Montréal, 12 avril 2003  /  No 123  
 
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François-René Rideau est informaticien et vit à Paris. Il anime le site Bastiat.org, consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, ainsi que Le Libéralisme, le vrai.
 
OPINION
 
 DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON,
DE B.-M. KOLTÈS: SCHIZOPHRÉNIE SOCIALISTE
 
par François-René Rideau
  
 
          Au cours de mes pérégrinations au Luxembourg, j'ai fait de multiples rencontres passionnantes. L'une d'entre elles, le 3 avril 2003, m'a valu de voir une représentation de la pièce Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès, mise en scène par Frank Hoffmann, et interprétée par Denis Lavant dans le rôle du client et Bernard Ballet dans le rôle du dealer. 
 
          Je pourrais vous dire énormément de bien de la façon dont Denis Lavant se donne dans une interprétation très physique, de la présence de Bernard Ballet dans son rôle méphistophélien, ou des jeux d'ombre et de lumière, de la musique de fond par lesquels la mise en scène rend une atmosphère oppressante en interaction avec le texte, et autres trouvailles comme le décor et son gravier, etc. J'ai passé une soirée mémorable, en excellente compagnie, dans la salle, comme sur scène, comme dans les coulisses, comme au restaurant, dans un bar, et pour finir dans les rues de Luxembourg. 
  
          Mais je préfère vous parler de la pièce elle-même, vous en parler non pas quant à sa qualité littéraire -- je me contenterai de dire que n'ai pas été impressionné --, mais quant à son contenu idéologique. Car ce texte me paraît particulièrement révélateur de cet état de confusion mentale qui est le ferment des idées socialistes. Dans cette pièce, un personnage, le client, traverse un lieu louche et sombre, lors d'un trajet nocturne non précisé entre deux lieux convenables et éclairés; il est abordé par l'autre personnage, le dealer, qui lui propose l'objet non précisé de ses désirs. Tout au cours de la pièce, les attitudes entre les deux personnages varient mais toujours le client se dérobe aux tentations du dealer. La pièce se veut une fable sur les relations sociales les plus fondamentales(1). Elle est surtout la mise à découvert des mécanismes de proto-pensée socialiste. Les métaphores qu'utilise l'auteur, les affirmations qu'il fait prononcer, démontrent une compréhension très parcellaire des mécanismes de base de la coopération sociale, accompagnée d'une erreur systématique et caractéristique. 
 
Incompréhension économique 
  
          Examinons tout d'abord les relations commerciales, qui sont l'objet le plus évident de la pièce. 
  
          Koltès fait une distinction absolue entre les rôles d'offreur et de demandeur, comme intrinsèque à toute transaction commerciale. Il n'a pas compris que dans un échange, il y a deux offreurs et deux demandeurs: chacun offre ce qui lui vaut relativement moins (parce qu'en spécialisant dans une activité, il en produit plus qu'il n'en a besoin) et demande ce qui lui vaut relativement plus (parce qu'en ce spécialisant dans une autre activité, il ne produit pas de cette chose). La dissymétrie réelle de l'échange porte donc sur la relation de chaque partie sur les produits ou services échangés, et non pas sur le caractère d'offreur ou de demandeur de chaque partie. 
  
          En approfondissant les choses, il y a bien une distinction que l'économie politique établit entre un vendeur et un acheteur. Dans une civilisation basée sur la division du travail, chacun se spécialise dans un métier, pour lequel il offre des services spécifiques, et est demandeur de nombreux autres services spécifiques. Plutôt que d'avoir à troquer directement ses services spécifiques contre d'autres services spécifiques, ou que de devoir établir un graphe explicite et complexe des échanges de services, un intermédiaire est utilisé: l'argent. Chacun échange les services spécifiques qu'il produit contre cet intermédiaire générique, et peut utiliser cet intermédiaire quasi universel pour se procurer les services spécifiques qu'il consommera. Cependant, Koltès démontre que cette distinction lui échappe, quand son dealer tente de convaincre le client avec l'argument (cité de mémoire) que « la marchandise que vous allez m'acheter pourra bien servir à quelqu'un d'autre, si vous n'en avez pas usage ». Or, un bien que l'on peut à tout moment transmettre à un autre, sans qu'il perde de son utilité, et qui vaut autant pour tout le monde, c'est précisément une liquidité, c'est exactement de l'argent(2)! Proposer à quelqu'un une liquidité en échange d'un service spécifique, c'est précisément le fait d'acheter. Koltès, dans la confusion de son esprit, fait donc prendre au dealer une position diamétralement opposée à ce qui aurait pu faire de lui effectivement un vendeur. 
  
