Montréal, 12 avril 2003  /  No 123
 
 
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Martin Masse est directeur du QL. La page du directeur.
 
 
ÉDITORIAL
 
L’IRAK « LIBÉRÉ »: C’EST CE QU’ON VOIT
 
par Martin Masse
 
 
          Pour ceux qui ont appuyé l’agression américaine contre l’Irak, la vue d’Irakiens en liesse accueillant les troupes américaines au cours des derniers jours sert de justification ultime. « Vous voyez bien, nous dit-on, ces gens sont heureux, ils sont enfin libres, c’est ce qu’ils souhaitaient. » Il faudrait savoir quelle proportion de la population irakienne ces foules représentent vraiment, mais on ne doute pas que de nombreux Irakiens se réjouissent du dénouement. Et la chute d’un régime dictatorial est évidemment une bonne nouvelle.
 
          Pourquoi alors s’être opposé à cette guerre et continuer à regretter qu’elle soit survenue? Pourquoi faire les rabat-joie? Parce que comme libertariens cohérents, nous ne nous arrêtons pas aux seuls bons côtés des interventions étatiques, nous portons un jugement global sur leur moralité et leur utilité.  
  
Intervention étatique 1 
  
          Imaginez qu’on vous montre à la télé une dizaines de travailleurs d’usine, dont quelques bons pères de famille avec des enfants heureux dans les bras, qui se réjouissent d’apprendre qu’ils pourront garder leur emploi. Leur employeur avait décidé, à cause de transformation dans l’industrie et de problèmes financiers, de fermer ses portes. Mais, ô miracle, le gouvernement a décidé de donner à la compagnie plusieurs millions de dollars en subvention de façon à maintenir l’usine ouverte. Les principaux intéressés remercient le ministre d’avoir fait preuve de compassion. Les notables de la région le félicitent d’avoir agi sur la base d’une si bonne compréhension des enjeux économiques.  
  
          Ces bienfaits immédiats de l’intervention étatique, c’est ce qu’on voit. Mais comme l’a écrit Frédéric Bastiat dans son célèbre essai, ce qu’on ne voit pas, ce sont les conséquences néfastes de cette intervention étatique ailleurs et plus tard: les impôts qu’on a dû soutirer à d’autres pour financer la subvention, les emplois qu’on n’aura pas créés ou qui seront détruits ailleurs, l’argent gaspillé par la bureaucratie, la destruction de ressources et les difficultés de réajustement économique à plus long terme qui découlent de ce qu’on maintient artificiellement en vie une opération qui n’est plus rentable, la dépendance et l’irresponsabilité qu’on entretient au sein d’une population, etc.  
  
          Comme libertariens, nous comprenons que l’intervention étatique n’est jamais gratuite, même si on ne peut nier qu’elle apporte des bienfaits immédiats à une minorité de gens qui en bénéficient. Nous savons qu’elle implique de nombreux effets néfastes qu’on ne voit pas ou ne veut pas voir, qui sont plus difficiles à évaluer parce qu’ils sont moins évidents, plus dispersés dans le temps et l’espace. Et ce qui est vrai pour les subventions l’est pour toute autre forme d’intervention étatique. L’État est, par sa nature même, une institution dont les actions s’appuient sur le vol et la force brute. La coercition n’est jamais nécessaire lorsque des individus coopèrent volontairement entre eux, dans le respect et pour le bénéfice de chacun des participants. Mais dès lors qu’un autre acteur prétendant représenter l’« intérêt collectif » vient imposer sa volonté à tous, alors il y a toujours des perdants. Et il y a d’autant plus de perdants que cet autre acteur (et tous ceux qui l’appuient) cherche lui aussi à avancer ses intérêts, aux dépens de ceux à qui il impose sa volonté.  
  
Intervention étatique 2 
  
          La guerre en Irak aura logiquement, elle aussi, des effets néfastes plus graves que ses conséquences positives à court terme. Elle n’était pas justifiée sur la base des arguments traditionnels de défense contre l’agresseur (le gouvernement irakien n’était pas impliqué dans les attentats terroristes aux États-Unis et ne représentait aucune menace pour les Américains, on n’a pas non plus retrouvé d’« armes de destruction massive » en Irak). Elle a déjà entraîné la mort de 1000, 2000 – on ne sait trop à ce stade-ci – innocents (quelle sorte de calcul peut-on faire pour justifier un tel massacre, toujours qualifié de « minime » et de « pertes acceptables » par les pro-guerre?) Elle a provoqué des destructions massive de propriété en Irak, et coûtera des milliards de dollars aux contribuables américains.  
  
