Montréal, 19 juillet 2003  /  No 126  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
LA TROISIÈME VOIE: MYTHE ET RÉALITÉ
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          La plupart des gens pensent que l'économiste est un être sans valeur humaine, matérialiste et froid, qui ne pense qu'au profit et ne défend que des positions nécessairement anti-sociales, à la solde des patrons. C'est déjà oublier que quand l'économiste s'attache à montrer les vertus de la concurrence, le patron préfère s'abriter derrière toutes sortes d'arguments (techniques, sanitaire ou préférence nationale) pour justifier son refus de la concurrence. Le patron préfère se reposer sur le confortable fauteuil du monopole qui lui évite d'avoir à innover, d'avoir à sans cesse se remettre en cause, d'avoir finalement à répondre aux besoins réels des consommateurs.
 
          Pourtant, dans la façon de séparer les informations économiques et les informations sociales, on laisse croire que les décisions économiques se font toujours contre les hommes, contre les salariés, contre la société ou contre l'environnement. Il faut tout de même reconnaître que la formation des économistes, en France, contribue à donner raison à ce cliché tenace. Ceux qui nous parlent d'économie ne donnent pas son meilleur visage à la chose économique. Nous avons le plus souvent à faire soit à des économistes qui ne manipulent que des formules mathématiques sophistiquées pour construire des univers formalisés dont le message échappe au plus grand nombre, soit à des économistes qui déclinent une dialectique virulente dans le but de diaboliser systématiquement le marché, le libéralisme, le profit et le grand Satan américain. La langue de bois peut tout aussi bien se cacher derrière les apparences austères des formules mathématiques que dans les expressions alambiquées des sophistes qui aiment s'écouter parler. Comme je le dis en ironisant dans quelques pamphlets, comme nous n'avons le choix qu'entre les bavards ou les braillards, il est compréhensible que le discours économique ne suscite ni l'engouement des foules, ni les vocations chez les étudiants. 
 
          Autant se résigner à ne pas étudier l'économie. Au fond, on n'a pas besoin d'être un spécialiste de la physique de l'équilibre dynamique pour faire du vélo. Pareillement, est-il besoin d'être un spécialiste du marché pour créer une entreprise, acheter des actions ou se préoccuper de sa retraite? Non, il faut avant tout être quelqu'un de responsable. Par contre, les responsables politiques qui prétendent contrôler ou réguler les phénomènes économiques devraient faire preuve de plus de modestie par rapport à l'économie. Pour faire un parallèle avec la médecine, quand un homme politique vote une loi du style les 35 heures ou propose une réforme des retraites, c'est comme si un médecin du XVIIe siècle, n'étant pas sûr de faire le bon diagnostic de son patient souffrant d'une fièvre étrange, prend quand même la décision d'ouvrir le ventre en intervenant avec des outils mal adaptés. Si le patient est robuste et de bonne constitution, il survivra à l'expérience; mais si c'est un individu fragile... alors il ne survivra pas à cette épreuve. 
 
          La France a derrière elle plusieurs siècles d'histoire et d'accumulation. Mais, à force d'expériences ratées et de lois inadaptées qui s'empilent les unes sur les autres, à force de « médecine vaudou » qui se donne l'apparence de politiques économiques rigoureuses, elle est devenue une entité fragile sur laquelle on continue d'intervenir de manière tout à fait empirique. La tragi-comédie de la « réforme » des retraites à la française en est la plus récente illustration. Nous en sommes aujourd'hui arrivés à un point où c'est la survie même de l'économie française qui est en jeu… et donc l'avenir de nos enfants. Les fonctionnaires se demandent aujourd'hui s'ils auront leur retraite demain. Ils se demandent s'ils pourront ne pas travailler. Mais est-on sûr que nos enfants auront tout simplement la possibilité de travailler demain? 
 