          Dans la civilisation, basée sur la division du travail, chacun joue dans sa vie le rôle de vendeur pour sa spécialité autant que d'acheteur pour toutes les autres spécialités. Au cours de sa vie, chacun est vendeur pour très exactement autant de valeur qu'il utilise en tant qu'acheteur; mais la spécialisation des tâches fait qu'il vend généralement en gros et achète au détail, d'où un biais de perspective qui conjugué à la myopie socialiste, prête facilement à l'incompréhension. C'est ainsi que les socialistes ne comprennent pas la nature de l'achat et de la vente. Ils ne comprennent pas qu'ils sont un mécanisme de coopération sociale, qui permet d'accroître la productivité de chacun, par la spécialisation, tout en permettant à chacun de profiter des spécialités des autres – et ce sans nécessité de coordination globale, sans même que ceux qui travailleront au bénéfice les uns des autres aient besoin de se trouver des intérêts communs, ni même de se connaître. Les socialistes ne comprennent pas qu'un échange commercial ne consiste pas à s'échanger des produits interchangeables pour les deux parties, à utilité égale contre utilité égale, mais qu'il consiste précisément à ce que chacun offre ce qui lui est moins utile, qui lui vaut subjectivement moins, et demande ce qui lui est plus utile, qui lui vaut subjectivement plus. Ils ne comprennent pas que derrière la valeur d'échange, égale par définition dans l'échange libre, il y a donc création d'utilité, de valeur subjective, de richesse. Ils ne comprennent pas que cette création de richesse par la division du travail, la spécialisation et l'échange est le fondement même de la civilisation et de tous ses bienfaits(3). 
 
Aliénation sociale 
  
          Avec une telle incompréhension des mécanismes de base du comportement humain, les socialistes en viennent à ne voir dans l'échange qu'une frénésie de mouvements dénuée de sens. Cela apparaît bien dans la pièce, où le dealer explique que le monde est « posé sur la corne d'un rhinocéros et maintenu en équilibre par la main de la providence »(4); le client rétorque que le monde est « maintenu par trois baleines », et « dépend des caprices de trois monstres idiots ». Cette métaphore est bien de la part de Koltès l'aveu de son incompréhension: incompréhension dans le cas du dealer cachée par une foi mystique optimiste que Koltès rejette; incompréhension dans le cas du client revendiquée sous une forme de nihilisme que Koltès embrasse(5). 
  
          Dans un monde ainsi dénué de sens, les règles d'interaction sociale sont pour Koltès à travers son client aussi bien une oppression arbitraire qu'il méprise qu'une planche de salut à laquelle il se raccroche. D'où un sentiment profond d'aliénation qui transparaît lui aussi dans le personnage du client, auquel Koltès s'identifie. Cette identification apparaît clairement en ce que la pièce toute entière exprime de façon cohérente les émotions du client, qui reflète donc une partie intégrée de l'esprit de l'auteur, tandis que le dealer a un comportement incohérent, qui traduit toute l'incompréhension et la peur que Koltès a de l'Autre(6). Le client est aliéné par les règles sociales qu'il suit et ne comprend pas; il se définit par rapport à elles, mais en même temps elles ne le rendent pas heureux – d'où son mal-être. Il recherche autre chose sans pouvoir abandonner les repères absolus que sont pour lui les normes sociales. Le client (et Koltès) est donc un homme social qui se sent aliéné par la société de laquelle il participe et par laquelle il se définit; le dealer représente son double, son modèle de l'Autre, qui lui propose d'assouvir ses désirs débridés, ce que lui même souhaite et craint à la fois. La peur de l'inconnu englobe pour Koltès tout autant ces règles qui sont son Moi, que leur transgression qui sont cet Autre. 
  
