Montréal, 12 octobre 2002  /  No 111  
 
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Christian Michel est propriétaire du site Liberalia.
 
PHILOSOPHIE LIBERTARIENNE
 
POURQUOI LES LIBERTARIENS
DÉFENDENT-ILS LA LIBERTÉ?
 
par Christian Michel
 
 
          Mais pourquoi diable vouloir vivre libre? Endosser la responsabilité de sa propre existence est risqué, angoissant. Combien d'entre nous veulent vraiment courir cette aventure? À l'évidence la liberté suscite une adhésion de principe: nous prétendons la chérir, militer pour elle. Mais presque partout, les gens vivent dans un état de servitude plus ou moins rigoureux. Souvent ils ont appelé eux-mêmes cette servitude sur eux, de leur vote démocratique. Ce qui ne va pas sans constituer un paradoxe, car de quelle liberté jouis-je si je n'ai pas la liberté d'y renoncer? S'il me plaît à moi, homme libre, de devenir esclave...
 
          Et effectivement, si nous étions propriétaires de notre liberté comme s'il s'agissait de titres de bourse, nous pourrions l'échanger contre d'autres valeurs, notre sécurité, la grandeur de la nation, la cause du peuple, par exemple. Mais tel n'est pas le cas. La liberté n'est pas une grandeur quantifiable qu'on pourrait échanger contre d'autres. On ne peut pas abandonner tant d'unités de liberté à l'impôt, à la planification, aux contrôles bureaucratiques, et recevoir en contrepartie tant d'unités de paix, de culture ou de médecine gratuite. 
  
          Ce genre d'offre d'échange (votre liberté contre la sécurité) constitue la malhonnête proposition des démocrates sociaux. Pour oser l'avancer, ils doivent se fonder sur une conception totalement mécaniste de l'homme. Ils doivent imaginer un homo economicus ne connaissant de toutes les valeurs humaines que ces valeurs quantifiables dont traite l'économie, les seules qui puissent faire l'objet d'un échange. En d'autres termes, en ne voyant dans la liberté d'un être humain qu'un capital négociable comme n'importe quelle marchandise, la démocratie sociale retire à la vie de cet être humain toute dimension morale. Car pourquoi nous donner la peine de travailler et d'entretenir un juste rapport de production avec la nature et les autres hommes, pourquoi épargner et inscrire notre action dans le temps, pourquoi user de raison et de sagesse, si pour obtenir les biens matériels que nous estimons nécessaires à notre épanouissement, il nous suffit de céder notre liberté et nous faire servir par les hommes de l'État au détriment de la liberté d'autrui? 
  
          Les sages enseignent que le bonheur découle d'une activité conforme à la morale. Mais les démocrates sociaux persuadent suffisamment d'électeurs que ce bonheur-là est vieillot, que le bonheur moderne est la satisfaction immédiate des désirs. Et les désirs prioritaires ne sont-ils pas un salaire et une retraite garantis, la sécurité sociale, un logement décent? Et les ressources pour acquérir ces biens, ne suffit-il pas de les répartir? 
  
          Un politicien ne peut promettre de livrer que des biens matériels s'il est élu. Il ne peut pas nous obtenir la sagesse, l'amour, la santé... Il lui faut donc convaincre ses électeurs que les seules valeurs désirables sont les valeurs économiques. Et tant que l'organisation politique de la société permettra aux hommes de l'État de confisquer à la minorité ses valeurs économiques pour les distribuer aux électeurs majoritaires, le discours dominant de la société et le thème central de tout débat à son sujet portera naturellement et exclusivement sur les biens matériels et leur « redistribution ». 
  
L'organisation politique et l'exigence morale  
  
          L'erreur des démocrates sociaux, bien sûr, est que la liberté n'est pas une valeur économique qu'on peut échanger contre des kilomètres d'autoroute et des créations d'emploi. Leur homo economicus n'existe pas. Et si nous sommes bien des êtres capables de jugement et d'une vie morale, comme l'estiment les libertariens, et si l'organisation politique doit garantir à tout être humain la possibilité de mener sa vie selon son jugement, la seule mission de l'organisation politique est de prévenir l'aliénation de notre liberté, car l'être humain ne pourrait plus agir selon son jugement mais devrait mener l'existence que ses dirigeants jugent bonne pour lui. 
  
     « En ne voyant dans la liberté d'un être humain qu'un capital négociable comme n'importe quelle marchandise, la démocratie sociale retire à la vie de cet être humain toute dimension morale. »
 
          La vie morale – celle que la démocratie sociale nie au nom d'une politique « pragmatique » – nous apprend à hiérarchiser nos désirs. Elle nous enseigne ceux qui peuvent incarner la parcelle d'humanité que chacun porte en soi, et à distinguer dans le foisonnement de nos attirances celles qui nous laisseront toujours frustrés ou dont l'objet restera à jamais inatteignable. Il est certain que si nous plaçons en haut de notre hiérarchie de valeurs les biens matériels que nous ne pouvons tenir que des hommes de l'État (tel un « emploi à vie »), nous acceptons la précarité en situant la source de notre épanouissement ailleurs qu'en nous-mêmes. 
  
          Le risque de vivre est de vivre malheureux. Les moralistes affirment que nous pouvons diminuer ce risque, éventuellement même que nous connaîtrons le bonheur, si nous suivons leurs exigences. Mais cette vie morale qu'ils nous enseignent est ardue. En revanche, si les risques de vivre pouvaient être diminués, si la satisfaction de nos désirs pouvait nous être apportée par quelques individus qu'il suffirait d'élire pour cela, alors nous pourrions nous dispenser de toute exigence morale. Les philosophes autrefois se posaient la plus pertinente des questions: « Est-ce que cela compte que nous vivons? Est-ce que cela comptera après notre mort que nous ayons vécu? » La réponse est oui si notre vie a une valeur. 
  
          Mais cette valeur est précisément ce que nous devons gagner par et pour nous-mêmes, que personne ne peut distribuer comme une allocation familiale. Les sociaux-démocrates sourient, eux qui tiennent que toute vertu est inutile, que toute discipline personnelle est superflue: nos « besoins légitimes », promettent-ils, seront comblés par « l'État », sans effort de notre part; le surplus nous sera confisqué, en nous épargnant la peine d'en faire don nous-mêmes. 
  
          Ce qui est premier pour les libertariens n'est pas la liberté politique, mais la responsabilité qui incombe à chacun de mener une vie juste, conforme à ses exigences morales. Ce n'est pas de l'organisation politique que nous tenons notre liberté. Nous sommes libres, et donc responsables, du seul fait d'être humain. L'organisation politique n'est qu'une institution établie par nous-mêmes. Puisque nous vivons en société, son seul rôle légitime est de nous permettre d'exercer pleinement nos responsabilités au sein de cette société. Le laisser faire libéral capitaliste est l'unique modèle d'institution politique compatible avec cette exigence morale. 
  
 
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