L'économie est ancrée dans la condition humaine 
 
          On imagine communément que l'on doit faire des choix à cause de l'existence de l'argent. Si tout était gratuit, pense-t-on, nous ne serions plus obligés de choisir. Alors on en appelle à l'État. Mais avec l'État, non seulement, nous ne sommes plus obligés de choisir, mais nous ne pouvons plus exercer notre liberté de choix du tout. Car, dans les faits, rien n'est gratuit et c'est justement pour cela que nous devons faire des choix, l'existence de la monnaie étant la conséquence de cet état de fait. On ne doit pas faire des choix parce que la monnaie existe; la monnaie existe parce que l'on doit constamment faire des choix. Et pourquoi sommes-nous confrontés à cette nécessité de faire des choix? Parce que notre temps sur cette terre est compté: la première rareté est notre temps et c'est cette rareté primordiale qui conditionne la rareté des moyens à l'origine de tous les comportements et décisions économiques. 
 
          Les décisions économiques font donc irrémédiablement partie de la condition humaine et reposent sur des considérations humaines. Les animaux n'ont jamais inventé la monnaie, les taux de change ou le commerce: c'est le propre de l'homme. Et comme l'a merveilleusement exprimé Frédéric Bastiat et Adam Smith, ce qui peut être considéré comme un vice au niveau individuel se transforme en une vertu au niveau social: « Il est évident que la Concurrence, c'est la liberté. Détruire la liberté d'agir, c'est détruire la possibilité et par suite la faculté de choisir, de juger, de comparer; c'est tuer l'intelligence, c'est tuer la pensée, c'est tuer l'homme. De quelque coté qu'ils partent, voilà où aboutissent toujours les réformateurs modernes; pour améliorer la société, ils commencent par anéantir l'individu, sous prétexte que tous les maux en viennent, comme si tous les biens n'en venaient pas aussi. » Ou encore « l'intérêt personnel est cette indomptable force individualiste qui nous fait chercher le progrès, qui nous le fait découvrir, qui nous y pousse l'aiguillon dans le flanc, mais qui nous porte aussi à le monopoliser. La Concurrence est cette force humanitaire non moins indomptable qui arrache le progrès, à mesure qu'il se réalise, des mains de l'individualité, pour en faire l'héritage commun de la grande famille humaine. Ces deux forces qu'on peut critiquer, quand on les considère isolément, constituent dans leur ensemble, par le jeu de leurs combinaisons, l'Harmonie sociale. » 
 
          Donner une image diabolique de l'économie n'est pas innocent. Cela permet de justifier, par contraste, une conception angélique de l'État. Et j'utilise à dessein des termes à connotation religieuse car l'État-providence a voulu se substituer à la Providence. On parle beaucoup de laïcité dans la France d'aujourd'hui, mais l'État est devenu, sinon un Dieu, une « nouvelle idole ». Les gens croient en l'État comme on croyait autrefois au miracle. Il n'y a qu'à constater avec quelle horreur et angoisse les artistes subventionnés, les chercheurs, les fonctionnaires voire mêmes les patrons envisagent le retrait de l'État. À leurs yeux effarouchés, il n'y a jamais « retrait » de l'État mais « démantèlement » de l'État. Pourtant, on ne rappellera jamais assez que l'État-providence est basée sur la grande illusion selon laquelle l'État aurait la capacité de rendre tout gratuit alors que son interventionnisme finit toujours par apporter la pénurie. Et la pénurie n'est pas la rareté. En présence de pénurie, nous n'avons pas l'embarras du choix car nous n'avons plus le choix du tout. Il devient impossible d'exercer notre faculté de choisir dans un contexte de pénurie. Par contre, dans le contexte de rareté des moyens, il est nécessaire d'exercer pleinement – c'est-à-dire en toute responsabilité – cette faculté de choix qui est l'expression ultime de la liberté individuelle. 
 
