Montréal, 10 mai 2003  /  No 124  
 
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Carl-Stéphane Huot est étudiant en génie mécanique à l'Université Laval, à Québec.
 
SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ
  
LA SOCIÉTÉ EFFICIENTE DE JOSEPH HEATH
 
par Carl-Stéphane Huot
  
   « Peu de philosophie mène à mépriser l'érudition; beaucoup de philosophie mène à l'estimer. »
 
–Chamfort, écrivain français. Maximes et pensées, caractères et anecdotes
  
  
          Joseph Heath est un professeur d'éthique et d'économie politique de l'Université de Montréal qui a publié un essai intitulé La société efficiente(1) à la fin de 2002. Cet essai regroupe bon nombre des thèmes abordés dans le QL, comme l'économie de marché, mais aussi les relations entre l'État et les citoyens, la société de l'information, le rôle de l'État dans la recherche et le développement, et surtout la relation qui existe entre la liberté, l'efficience et l'équité.
 
Heath et l'État 
  
          Selon Heath, le marché est efficient quand il s'agit de fournir à la population des biens d'une certaine taille. Ceux-ci sont généralement abondants, de bonne qualité et à un prix raisonnable. Le marché peut aussi fournir bon nombre de services, comme le coiffeur, la réparation d'automobiles, le cordonnier, le téléphone et j'en passe. Cependant, pour d'autres services, comme l'éducation, la santé, les services de protection (police, pompiers, armée) de même que pour la protection de l'environnement et la recherche fondamentale, c'est l'État qui est le mieux placé pour le faire. Selon l'auteur, les citoyens et les entreprises en ces domaines sont souvent confrontés au classique dilemme du prisonnier, et cela entraîne trop souvent l'une ou l'autre des parties à faire preuve d'opportunisme et à soit abuser du service (citoyen), soit à refuser de le fournir (entreprises).  
  
          Le dilemme du prisonnier est un beau problème de philosophie. Deux personnes sont arrêtées après un grave délit dont ils sont tous deux complices. On les a aussi surpris en flagrant délit d'un autre larcin, mineur cette fois. Mais la police n'a pas de preuves suffisantes pour le grave délit. Amenés au poste, on les isole chacun de leur côté en leur faisant la proposition suivante: s'ils ne parlent pas, chacun sera condamné pour le délit mineur. Si l'un d'eux dénonce son complice mais l'autre non, il sera libéré et son complice écopera pour le délit majeur. S'ils se dénoncent mutuellement, ils seront tous deux inculpés et du délit mineur, et du délit majeur. Quelle est la meilleure solution pour chacun d'eux? 
  
          Heath cite en exemple les assurances médicales qui amènent les assureurs à restreindre les polices ou à refuser d'assurer les personnes trop malades et les citoyens à abuser des services médicaux pour des choses non essentielles. Il cite aussi le cas de la protection policière qui assure à tous une protection raisonnable sans que chacun n'ait à faire de surenchère en matière de possession d'arme pour se protéger des intrus éventuels. Aussi, en légiférant en matière d'environnement, l'État élimine une bonne partie des tentations de citoyens ou d'entreprises de se débarrasser de leurs déchets dans l'environnement. L'État, en se substituant au marché dans ces domaines, réussit à fournir un service raisonnable à tous à un coût somme toute modeste.  
  
L'État-réfrigérateur 
  
          La thèse centrale de l'auteur est donc la suivante: une nation qui sait se servir au maximum du potentiel de ces deux sources pour fournir un panier de biens et services qui répond assez bien aux besoins et aspirations de sa population est efficient, d'où le titre du livre. Comme corollaire, cela suppose un arbitrage délicat entre liberté, efficience et équité, qui n'est peut-être pas aussi simple à délimiter que ce que ce bouquin laisse supposer.  
  
          La principale faille de son argumentation est la suivante: il refuse de considérer que les citoyens puissent faire preuve d'opportunisme dans leurs relations avec l'État et que celui-ci puisse aussi faire preuve d'opportunisme envers les citoyens. Citant ses années d'études où il partageait un appartement avec trois colocataires, Heath se rappelle qu'au début, les quatre avaient décidé de faire une épicerie commune – ce qui avait fini par leur coûter très cher étant donné que le partage de la nourriture amenait chacun à choisir de la nourriture en plus grande quantité et aussi de plus grand luxe.  
  