          Koltès, qui souvent comprend à moitié – comme son client aliéné, – montre qu'il est à la fois enfermé dans le référentiel social implicite qu'il ne comprend pas, tout en se rendant compte sans pouvoir bien l'articuler que ce référentiel qu'il croit absolu ne l'est pas tant que ça. Ainsi, il parle par exemple de la correction dans les rapports sociaux, qui en cette heure « où d'ordinaire l'homme et l'animal se jettent sauvagement l'un sur l'autre » et sans témoin n'est « plus obligatoire, et donc nécessaire ». Avec cette opposition entre « obligatoire » et « nécessaire », Koltès sent bien qu'il y a d'autres normes que celles socialement pratiquées, ou plutôt, que les normes sociales effectives, celles qui sont formellement reconnues ou pratiquement suivies par les hommes, sont elles-mêmes soumises au critère d'autres normes sociales supérieures: des normes sociales naturelles, fondamentales. Mais, plutôt que de remettre en question ses préjugés, Koltès, incapable d'abstraire sa pensée, se complaît dans le paradoxe(7). 
  
          C'est ainsi que le sentiment d'aliénation que ressentent les socialistes n'est même pas la réaction légitime à une spoliation – elle résulte d'une incapacité à comprendre les rapports sociaux; et le résultat est que les socialistes sont incapables de concevoir un rapport sain avec l'Autre. 
  
Polarisation politique 
  
          Koltès ne comprend pas que les règles sociales sont des règles de coopération. En fait, le principe même de toute coopération lui échappe. Il voit toute interaction sociale comme un affrontement guerrier. Et c'est pourquoi il n'arrive pas à caractériser les relations commerciales, qui sont mutuellement bénéfiques sans pour autant impliquer de sentiment, car elles correspondent à une création, et non pas une spoliation. Le seul mode de comportement bénéfique que Koltès conçoit, et que le dealer révèle à un moment bien avancé dans la pièce en tant que mode de paiement qu'il aurait pu attendre du client, c'est l'amitié. Mais cette amitié est rejetée par Koltès comme impossible; car en l'absence de création, l'amitié ne se conçoit que comme alliance par rapport à un tiers; pour ce qui est des rapports strictement inter-individuels, il ne reste que l'hostilité(8). 
  
          Diviser les individus en groupes d'amis et d'ennemis, exprimer les relations humaines en termes de rapports de force, tel est le propre de la politique, ainsi que l'a caractérisée Carl Schmitt. Le propre du socialisme est de voir la politique partout, de politiser toutes les relations humaines, de tout exprimer en termes de rapports de force(9). C'est en quoi le socialisme est intrinsèquement totalitaire. En poussant de telles analyses récursivement à l'intérieur de chaque groupe opposé d'ami/ennemi, jusqu'à arriver à d'irréductibles individus, on en arrive à ce qu'en fin de compte, chacun soit ennemi de tous, quoique selon des gradations d'alliances successives des uns contre les autres. Ainsi, la vision socialiste, qui rejette une éventuelle création comme extrinsèque à l'interaction sociale, aboutit à considérer les interactions sociales comme un gigantesque jeu à somme nulle, à ne plus voir le monde que comme un gâteau à partager où chacun cherche la plus grande part aux dépens des autres – d'où la thèse égalitariste, exposée par Koltès dans la pièce, selon laquelle « la seule injustice, c'est le hasard de la naissance »(10) 
  
          D'autres mythes socialistes transpirent dans la pièce de Koltès: par exemple, avec la réplique du dealer, « le marchand que l'on vole est plus jaloux que le propriétaire que l'on pille », Koltès ressort le mythe socialiste selon lequel le capital d'une entreprise n'est pas une propriété comme une autre. En fait, ce mythe est l'aboutissement de la pensée socialiste, qui implique qu'il y ait un homo oeconomicus, bien séparable de l'Homme Vrai, une « vie économique » bien séparable d'une hypothétique et évasive Vie Vraie sur laquelle ils ne s'appesantissent jamais(11). 
  
