Montréal, 7 juin 2003  /  No 125  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LE PROBLÈME DE LA DÉFINITION DES MONNAIES MODERNES: UNE BRÈVE HISTOIRE DU FRANC
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          L'histoire des monnaies modernes pourrait constituer une illustration des plus symboliques de l'illusion étatique. Certes, l'illusion est toute relative dans le sens où, si le pouvoir de créer de la richesse par la manipulation monétaire est bien illusoire, la capacité de destruction de la richesse par cette même manipulation est hélas bien réelle. Illustrons notre propos avec un retour sur le franc.
 
Le dernier franc 
  
          C'est en 1360 que le premier franc est mis en circulation au royaume de France. C'est une époque où le monopole monétaire royal n'est pas vraiment établi. Différentes monnaies locales et régionales circulent à l'intérieur même du royaume. Un second franc est né sous le gouvernement de Bonaparte, par la loi du 27 mars 1803: c'est le franc germinal. Cette nouvelle monnaie met fin au désordre monétaire provoqué par la révolution française et la mise en circulation des assignats. Remarquons au passage que l'assignat fut un moyen expéditif utilisé par les révolutionnaires jacobins pour s'approprier les biens de l'église et de la noblesse au nom de la « libération du peuple ». L'instrument monétaire comme instrument politique de la spoliation était né. Alors que les hommes libres avaient spontanément inventé la monnaie pour faciliter les échanges, de la même manière qu'ils avaient découvert la roue pour faciliter le transport, les hommes d'État font de la monnaie un instrument de pouvoir, de contrôle social et de spoliation. 
  
          Après la Première Guerre mondiale, on ne parviendra pas à rétablir le franc germinal qui avait été marqué par une remarquable stabilité pendant près d'un siècle. Pourtant, le gouvernement français promet à la masse des petits épargnants ruinés par l'effondrement de la monnaie nationale et les efforts de guerre financés par la création monétaire que « l'Allemagne paiera les réparations ». Les illusions officielles sont toujours ruineuses pour ceux qui y croient! La dévaluation de Poincaré en 1928 supprime tout espoir de retour à une définition basée sur l'or du franc: c'est aussi la naissance du troisième franc, qui fut renouvelé par Pinay en 1958. C'est ce franc-là qui a disparu avec l'euro. Faut-il s'en émouvoir? On ne peut pleurer la disparition d'une monnaie qui ne faisait que s'affaiblir mais, pour autant, on ne peut se réjouir de la création d'une monnaie européenne fondée sur les mêmes principes que ceux qui ont présidé à la destinée du franc. 
  
          Car cette brève histoire du franc illustre parfaitement la question de la définition des monnaies papier qui sont un instrument du pouvoir politique: avec la dévaluation de 1928, le franc devient une monnaie papier sans réelle définition. En étatisant et monopolisant la monnaie, le gouvernement se donne le moyen de spolier à volonté les individus, en manipulant les valeurs nominales pour le plus grand malheur de l'économie. L'inflation, qui est toujours et partout un problème monétaire pour reprendre l'expression de Milton Friedman (plus précisément un problème de politique monétaire), est une sorte d'impôt déguisé. Et tous les gouvernements ont toujours recours à des impôts déguisés ou « indolores » (T.V.A.) qui sont les plus sournois, lorsqu'ils ne maîtrisent plus les comptes publics (ce qui est le prélude à une faillite plus générale). 
  
L'illusion monétaire 
  
          La monnaie moderne n'est plus accrochée à un étalon extérieur à elle-même (une vraie définition comme l'or par exemple) et le monopole d'émission à l'intérieur d'un pays interdit l'expression d'un marché des monnaies qui permettrait d'obtenir les vraies valeurs des monnaies en circulation. Le résultat est édifiant pour la France, pays des manipulations en tout genre (des salaires, des prix agricoles, des taux de change, des tarifs médicaux, des taux d'intérêt...). Ainsi, depuis 1928, la valeur du franc fut divisée par plus de 200! Autant dire que l'histoire du franc, que nous avons enterré avec l'euro, illustre à bien des égards les égarements et les erreurs des politiques monétaires fondées sur l'illusion monétaire, celle que les politiques entretiennent en affirmant qu'ils auraient le pouvoir de créer de la valeur.  
  