     « La coercition n’est jamais nécessaire lorsque des individus coopèrent volontairement entre eux, dans le respect et pour le bénéfice de chacun des participants. Mais dès lors qu’un autre acteur prétendant représenter l’"intérêt collectif" vient imposer sa volonté à tous, alors il y a toujours des perdants. »
  
          Comme lors de toutes les guerres précédentes, elle a déjà eu pour effet de réduire la liberté de ces derniers, le gouvernement des États-Unis ayant considérablement augmenté son pouvoir d’espionnage et de contrôle de ses citoyens. Ce gouvernement, encouragé par son succès, semble maintenant en train de planifier d’autres agressions, contre la Syrie ou l’Iran. La clique de néoconservateurs(*) qui contrôle sa politique étrangère et fait sa propagande dans les médias parlent ouvertement des bienfaits d’un « empire » américain imposant la démocratie dans le monde arabo-musulman. Il est impossible de savoir quelles seront les conséquences de ces aventures impérialistes au Moyen-Orient, tout comme on ne pouvait prévoir, il y a quelques décennies, quels seraient les impacts futurs dans la région de l’oppression coloniale britannique et française ou de l’appui américain à divers dictateurs, dont Saddam Hussein lui-même.  
  
          Nous l’avons souvent mentionné ici, il existe d’autres solutions à la tyrannie et à l’oppression que la force militaire, qui ne doit être utilisée qu’en dernier recours, pour se défendre. Des solutions qui se fondent sur une réduction de l’interventionnisme et de la coercition étatiques. Des solutions qui misent sur le pouvoir pacificateur des échanges économiques et de la non-ingérence dans les affaires internes d’autres pays. Des solutions moins spectaculaires et peut-être plus lentes à faire leur effet, mais qui entraînent des résultats plus substantiels à long terme. Ce sont ces moyens pacifiques qui ont entraîné l’avancement et la consolidation de la civilisation, pas ceux des guerriers.  
  
          Ceux qui ont appuyé la guerre font au contraire le pari illogique que le pouvoir d’agression et de coercition d’un État peut s’avérer une solution aux problèmes causés par d’autres États. Que l’utilisation de la force de destruction peut amener la liberté, la prospérité et la paix à long terme. Que l’interventionnisme étatique a peut-être des effets néfastes lorsqu’il s’agit de subventionner des canards boiteux chez nous, mais qu’il est bénéfique lorsqu’on tente de remodeler les institutions de sociétés étrangères. Ils préfèrent concentrer leur attention sur les bienfaits que l’on voit, et refusent de considérer les conséquences néfastes qu’on ne voit pas.  
  
          L’histoire nous enseigne tout de même que ces quelques raisons de nous réjouir ne changeront rien au fait que nous devrons inévitablement en payer le prix, d’une façon ou d’une autre.  
  
  
* Le mouvement intellectuel dit « néoconservateur » aux États-Unis est ainsi nommé parce qu'il était surtout composé, à l'origine, de militants trotskistes ayant renié leurs convictions communistes et étant devenus partisans de la démocratie et d'une défense forte pendant la Guerre froide. Les trotskistes (partisans de Léon Trotski) se démarquaient des communistes plus orthodoxes – ces derniers cherchant d'abord à consolider les bases du régime soviétique – par leur volonté de faire la « révolution permanente » et d'exporter celle-ci à l'extérieur des frontières de l'Union soviétique au moyen d'une politique étrangère très interventionniste.
 
Aujourd'hui, les néoconservateurs américains prétendent défendre la « démocratie » et la « liberté » mais ont gardé cette tendance à vouloir l'imposer aux autres pays par la force. Le fait que les États-Unis doivent se transformer en empire pour atteindre cet idéal ne semble pas les déranger particulièrement. Ils valorisent les valeurs militaristes et croient que la liberté ne sera protégée que par un État fort. C'est tout le contraire de ce que croient les libertariens cohérents. Les néoconservateurs ne sont en fait que des trotskistes mutants qui ont plaqué leurs croyances étatistes et impérialistes sur un discours superficiellement « conservateur » dans le sens américain du terme, c'est-à-dire en faveur du libre marché et des valeurs traditionnelles.
 
 
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