Montréal, 7 juin 2003  /  No 125  
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
 
LIBRE EXPRESSION
  
LES INVASIONS BARBARES DE DENYS ARCAND
 
par Gilles Guénette
 
   « J'ai un fils capitaliste, ambitieux et puritain, moi qui toute ma vie ai été un socialiste voluptueux. »
 
–Rémy à propos de son fils Sébastien, Les invasions barbares
  
          Quand j'ai appris qu'un des personnages principaux du nouveau film de Denys Arcand était un riche capitaliste, je me suis dis « Bon, un autre film qui va encenser le socialisme! Encore un film où le capitaliste de service sera froid, sans scrupule, toujours prêt à écraser les siens pour une piastre! » – la norme cinématographique, quoi. Eh bien je m'étais trompé. Le personnage du capitaliste et le capitalisme triomphent dans Les invasions barbares! Ce sont les intellos de gauche qui héritent de tous les défauts. Hein? Pincez-moi quelqu'un!
 
Conservatisme renversé 
  
          Au grand écran, les personnages qui présentent une morale plus traditionnelle ont toujours le mauvais rôle. Quatre-vingt-quinze pour cent des films sont construits de façon à ce que le spectateur éprouve de l'antipathie pour le conservateur, le capitaliste, l'employeur (« les méchants »), et de la sympathie pour le libertin, le prolétaire, l'employé (« les bons »). Nous avons tous vu des tas et des tas de films dans lesquels les conservateurs étaient en fait des tueurs en série, des prédateurs sexuels ou des êtres foncièrement corrompus qui trempaient dans des magouilles toutes plus illégales les unes que les autres. 
  
          Pensez aux films mettant en vedette l'homme qui n'accorde d'importance qu'au travail et qui finit toujours par être confronté à une crise majeure dans sa vie personnelle. Soit il change – ce qui arrive rarement –, soit il se retrouve seul, soit il se retrouve six pieds sous terre – sa blonde l'ayant froidement abattu dans un élan d'émancipation. Ça lui apprendra! 
  
          Pensez aux films où le père de famille force fiston à poursuivre ses études afin de devenir médecin, avocat ou entrepreneur. Le fils, qui est toujours vaguement artiste, ne veut rien savoir de cette vie qu'on lui impose. Il veut être libre. Soit il se rebelle et décroche « du système », soit il tue son père dans un élan de rage, soit il se suicide. Pas question de faire de concessions! 
  
          Pensez aux films dans lesquels un entrepreneur pollue allègrement un petit village champêtre dans le seul but d'augmenter ses profits. Ou celui qui tue pour éliminer la concurrence. Ou l'autre qui vole des secrets corporatifs pour dominer le marché. Ces hommes – il s'agit rarement de femmes – ne changent jamais pour le mieux et finissent toujours par se faire prendre. Et le bien triomphe du mal! 
  
          Tous ces « mauvais » personnages sont confrontés à de « bons » personnages auxquels sont amenés à s'identifier les spectateurs. Le dernier film de Denys Arcand, Les invasions barbares, surprend parce qu'il met en scène un personnage conservateur, mais droit. Un personnage qui, en fait, est l'un des plus équilibrés et des plus sympathiques du film. Arcand n'est pourtant pas reconnu pour ses affinités avec les idées de droite, mais bon... 
  
Les méchants bons 
  
          Dix-sept ans après Le déclin de l'empire américain, le personnage de Rémy (grand tombeur de ces dames) est de retour. Cette fois, il se retrouve alité à l'hôpital public à combattre un cancer. Son ex-femme, Louise, demande à Sébastien, leur fils exilé à Londres, de bien vouloir rentrer au pays au plus vite – il n'en a plus pour longtemps. « C'est lui qui t'as demandé ça? », s'enquiert le fils auprès de sa mère. Les deux hommes se tolèrent, tout au plus. L'un est professeur à l'université, l'autre, opérateur de marché dans une firme de courtage. L'un est fonctionnaire (socialiste), l'autre, entrepreneur (capitaliste). L'un a de l'argent, l'autre... cent fois plus. L'un a passé sa vie à tromper femme et maîtresses, l'autre est fiancé et fidèle. 
  
          Les invasions, c'est l'histoire d'un groupe d'intellectuels, fiers représentants de la génération des Baby Boomers, qui se réveillent un bon matin comme au lendemain d'un gros party pour se rendre compte qu'ils sont vieux et que tout ce qu'ils ont fait ou mis sur pied au cours des années (système de santé « universel », système d'éducation « universel », approche « libéralisée » des relations hommes/femme, etc.) ne fonctionne pas. Et qu'ils n'ont rien à léguer qui vaille (« On n'a rien fait. On a survécu, c'est tout. » – Denys Arcand, L'actualité, 1er mai 2003). 
  
          C'est surtout l'histoire d'un « héritier » de cette génération d'idéologues de gauche, le fils de Rémy, qui débarque de l'étranger pour prendre de plein fouet l'étendu des dégâts. En fait, Sébastien joue le rôle de l'extra-terrestre qui débarque sur une planète inconnue et hostile (un hôpital près de chez vous) pour nous en montrer les absurdités. Il est le « barbare » capitaliste qui envahit notre système de santé socialiste. 
  