     « Ce n'est pas la manipulation des grandeurs nominales qui influence les phénomènes réels dont ils ne sont que l'expression et la mesure. Vous pouvez mesurer les distances avec un mètre ou un centimètre, mais ce n'est pas en modifiant l'étalon que vous changerez quelque chose aux distances. »
 
          En imprimant des billets, on croit réellement créer de la richesse! La comparaison avec le franc suisse est encore plus édifiante(1): le franc suisse a été originellement établi en 1850 à la parité avec le franc français. Au 1er janvier 1999, lorsque le franc français disparut pour laisser la place à l'euro, le franc suisse valait 425 francs français, ce que l'on traduisait pudiquement par 4,25 nouveaux francs (une division par cent de toutes les valeurs nominales effectuée par le gouvernement de De Gaulle en 1958). Ainsi, entre 1914 et 1999, la valeur du franc suisse par rapport au franc français a donc été multipliée par 425! 
  
          Avec l'euro, le problème de la vraie définition d'une monnaie n'est pas supprimé car l'euro est une monnaie papier dont la définition dépend encore d'une banque centrale, qui croit qu'il suffirait de manipuler (en l'occurrence baisser) le taux d'intérêt pour relancer la croissance économique en Europe. Le problème a simplement été déplacé à un autre niveau: il change de dimension, étant transféré au niveau européen. Mais ce n'est pas parce que nous sommes encore plus nombreux à utiliser une monnaie papier (constructiviste!) que celle-ci a plus de valeur: les concepteurs du Titanic affirmaient que leur navire était insubmersible parce qu'il était gigantesque – mais l'accident n'en fut que plus catastrophique! 
  
Manipulations problématiques 
  
          Finalement, les problèmes économiques et sociaux commencent et deviennent insolubles quand les gouvernements cherchent à manipuler les prix (que ce soient des taux de salaires, des taux de change, des taux d'intérêt...) lesquels ne sont que la traduction nominale de phénomènes réels, conjoncturels et structurels. Et ce n'est pas la manipulation des grandeurs nominales qui influence les phénomènes réels dont ils ne sont que l'expression et la mesure. Vous pouvez mesurer les distances avec un mètre ou un centimètre, mais ce n'est pas en modifiant l'étalon que vous changerez quelque chose aux distances.  
  
          À l'heure de la réforme des universités en France qui suscite tant de passions, on pourrait établir un parallèle éclairant entre un diplôme, qui sanctionne normalement une compétence réellement acquise, et un billet de banque qui doit être la contrepartie d'une richesse créée. Ce n'est pas en délivrant du jour au lendemain un brevet de pilote à un individu que vous en faites un pilote. Si vous délivrez quand même le brevet, je ne monterai pas dans son avion et votre brevet n'aura pas grande valeur, aussi officiel soit-il. De ce point de vue, ce n'est pas le diplôme qui fait l'homme mais bien le contraire.  
  
          Toute étatique et officiel qu'il est, le rouble n'a aucune valeur car il constitue la monnaie officielle d'un État officiellement ruiné... et les Russes préfèrent utiliser le dollar. Les diplômes français sont des diplômes d'État dont on est bien incapable de mesurer la valeur réelle sauf à constater qu'il faut aujourd'hui détenir une licence (Bac + 3) pour occuper des postes qui ne nécessitaient que le Bac il y a quelques années. Si cela ne s'appelle pas de l'inflation... 
  
  
1. Voir l'article de Robert Lozada, « Dieu est-il suisse? », conférence prononcée en novembre 2002 à l'Institut international du Rosey à Rolle (Pays de Vaud) et publié dans Liberté économique et progrès social, bulletin n° 104, mai 2003.  >>
 
 
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