoyenneté, la démocratie sont des coquilles vides. Elles sonnent creux. Car il n'y a de civisme que là où il existe du public, c'est-à-dire aujourd'hui de l'indifférence aux autres, de l'irresponsabilité, de la bureaucratie, des abstractions... Nous sommes en attente d'une nouvelle régulation du « vivre ensemble ». Non plus le respect du public, mais celui du privé. Non plus l'obéissance aux hommes de l'État, mais l'identité des droits de tous les êtres humains. Non plus le civisme, mais la civilité.  
  
          Ce n'est pas la loi qui me restreint de barbouiller les murs et pisser dans les cages d'escalier, mais la conscience que j'ai que quelqu'un devra laver derrière moi. Ce n'est pas la sainteté des liens du mariage qui me retient de l'adultère, mais l'engagement pris envers mon épouse. Ce n'est pas l'article 311-3 du Code pénal qui m'interdit de voler, mais de savoir que cet argent appartient à quelqu'un, qui en attend l'usage. La morale de proximité n'est pas le respect des textes, mais celui d'autrui. 
  
          La flicaille sarkozienne peut bien tabasser, ses matons mettre en cage, la peur régner partout, le civisme ne ressuscitera pas. La loyauté ne sera plus jamais envers la collectivité sans visage, mais envers nos proches. Car nous savons désormais qu'il n'existe pas de valeurs en dehors de l'être humain. Alors, oui, Pavel Morozov était un vrai petit salaud. Trahir le pays, on s'en fiche. Trahir ses parents et amis, jamais. 
  
 
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