          Ainsi, l'économie nous éveille à la nécessité du choix – qui implique un apprentissage et aboutit à un accomplissement des individus – alors que la destruction de l'économie entraîne l'impossibilité du choix. Historiquement, la destruction de l'économie ne peut provenir que des erreurs tragiques et systématiques commises par les dirigeants dans leurs choix politiques désastreux. On ne voit pas comment une économie pourrait se détruire d'elle-même. Or, on nous conditionne à penser exactement l'inverse: la crise serait toujours de nature économique et le remède serait de nature étatique. Mais si c'était l'État le problème et non pas le remède? Dans mes cours, je compare souvent les subventions à une drogue: on en prend au début un peu et l'on dit que c'est provisoire (pour créer une entreprise, pour lancer des emplois, pour protéger des industries naissantes, pour reconvertir des industries vieillissantes, pour conserver des industries stratégies, pour l'intérêt national...); puis on ne peut plus s'en passer et un jour, c'est l'overdose. Mais peut-on du jour au lendemain priver un drogué de sa dose habituelle? Non. Mais est-ce un argument pour continuer d'en prendre? Non bien sûr: il eut fallu ne jamais en prendre. 
 
          L'État s'attribue un rôle régulateur qu'il est sans doute, dans les faits, bien incapable d'assurer. Car l'économie subit aujourd'hui sans cesse les effets de la crise de l'État, de son incapacité structurelle à atteindre les objectifs qu'il s'est lui-même imposés. Quand une entreprise se développe et réalise des profits, on la soupçonne d'exploiter les travailleurs. Lorsque cette entreprise est en difficulté, au point qu'elle doive licencier, elle est vouée aux pires gémonies. Pourtant, quand une entreprise annonce un plan social, elle tente de sauver du désastre les salariés qu'elle a décidé de conserver. C'est une décision difficile à prendre et qui engage le long terme de l'entreprise, toujours mis en cause dans un monde ouvert et évolutif. Quel est le prix à payer pour la sécurité de l'emploi dans la fonction publique et qui le paye? Ce sont des questions qu'on s'efforce de ne pas poser ou qui sont savamment esquivées. On préfère faire porter tout le poids des ajustements sur les entreprises pour s'étonner ensuite de la faiblesse des investissements, du manque de création d'entreprises, de la violence des plans sociaux et des procédures de licenciements. 
 
          Mais, s'il n'y a plus d'entreprises du tout, s'il n'y a plus d'investisseurs pour prendre des risques et financer des projets d'entreprises, alors il n'y a plus d'emplois du tout. Ni dans le secteur privé, ni dans le secteur public. L'État peut agir efficacement s'il est conscient qu'il est lui-même à l'origine de la plupart de des dysfonctionnements par ses interventions inadaptées, ses réglementations rigides ou sa fiscalité contre-productive. L'État doit alors se corriger lui-même. Mais s'il entend corriger le marché, prétendant mettre en oeuvre une miraculeuse troisième voie entre libéralisme « sauvage » à la mode américaine et socialisme réel à la mode soviétique, alors il contribuera à pérenniser des dérèglements économiques qu'il sera bien en peine de corriger. 
 
L'idéologie de la troisième voie 
 
          Tous les hommes politiques de ce pays ont décliné abondamment le refrain de la troisième voie comme une solution miraculeuse. J'attends celui qui nous dira: « l'État-providence est la troisième voie et je vais vous en sortir car cette voie est une impasse ». La troisième voie est, en effet, la caution intellectuelle de l'État-providence. Mais elle est une déviation de l'État de droit, déviation fondée sur l'incompréhension de la nature profonde des phénomènes économiques. L'économie de marché et l'État de droit sont complémentaires. Le fonctionnement de l'économie implique l'État. Dans l'économie de marché, il y a déjà l'État! En vouloir plus, c'est déjà en vouloir trop. Nous avons besoin d'un État, qui soit assigné à la place précise qui lui permette de tenir son rôle légitime, c'est-à-dire ni le déborder ni le fuir. C'est un État qui pour être respecté doit être respectable. 
 