          Dans sa prose à vocation poétique, Koltès associe règles, lumières, électricité, licites, convenances, et leur oppose chaos, ténèbres, bêtes sauvages, illicites, désirs. Partout, il s'exprime en terme d'associations et d'oppositions, d'affirmations et de paradoxes, d'analogues et de contraires. Cette façon de penser binaire, manichéenne, pré-rationnelle, émotionnelle, primitive, est caractéristique du socialisme. Les mécanismes de cause à effet son impénétrables à l'auteur; il ne comprend que ce qui est intention, sentiment, et est incapable de raisonnement, d'enchaînement logique. D'ailleurs, dans toute cette pièce, il n'y a ni cause, ni effet – seulement un amoncellement de répliques. Le socialisme se fonde encore et toujours sur cette proto-pensée, imperméable aux structures causales temporelles de création, qui ne voit que les émotions et intentions(12). 
  
          Dans un autre éclair de semi-compréhension, Koltès fait dire au dealer: « il n'y a pas de règles, il n'y a que des moyens, que des armes ». Là encore, Koltès semble pouvoir s'échapper du conventionnalisme social, en réalisant que les règles sociales humainement reconnues ne sont que des moyens, étant donné les lois naturelles de toute société, d'arriver à nos fins. Mais avec le dernier mot « que des armes », il retombe dans le socialisme: dans cette vision de l'interaction sociale comme confrontation. Et c'est ainsi que le rejet du conventionnalisme par les socialistes, loin de consister à prendre du recul par rapport aux règles sociales, pour les comprendre et pour pouvoir ensuite les améliorer, au contraire consiste à considérer ces règles aveuglément, et à embrasser les principes antisociaux de la guerre généralisée de tous contre tous. 
  
Sexualité refoulée 
  
          Dans l'exposé de ces règles sociales qu'il suit mais ne comprend pas, le client explique entre autre que « de même qu'on interdit à un enfant de se pencher sur un balcon pour l'empêcher de voler, on interdit à un garçon d'enlever son pantalon, pour qu'il ne montre pas son enthousiasme ou sa langueur. » Là encore, l'utilité profonde des règles échappe à Koltès: empêcher de tomber, permettre aux individus sociaux de coopérer à la production de satisfactions sans être constamment troublés par leurs pulsions sexuelles naturelles. Koltès en reste à une pensée magique, naïves, où seules comptent les intentions, où les relations de cause à effet n'existent pas. Mais outre cela, ici comme ailleurs, Koltès laisse percer le caractère sexuel des désirs refoulés qui le hantent en tant que client. 
  
     « La pièce est un concentré des erreurs et des démons sur lesquels se basent les idéologies socialistes. Elle est donc non seulement un excellent échantillon de proto-pensée socialiste, mais aussi un révélateur frappant de cette schizophrénie qui en découle. Elle est un portrait saisissant du désarroi mental dans lequel la propagande socialiste omniprésente plonge ses victimes. »
 
          Le thème du sexe est présent en toile de fond de la pièce, mais il n'est pas assumé. Il est plusieurs fois évoqué, et à chaque fois, on s'attend à un développement qui ne vient jamais. Koltès n'ose pas traiter ce sujet qui semble le dépasser, lors même qu'il ne peut s'empêcher d'y faire allusion; il n'ose ni accepter pleinement les conventions et être prude, ni se laisser aller à la grivoiserie, ni en discuter sérieusement. Apparemment, le sexe pour Koltès, comme pour son client, est un tabou régi comme tout par ces règles sociales dont l'auteur n'arrive pas à s'affranchir, et qui l'aliènent parce qu'il les embrasse sans les comprendre, qu'il s'y accroche sans les aimer, qu'il en a peur comme de leur contraire. Aussi, les désirs du client sont refoulés, et le texte les trahit plutôt qu'il ne les exprime. Ainsi, la relation entre le dealer et son client n'est pas forcément sexuelle, et ce que propose le dealer peut ou peut ne pas être de nature sexuelle. L'auteur semble-t-il prend grand soin de ne pas préciser et de laisser toutes portes ouvertes, et la mise en scène peut ou non faire ressortir une telle interprétation. Mais selon les sous-entendus du dealer et les suggestions non démenties du client, il s'agit de désirs « illicites », et que ni l'un ni l'autre n'ose exprimer. 
  