          Or, le parallèle entre l'État et le réfrigérateur de nos colocataires est quand même assez facile à faire: parce que l'État nous offre des services « gratuits » nous avons tous tendance à en abuser et à en demander davantage. Pensez seulement au nombre de groupes de pression qui ne demandent que « très peu » d'argent pour tel ou tel truc. Cependant, d'une demande à l'autre, l'État voit gonfler une facture qui finit par être monstrueuse et qu'il devient très difficile de limiter, voire de réduire, parce que chacun tient à « son » programme qui ne coûte « que tant ». Mes bonnes vieilles échardes au pied que sont les lobbyistes sont des champions dans ce sport. 
  
     « La principale faille de son argumentation est la suivante: il refuse de considérer que les citoyens puissent faire preuve d'opportunisme dans leurs relations avec l'État et que celui-ci puisse aussi faire preuve d'opportunisme envers les citoyens. »
 
          À l'inverse, l'État peut aussi faire preuve d'opportunisme. Les dernières élections provinciales en sont un merveilleux exemple, avec des promesses souvent sans queue ni tête et un gouvernement qui avait soudainement beaucoup plus d'argent que six mois auparavant. Aussi, les élus éviteront les confrontations trop dangereuses, même si elles seraient bénéfiques à la population – je pense par exemple aux actuelles lois sur les relations de travail qui sont peut-être excellentes dans un cadre de travailleurs peu instruits et interchangeables, mais vraiment imbéciles dans le cadre d'une société qui mise de plus en plus sur le savoir pour assurer sa prospérité. Mais nos syndicats, ultra puissants et très arrogants, possèdent un potentiel de nuisance et de destruction extrême alors l'État se refuse à les affronter, même s'il en résulte une plus grande pauvreté et un chômage accru. 
  
Les invasions barbares 
  
          Demeurons dans le domaine syndical. Le cinéaste Denys Arcand – que les Européens connaissent pour son film Le déclin de l'empire américain à la fin des années 1980 – signalait récemment en entrevue que lors de la dernière grève des infirmières, sa vieille mère hospitalisée pour un cancer en phase terminale avait été privée de nourriture pendant trois jours parce que les préposés voulaient faire pression sur les cadres qui assuraient ce service auprès des malades. Ils ont aussi refusé à son frère l'accès à leur mère, parce qu'il lui apportait de la nourriture de restaurant. Ajoutez à cela le nombre phénoménal de vols et d'abus commis sur les patients par ceux et celles qui sont chargés de les soigner – et qui ne peuvent être punis ou renvoyés, syndicats obligent(2) – l'immense perte de temps dû aux clauses plus ou moins douteuses des conventions collectives et que les syndicats refusent de revoir, y voyant des reculs pour leurs membres. Résultat: les gens restent dans les corridors des hôpitaux et un certain nombre de membres du personnel soignant souffre (réellement) d'épuisement. 
  
          Si l'on admet que l'État doit avoir un quelconque monopole sur certains services, il faudrait au moins qu'il restreigne ce pouvoir de nuisance sur la population en limitant sa possibilité de faire le trouble. Car détenir un monopole de fait sur un secteur (dans le privé ou dans le public) suppose une grande responsabilité: celle de toujours assurer le service complet aux citoyens. Or, le secteur public peut en tout temps prendre la population en otage. L'efficience supposerait ici que l'on limite la liberté syndicale des syndicats du secteur public afin de s'assurer que l'ensemble des citoyens aient toujours (je souligne le toujours!) accès à la meilleure qualité de soins. Ce qui n'est pas le cas, bien entendu. 
  
          D'autres cas sont encore plus problématiques. Par exemple, l'Union des Artistes (UDA) a cherché lors de la dernière campagne électorale à attirer l'attention sur le sort « pitoyable » de ses 10 200 membres, qui sont obligés de remplir quantité de papiers pour obtenir la moindre subvention artistique. Ce qu'ils voudraient, c'est un genre de statut de « fonctionnaires » des arts, qui leur permettrait d'avoir accès sans condition à toute subvention qui leur est nécessaire (voir LES ARTISTES VEULENT DEVENIR DES BUREAUCRATES, le QL, no 55).  
  
          Le problème est que l'art est une profession surpeuplée: il y a entre 2 et 3 fois trop de gens qui veulent faire des arts leur métier par rapport à la capacité du Québec à les absorber. En plus, si l'on se fie à Star Académie qui a attiré 4000 postulants pour 14 finalistes ou à l'émission jeunesse Watatatow qui a attiré 5000 candidatures pour une poignée de rôles de figurants, la relève ne semble pas manquer! Si nous leur assurons ce salaire (cette aide sociale, pour être plus précis) d'autres voudront ce statut et le problème ne fera qu'empirer.  
  