     « Sébastien joue le rôle de l'extra-terrestre qui débarque sur une planète inconnue et hostile (un hôpital près de chez vous) pour nous en montrer les absurdités. Il est le "barbare" capitaliste qui envahit notre système de santé socialiste. »
 
          « À l'époque, moi, j'ai voté pour la nationalisation des hôpitaux, dixit Rémy. Je suis parfaitement capable d'assumer les conséquences de mes actes. » Heureusement pour lui, il n'aura jamais à « assumer les conséquences de ses actes ». Le système de santé est cauchemardesque. Un système hyper bureaucratisé et noyauté par de puissants syndicats corrompus qui font la pluie et le beau temps sur le dos des travailleurs et des bénéficiaires (il faut voir le contraste entre les couloirs de l'hôpital – réservés au peuple et aux travailleurs – et ceux de l'administration – réservés aux amis du pouvoir et aux privilégiés! Les premiers, kafkaïens, débordent de patients, d'instruments médicaux qu'on devine désuets, de personnels dépassés par les événements, etc. Des seconds, luxueux, émane une atmosphère de quiétude et de calme...) 
  
          En fait, Rémy n'assumera pas les conséquences de ses actes comme il ne s'offusquera pas lorsque son fils manigancera pour contourner son système nationalisé avec des liasses de billets de 100$. Pas un mot lorsqu'il lui fera aménager une chambre privée avec « l'aide » du syndicat et de la haute direction de l'hôpital. Pas un mot lorsqu'il fera affaire avec le monde interlope pour obtenir de la drogue afin d'apaiser ses souffrances. Pas un mot lorsqu'il l'accompagnera chez nos voisins du Sud pour avoir accès à des appareils médicaux de pointe plus rapidement – même si une scène auparavant, il refuse de se rendre « aux États » pour se faire soigner. 
  
          On peut reprocher au fils d'avoir facilement recours à son fric ou de basculer dans l'illégalité pour offrir une meilleure fin à son père, mais toutes ses initiatives sont en fait prises faute d'alternatives. Dans un système de santé libéralisé, il n'aurait pas à avoir recours à de telles méthodes. Il aurait eu accès à un réseau de cliniques privées (comme celle qu'il visite aux États-Unis avec Rémy), à des boutiques spécialisées dans la vente de drogue de qualité, à des maisons de « mort assistée » pour personnes en perte d'autonomie ou en phase terminale, etc. 
  
          Sébastien procure (avec de l'argent gagné honnêtement, faut-il préciser) une qualité de vie supérieure à son père – une qualité de vie qu'il n'aurait jamais pu s'offrir dans le présent système de santé. C'est lui qui fait avancer les choses. Sans lui, Rémy n'aurait pas eu accès à son Pet scan aussi rapidement. Sans lui il aurait moisi dans sa chambre « pluri-occupationnelle ». Sans lui, il se serait retrouvé seul face à la mort. Sans lui, il aurait souffert. Sans lui, Les invasions barbares auraient été déprimantes – ce qu'elles ne sont pas. 
  
Le monde selon Arcand 
  
          Mine de rien, Les invasions mettent en scène l'un des plus forts personnages masculins que le cinéma québécois nous ait donné. Sébastien est tout le contraire de son père. Il est conservateur, responsable, plein de principes, de convictions, loyal, fidèle en amour et somme toute assez sympathique. Loin de passer le clair de son temps à flâner dans les rues du Plateau – avouez que c'est exceptionnel dans la cinématographie québécoise! –, il a une carrière, est psychologiquement équilibré et semble en paix avec lui-même. 
  
          Étrangement, les seuls personnages qui soient équilibrés et épanouis dans le film d'Arcand sont les jeunes qui ont quitté le Québec (cette « province de ti-counes », comme dirait Sébastien): le fils, un ami médecin, sa soeur qui sillonne les mers à voilier... Ceux qui sont restés ont mal tourné: les amis de Rémy sont pathétiques et la fille d'une des ex-maîtresses de Rémy est junkie – quoique « fonctionnelle »: elle est correctrice dans une maison d'édition! 
  
          Les invasions mettent en valeur les bienfaits du capitalisme, de la mondialisation et des nouvelles technologies. Le capitalisme est le seul des deux systèmes présentés ici qui donne des résultats positifs. La mondialisation semble plus que bénéfique pour tous les personnages de la génération de Sébastien qui sont éparpillés un peu partout à travers le globe. Les nouvelles technologies sont les seules choses qui fonctionnent dans Les invasions: Sébastien se promène toujours avec un portable et/ou un cellulaire. Alors que le système de santé public s'embourbe, les services de communication privées qu'utilise Sébastien fonctionnent. Ils lui facilitent la vie. Lui permettent de s'occuper de son père tout en poursuivant ses transactions. Ils permettent à la fille de Rémy, convoyeuse de voilier qui navigue quelque part en mer, d'envoyer des messages visuels à son père – à défaut d'être à ses côtés – grâce à un relais satellite. Inutile de dire que le même système de communication public serait toujours en panne!  
  
          À voir ce qui se fait en matière de films subventionnés au Québec, on se serait attendu à autre chose du film d'Arcand. On se serait attendu à quelque chose du genre: Rémy, un intellectuel socialiste se meurt à l'hôpital. Son fils Sébastien, conservateur capitaliste, débarque avec son fric. Il est agressif et antipathique. Il tente d'acheter tout et tout le monde. Ça ne marche pas. La « solution » vient du secteur hospitalier. Le système socialiste est sauf. Le fils s'en retourne la queue entre les jambes (et Arcand remporte la Palme d'or au Festival de Cannes!).  
  
          Le film Les invasions barbares vaut le détour. Il montre bien ce que 40 ans de socialisme ont eu comme effets sur la société québécoise. Souhaitons-lui le meilleur succès commercial possible et ce, partout dans le monde. 
  
 
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