          S'il y a sexualité, il n'y a pas le moindre soupçon d'amour dans la pièce de Koltès. Les allusions aux relations sexuelles se résument à la prostitution et au viol. Ainsi, le client remarque qu'il est « peut-être putain, mais pas de ce bordel-là » (ce qui montre encore une fois le mépris qu'il a de son activité sociale régulière), tandis que les rapports homme-femme sont résumés à ceux des « brutes » et des « demoiselles », avec le renversement qui se veut spirituel comme quoi les demoiselles font pleurer les brutes « avec leurs bombes lacrymogènes » – métaphore qui évite de parler des sentiments amoureux. En effet, dans l'idéologie socialiste, qui se veut matérialiste et collectiviste, les sentiments amoureux n'ont pas leur place. Ils impliquent des relations humaines autres que d'appartenance en masse à un tout collectif: des relations inter-individuelles, d'homme à femme, de parent à enfant, exclusives des autres individus du « groupe » sur lequel se focalise chaque collectiviste. Les relations amoureuses et leurs implications familiales s'inscrivent de plus dans la durée, et prolongent le destin et l'intérêt mutuel des individus concernés par une lignée, une famille. De tels prolongements sont autant d'insultes à la vision socialiste, totalitaire, d'une masse d'individus amorphes, indifférenciés et interchangeables, où le collectif, incarné dans l'État, est la seule source d'action significative et de prévoyance à long terme(13). 
  
          C'est ainsi qu'une relation sexuelle, pour un socialiste, est ou bien une jouissance matérielle au même titre qu'un bon repas, et équivalente à une paires d'activités solitaires, ou alors l'occasion d'une agression d'un individu par un autre. Ce qui n'est pas concevable dans l'ontologie socialiste, c'est qu'il puisse y avoir appréciation mutuelle, coopération. Car toute l'idéologie socialiste est fondée sur cette prémisse: l'hostilité radicale entre les êtres humains. 
 
Zéro ultime 
  
          Dans la mythologie socialiste, les hommes sont ennemis entre eux; si la société existe, c'est pour que les hommes se protègent de leurs ennemis communs, le chaos, les ténèbres, les bêtes sauvages, les désirs illicites, etc. L'interaction entre sociétaire est forcée, obligatoire, mais en même temps, ayant pour fondement cette hostilité radicale, doit être limitée autant que possible. C'est ainsi que l'idéal interactionnel que propose en fin de compte le client au dealer est que tous deux soient « deux zéros, bien ronds, isolés, de simples solitaires et orgueilleux zéros ». Effectivement, quand la seule interaction sociale possible est la guerre, l'idéal social final est l'isolation, l'absence d'interaction, le néant social.  
  
          Ainsi, le socialisme voit l'interaction entre les hommes comme une chose à la fois inévitable et funeste. Mais alors, quand deux individus se croisent, s'ils ne s'entendent pas, que ne passent-ils leur chemin? Que n'est-il possible de choisir ses amis? Pourquoi Koltès démiurge force-t-il ses personnages à interagir, ne leur laisse-t-il pas la liberté de s'ignorer poliment? La réponse socialiste de Koltès est que les êtres humains sont interchangeables, que cette rencontre est universelle, qu'elle symbolise tout rapport social. Aussi, si elle ne peut pas résulter en amitié, aucune autre rencontre ne pourrait résulter en amitié non plus. Koltès, donc, fait entreprendre par ses deux protagonistes des tentatives de développer une amitié, et les fait échouer au nom de l'hostilité fondamentale entre les hommes. Dans un monde d'intérêts antagoniques, l'amitié est impossible, et seules les règles simultanément détestées et vénérées de la mystérieuse et supérieure Autorité peuvent faire coopérer les hommes.  
  
          Mais il y a une autre raison qui rend cette confrontation inévitable, même si le client voulait passer son chemin: le dealer représente au fond les fantasmes du client, un Autre inconnu universel; il incarne tout ce qui est étranger au client. Ce sentiment d'altérité poursuivra le client partout où il se trouve, car au fond, il fait partie du client lui-même.  
 
Schizophrénie socialiste 
  
          En fait, toute la pièce peut s'interpréter comme l'hallucination d'un personnage, le client, représentatif de l'auteur (de l'aveu même du créateur de la pièce), qui se sent aliéné par une société dont il participe mais qu'il ne comprend pas, et s'invente un double, le dealer, qui lui propose d'assouvir ses désirs refoulés selon un procédé magique qu'il ne cherche pas à comprendre. Mais comme l'auteur ne comprend pas la nature des relations commerciales, le comportement du dealer fantasmé est incohérent, et ne correspond pas à celui d'un être humain, mais plutôt à celui d'un démon imaginaire sorti de l'imagination approximative du client. Ce démon tentateur, ce Méphistophélès capable d'assouvir ses désirs cachés, le client le rejette en même temps qu'il le suscite. Il le rêve comme d'une transgression qu'il n'ose pas assumer.  
  