          Qu'est-ce qu'un État respectable? À l'heure où la montée de l'islamisme suscite tant d'inquiétudes et de passions, rappelons que l'apparition de la dynastie des califes abbassides, vers les années 750, marqua le début de l'âge d'or de la civilisation islamique. À ce moment, commerce, arts et sciences se développent dans de multiples directions et cette richesse était, pour une grande part, le fruit d'une période de paix et de prospérité économique. Mille ans avant les premiers traités occidentaux d'économie, les califes abbassides avaient compris qu'il était préférable de se consacrer à l'établissement d'une société organisée et riche. Dans ce but, ils avaient institué des impôts plus faibles pour encourager l'activité économique, des lois sévères pour réprimer la corruption et protéger les citoyens, et avaient mis en place une administration efficace. Ainsi, les prérogatives essentielles d'un État efficace et équitable étaient mises à jour: une fiscalité nécessaire mais limitée pour financer une administration nécessaire mais efficace. Contrairement à l'État-providence qui se pose en bien absolu, l'État de droit est une sorte de mal nécessaire. On a besoin de l'État, dans certains domaines, pour garantir la liberté et la sécurité des individus parce que on a besoin que les individus soient libres et en sécurité pour qu'ils exercent pleinement leur faculté de choisir. 
 
          On a donc besoin de l'État pour élaborer et maintenir un environnement juridique favorable à l'épanouissement des relations contractuelles qui sont le nerf de l'économie de marché. Mais si l'État laisse les individus libres de prendre des décisions qui seront formalisées par des contrats (contrat de travail, contrat d'embauche, contrat de livraison...), l'État n'a pas à dire: « je vais prendre les décisions à votre place ou je vais corriger vos décisions une fois que vous les avez prises ». Car autant ne pas en prendre du tout! De la même manière, quand l'État dit « je garantis la liberté de la presse ou la liberté d'opinion », il ne faut pas entendre « l'État doit subventionner mon journal » mais il faut comprendre « l'État de droit n'a pas à interdire l'expression de telle ou telle opinion ». Si je suis libre de créer mon entreprise, cela ne signifie pas que celle-ci va réussir! La liberté ne veut pas dire échapper à ses responsabilités, dans l'échec comme dans la réussite. 
 
     « Quand l'État fait l'effort à la place des individus à travers la dépense publique alors les individus ne consentent plus à faire d'efforts même quand ils ont l'argent. Et c'est exactement ce qui se passe en France dans le domaine de la santé, de la recherche ou de l'éducation des enfants. »
 
          L'État-providence, au contraire, prétend garantir l'emploi, en subventionnant les entreprises. Il prétend garantir la liberté de la presse, en subventionnant les journaux. Il prétend protéger la liberté individuelle en assistant les individus. Non seulement l'État assume de moins en moins bien les missions pour lesquelles un monopole public est toléré ou accepté, mais il s'insinue dans le domaine normalement réservé des décisions privées. Ainsi, peu à peu la réglementation se substitue au contrat. Sur le plan économique, la tentation de vouloir réguler les prix est révélatrice de cette déviation. Quiconque étudie un peu l'économie aura vite compris que les prix sont un peu comme des thermomètres: ils sont des indicateurs, ils sont la résultant de la confrontation dynamique des offres et demandes. Or, il n'y a aucun sens à bloquer un thermomètre. De la même manière que manipuler l'information tue l'information, bloquer un thermomètre le rend complètement inutile. Et si vous avez des décisions à prendre qui sont basées sur une connaissance précise de la température, il ne faut surtout pas se priver du thermomètre. Imaginez un pilote dont on ne serait pas sûr de la compétence au commande d'un avion dont les informations données par le tableau de bord ne seraient pas absolument exactes. Monteriez-vous dans un tel avion? 
 
          Pourtant, c'est exactement ce que font ceux qui prétendent réguler les retraites, la santé, les prix ou la monnaie. Leur faites-vous une confiance aussi totale et aveugle? Vouloir contrôler les retraites, les loyers, les salaires, les honoraires des médecins, les frais d'inscription à l'université, les taux d'intérêt, les prix agricoles, les taux de change, les prix des livres ou de l'essence, etc., revient exactement à bloquer le thermomètre. Toutes ces grandeurs sont des prix qui nous renseignent sur l'état quantitatif et qualitatif de l'offre et de la demande dans leurs secteurs respectifs. La surproduction agricole n'est pas étonnante quand on garantit des prix minimums; la pénurie des médecins est inéluctable quand on bloque les honoraires de même que la pénurie de logements est inévitable quand on contrôle les loyers; la pénurie de personnel qualifié est un résultat logique quand on fait tout pour empêcher le fonctionnement d'un marché du travail. 
 