          Ensuite, quel est le niveau « efficient » d'intervention de l'État dans ce domaine? Certains, comme nous au QL, croyons que le moins possible constitue le niveau idéal puisque cela fixerait au mieux le niveau de service dans ce domaine. D'autres diront que ce ne sera jamais assez, puisque certaines formes d'art sont trop minoritaires pour être bien soutenues par le public, mais sont en même temps essentielles, vitales même à la grandeur de la culture au Québec. Cela pose encore des problèmes d'opportunisme quasi insolubles. 
  
Les monopoles de l'État 
  
          Un problème semblable se pose au niveau du financement de la recherche fondamentale par les gouvernements. S'il est facile de voir l'intérêt que suppose le développement d'un nouveau vaccin, il est plus difficile de prétendre qu'une thèse d'anthropologie portant sur la tradition orale d'une tribu analphabète d'Afrique soit d'un quelconque intérêt, même pour la tribu en question.  
  
          Un autre bel exemple de la logique floue que pose l'intervention de l'État est la question de la lutte à la pauvreté. Même si l'on croit que l'État doit redistribuer une partie de la richesse, on peut se demander quelles seraient les formes les plus efficientes d'intervention pour sortir un maximum de personnes de la pauvreté. Doit-on leur donner un chèque mensuel? Augmenter leur niveau de formation ou subventionner un certain nombre d'emplois? Subventionner des HLM ou des coopératives d'habitation ou leur fournir un surplus d'argent pour pouvoir se loger « décemment »? Et que faire pour contrer cette sous-culture de dépendance envers l'État qui se développe après quelques années et qui se transmet d'une génération à l'autre chez un petit mais tenaces nombre de bénéficiaire? Et enfin, que faire avec les soupes populaires, les comptoirs alimentaires et certaines habitudes personnelles néfastes comme la cigarette, le jeu ou la drogue qui contribuent à alimenter le cercle vicieux de la pauvreté? 
  
          Parlant de dépendances, que penser de celles de l'État aux revenus de Loto-Québec, de la Société de Alcools du Québec et d'Hydro-Québec, qui permettent certes au gouvernement d'équilibrer ses finances, mais qui s'attirent de nombreuses critiques – principalement Loto-Québec (suicide de joueurs compulsifs) et Hydro-Québec dont les lobbies de gauche verraient bien les profits leur revenir sous forme d'une baisse de tarifs? 
  
          Un dernier exemple m'est fourni par la récente guerre en Irak. Après maintes tergiversations, le gouvernement canadien a finalement décidé de ne pas se joindre à la coalition anglo-américaine, malgré les fortes pressions de Washington et de certains groupes canadiens qui craignaient pour les relations futures – surtout économiques – entre les deux pays. D'un côté, les relations diplomatiques entre Ottawa et Washington – et particulièrement entre les deux chefs des gouvernements – ont souvent été plus ou moins tendues depuis au moins 40 ans. Cela n'empêche pas que nous soyons les deux plus grands partenaires commerciaux du monde. De l'autre, aurait-il été plus efficient d'envoyer un ou l'autre de nos bataillons, déguisé en buisson vert dans le désert irakien comme ils l'étaient en Afghanistan? Cela aurait peut-être évité quelques frictions à court terme, mais n'aurait probablement rien changé à la situation.  
  
          La thèse de Joseph Heath est, à tout le moins, incomplète et suppose beaucoup de choses, à commencer par une absence quasi-complète d'opportunisme du citoyen envers l'État et vice-versa. Cependant, je m'en voudrais de ne pas vous recommander la lecture d'un essai comme La société efficiente: son style clair, son humour, et aussi quelques idées étonnantes entourent son idée centrale et méritent certainement d'être discutées. 
  
 
1. Heath Joseph, La société efficiente - Pourquoi fait-il si bon vivre au Canada?, Presses de l'Université de Montréal, Collection Champ Libre, 408 pages, novembre 2002.  >>
2. Ces pauvres sont en effet sous-payés (lire: ils sont mieux payés et mieux protégés qu'au privé), alors ils n'ont d'autre choix que de d'arrondir leurs fins de mois en détroussant les patients.  >>
 
 
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