          Dès lors, l'hostilité radicale entre les deux protagonistes, telle que revendiquée par Koltès(14), n'est autre que la schizophrénie de l'auteur: un dédoublement de personnalité, un conflit interne, une contradiction en lui entre deux ensembles inconciliables de croyances et comportements. C'est une folie latente de notre milieu social, où les individus sont tiraillés entre, d'une part, toutes les règles de coopération sociale qu'ils appliquent même sans les comprendre, par une nécessaire adaptation à la réalité, et d'autre part, l'idéologie antisociale qui leur est sans cesse et partout martelée et qu'ils acceptent dès lors sans guère broncher: le socialisme(15). 
  
          Le texte est très intéressant d'un point de vue ethnologique. Il met bien en valeur l'absence de pensée rationnelle, les présupposés faux, les préjugés, les amalgames, les confusions, les névroses, etc., qui sous-tendent toute l'idéologie socialiste (au sens large, sociale-démocratie comprise). Il est d'autant plus intéressant qu'il est dépourvu de tous ces faux arguments, ces ratiocinations, par lesquelles les socialistes cachent d'habitude leurs prémisses absurdes sous un camouflage pseudo-rationnel, pseudo-scientifique. La pièce est un concentré des erreurs et des démons sur lesquels se basent les idéologies socialistes. Elle est donc non seulement un excellent échantillon de proto-pensée socialiste, mais aussi un révélateur frappant de cette schizophrénie qui en découle. Elle est un portrait saisissant du désarroi mental dans lequel la propagande socialiste omniprésente plonge ses victimes. C'est de ce point de vue que ce texte est utile, de façon certes involontaire. Il met à nu cette folie qui est le germe du socialisme, du totalitarisme. Il révèle cette maladie mentale pour laquelle nous les libéraux cherchons un remède.  
 
Éloquence Maligne 
  
          Sur un pareil texte, il est possible de monter des représentations très éloquentes. Malgré les erreurs sur lequel ce texte est fondé – et parfois grâce à ces erreurs, parce qu'elles sont largement partagées par le public –, la pièce trouve une résonnance dans le public. Il exprime une gamme d'émotions en laquelle le public se reconnaît, qui lui aussi ressent l'aliénation, la peur de l'inconnu, la pression du regard d'un autre intériorisé, la déception des rencontres ratées, le poids des tabous, etc. Toutes ces émotions sont vraies. La tromperie consiste à prétendre qu'elles sont tout, que les situations présentées sont universelles, inévitables, et résument la condition humaine. Qu'en conclure? Que l'éloquence n'est pas la justesse. Que les sentiments sont parfois trompeurs. Que l'éventuelle beauté de la forme n'implique pas la vérité sur le fond. Que le talent, par incompréhension, par ignorance, par bêtise, par folie, peut se mettre au service du mal. 
  
          L'éloquence est un moyen de conviction très fort; dans les mains d'un ennemi, c'est une arme très efficace, pour reprendre le terme de Koltès. En fait, en l'absence d'argumentation, l'éloquence est tout; et pour arriver à ses fins antisociales, la propagande socialiste a précisément pour principe de faire taire toute argumentation: par la saturation des médias avec leur propre matraquage, par les subventions massives des « activités culturelles » diffusant leur idéologie (telles que cette pièce de théâtre), par l'exclusion des idées dissidentes de tous les canaux contrôlés, la cooptation de décisionnaires bien-pensants dans l'administration, l'acharnement administratif contre les dissidents, la censure légale contre les politiquement incorrects. Le contrôle des idées diffusées, auquel s'ajoute le climat permanent de crise, d'urgence, de spectaculaire, dans lequel rivalisent les mass-média, permet d'empêcher et la germination d'idées autres, et leur diffusion. 
  
          Si nous voulons combattre la folie socialiste, il nous faudra donc apprendre à utiliser nous aussi l'éloquence, et à contrecarrer les idées aussi fausses qu'antisociales des socialistes par des antidotes libérales. Il nous faut encore apprendre à lutter à armes égales contre la pensée unique sociale-démocrate, et à utiliser l'émotion aussi bien que la raison pour subvertir les fondements idéologiques du socialisme. Seulement ainsi pourrons-nous faire triompher la liberté(16). 
 
 
1. Dans une interview, le créateur de la pièce et ami de l'auteur, Patrice Chéreau, confirme que « la pièce a une vocation plus universelle et qu'elle comporte toutes les figures possibles d'une rencontre entre deux personnes. »  >>
2. Pour un excellent cours sur l'argent, qui corrige les erreurs fréquemment commises à ce sujet, voir le pamphlet Maudit argent! de Frédéric Bastiat.  >>
3. À cette occasion, citons Murray Rothbard: « Ce n'est pas un crime que d'être ignorant en économie, car il s'agit après tout d'une discipline spécialisée, [...] Mais il est totalement irresponsable de vociférer bruyamment une opinion sur des sujets économiques tout en restant dans cet état d'ignorance. »  >>
4. Ici comme plus loin, je cite la pièce approximativement, de mémoire.  >>
5. Les gauchistes amateurs de cette pièce, tels Armel Gautier, se complaisent dans cet absurde nihiliste, qui leur est prétexte pour vivre en parasites sans avoir le moindre scrupule, et qui plus est en se sentant intelligents et fiers de leur bon droit.  >>
6. Du reste, dans la même interview, Patrice Chéreau, confirme en effet ce qui est est évidente au vu de la pièce, que Koltès s'identifie au personnage du client.  >>
7. Un auteur socialiste qui a développé de façon caractéristique cette jouissance du paradoxe est Pierre-Joseph Proudhon. Mais cette jouissance du paradoxe, ce culte de l'incompréhension, cette vénération de la bêtise, cette suffisance dans l'absurdité démontrée de leurs idées, cet ancrage dans les idées reçues, cette sclérose du cerveau, sont omniprésents dans la pensée socialiste. Le polylogisme, le relativisme culturel, la revendication du non-sens, sont autant de moyens de se prémunir contre toute argumentation logique.  >>
8. Croire que les intérêts humains sont naturellement antagoniques, que la seule interaction possible entre êtres humains libres est l'exploitation de l'homme par l'homme – voilà le préjugé imbécile sur lequel les collectivistes, gauchistes et autres socialistes fondent leur superstition totalitaire: qu'une divinité supérieure, l'État, vienne apporter, par son autorité sanctionnée par la suprématie de la violence, une coopération qui ne serait possible que grâce à un principe mystérieux dont il serait la source unique et surnaturelle. En fait, les intérêts humains sont profondément harmoniques, et le progrès de la civilisation depuis l'âge des cavernes en est le signe sûr. L'intérêt à coopérer est le fondement même de la civilisation, et s'il y a des perturbations à l'ordre naturel de paix et de coopération dans la liberté, ce sont ces causes perturbatrices qu'ils faut combattre, et non pas cet ordre.  >>
9. Et on peut voir dans ce cours de « philosophie » comment des « philosophes » socialistes interprètent la pièce de Koltès en de tels termes de rapports de force.  >>
10. Non, messieurs les socialistes, l'injustice, c'est quand un homme porte atteinte aux droits d'un autre, quand il le prive de la propriété de sa personne, des fruits de son travail, de ce qu'une autre personne lui a donné en don ou en échange, etc. Si les inégalités étaient injustes, il en est une plus grande que toutes les autres: l'inégalité entre les morts et les vivants. Pour supprimer les inégalités, il faut soit resusciter tous les morts et en faire des Crésus, sans parler de faire vivre tous les vivants potentiels, soit exterminer tous les vivants, ou du moins les réduire à la misère abjecte et l'esclavage complet. Les égalitaristes, ne pouvant s'approcher de leur but par la première voie, en viennent immanquablement à s'en approcher par la seconde.  >>
11. Il est intéressant de remarquer que les socialistes, tout en étant ceux qui prétendent qu'une telle séparation existe, vont accuser le libéralisme d'être la cause d'une telle séparation honnie, alors que les libéraux précisément nient qu'une telle séparation soit même possible. Dans le même genre, les socialistes vont prétendre que les fondements de leur doctrine est matérialiste – Marx avait baptisé sa pseudo-science le « matérialisme dialectique », – puis reprocher au libéralisme d'être cause du matérialisme honni, alors que les libéraux non seulement ne sont pas particulièrement matérialistes, mais en fait rejettent dans leur épistémologie le dualisme esprit-matière. Ces contradictions sont utilisées comme des mécanismes de défense de l'irrationnel, qui permettent d'avoir toujours un pseudo-argument à opposer à tout interlocuteur, tandis que le socialiste met ses croyances à l'abri par un exercice de double-pensée.  >>
12. La proto-pensée sur laquelle pousse le socialisme est donc bien la capacité animale de ressentir, que ne complète pas la capacité proprement humaine de réfléchir aux causes et effets qui s'expriment en terme de structures temporelles abstraites: le time-binding mis en évidence par Alfred Korzybski. Le socialisme est donc un parasite mental qui vit de ce que l'homme reste un animal peu évolué, et prospère précisément en maintenant l'homme dans un état de délabrement physique, intellectuel et moral proche de l'animal.  >>
13. Dans l'idéologie socialiste, il est donc inconcevable de discuter d'amour. S'il faut concéder le sentiment, ce sera comme d'un hasard arbitraire et dénué de sens, une fonction purement physique, subalterne, qu'il faut bien combler, mais qu'il faut isolé dans une sphère « privée » disjointe de toute fonction sociale. Ce qui n'empêchera pas les socialistes par exemple de dénigrer la « marchandisation » du sexe; ce faisant, les socialistes ne font que dénigrer la liberté de commerce en détournant un sentiment commun qui n'a pas lieu d'être dans leur ontologie matérialiste: la révulsion à l'égard de ce symptôme de dénuement matériel et spirituel de la part des deux protagonistes d'une telle transaction. (Mais le symptôme n'est pas le mal, et interdire la transaction, qui est le remède certes précaire trouvé par lesdits deux protagonistes, loin de faire disparaître le mal, ne fait que prolonger ce mal, en déplacer les symptômes, et finalement l'aggraver. Les mêmes ressources qui sont utilisées pour la répression seraient bien plus utilement employées à soulager la misère dont la prostitution est le symptôme.) Mais s'ils le peuvent, les socialistes choisiront d'oblitérer les sentiments amoureux et familiaux eux-mêmes, et de les subordonner à l'ordre collectif imposé d'en haut: ils feront de la reproduction un « devoir national », de l'éducation des enfants une affaire nationale, les enfants et les parents ayant pour devoir de veiller mutuellement la conformité des autres vis-à-vis du modèle social nationalement décrété, etc. Le processus de substitution d'abstractions collectivistes, incarnées dans des institutions irresponsables, à la liberté et à la responsabilité individuelles, est plus que jamais actif dans nos social-démocratie, même s'il y est plus subtil et moins patent que dans les dictatures national- et international-socialistes.  >>
14. Dans le « Prière d'insérer » de Dans la solitude des champs de coton, Koltès précise: « si un chien rencontre un chat [...]; si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoire commune [...] se trouvent par fatalité face à face [...]; il n'existe rien entre eux que de l'hostilité, qui n'est pas un sentiment, mais un acte, un acte d'ennemis; un acte de guerre sans motif. »  >>
15. Toujours d'actualité, lire de Ludwig von Mises Le Socialisme – Étude économique et sociologique>>
16. Tandis que toutes les idéologies étatistes ne cherchent qu'à donner à une classe de dirigeants un pouvoir politique aussi étendu que possible sur l'ensemble de la population, au nom du Peuple, de la Nation, du Bien Commun, du Droit du Plus Fort ou du Plus Faible, ou toute autre divinité, seul le libéralisme a pour principe la limitation et ultimement l'abolition du pouvoir politique lui-même. C'est en cela que le libéralisme est la seule idéologie authentiquement subversive: il s'oppose non seulement au pouvoir actuellement en place, mais aussi à tous les candidats qui se pressent pour prendre sa place, aux pouvoirs d'hier et de demain, réels et potentiels. Le libéralisme, c'est le désamorçage du pouvoir politique.  >>
 
 
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