Le contrat économique comme contrepartie du contrat social 
 
          Avec l'État-providence, on oppose toujours l'économique au social. Plus on élargira le domaine du social et plus se rétrécira le domaine des compétences privées et la sphère économique elle-même. C'est ce qu'on appelle l'effet d'éviction chez les économistes qui expose le principe suivant: quand l'État fait l'effort à la place des individus à travers la dépense publique alors les individus ne consentent plus à faire d'efforts même quand ils ont l'argent. Et c'est exactement ce qui se passe en France dans le domaine de la santé, de la recherche ou de l'éducation des enfants. Quand l'effet d'éviction se généralise, on aboutit au socialisme réel tel que l'on expérimenté l'URSS, Cuba, la Chine ou la Corée du Nord. En ce sens, l'État-providence à la française n'a rien d'une troisième voie: c'est, au contraire, une étape dans l'avancée (ou la chute) vers le socialisme intégral. 
 
          Rappelons que l'effet d'éviction fut mis en avant par Milton Friedman pour montrer que, passé un certain seuil, une augmentation de l'investissement public se fait toujours au détriment de l'investissement privé, ce qui réduisait à néant l'argument keynésien de la relance de l'économie par la dépense publique. Bastiat avait déjà illustré ce principe avec son pamphlet Ce que l'on voit et ce que l'on ne voit pas. Aujourd'hui, chaque fois que l'État prend en charge un domaine, les individus se dégagent de leurs responsabilités. Ainsi, les étudiants considèrent que les études sont un droit alors que, en tant que professeur, je considère que c'est leur devoir. L'équilibre des droits et devoirs est rompu. Le contrat social qui sous-tend l'État de droit est basé sur l'équilibre des droits et des devoirs. L'État-providence créé l'ambiguïté à ce niveau. Reconsidérons l'exemple des études. Un économiste considère que les études sont un investissement en vue de se constituer un capital humain (c'est-à-dire une compétence). Dans cet investissement, il y a une composante publique mais il y a toujours une composante privée, ne serait-ce que l'effort d'étudier. Quand vous vous constituez un patrimoine, vous devez investir. Pour acquérir un capital humain, il est essentiel d'investir et les autres ne peuvent pas tout faire à votre place. Et les autres de toute façon ne le feront pas à votre place! 
 
          Certes, l'État peut financer la bibliothèque de l'université mais les étudiants doivent emprunter les livres et surtout les lire. Si les livres ne sont pas empruntés, si les livres ne sont pas étudiés et compris, l'investissement public devient une dépense en pure perte car à quoi sert d'acheter un livre que l'on ne lit pas. Il est vrai qu'aujourd'hui les étudiants me disent: « Monsieur, c'est à vous de lire le livre à notre place car nous n'avons pas le temps et vous devez nous dicter le résumé du livre... car vous êtes payé pour cela ». Voilà l'équilibre des droits et des devoirs rompu: pour les étudiants, les études sont devenus un droit et c'est à moi, le professeur, qu'incombent les devoirs! C'est aussi une manifestation de l'effet d'éviction: puisque l'on a décrété que l'université était un service public, c'est l'État qui doit assurer que 80% des jeunes obtiennent le bac! Que ces derniers travaillent ou non, le méritent ou non! 
 
          Les phénomènes économiques comme l'échange, le travail ou la monnaie sont la traduction dans la sphère économique du contrat social qui est basé sur l'équilibre fragile des droits et des devoirs. Pour obtenir un revenu (qui est un droit sur les choses se manifestant par un pouvoir d'achat), il faut en contrepartie fournir un effort, un travail (qui est un devoir se traduisant par des obligations de résultat, de performance ou de qualité). Le travail n'est pas un droit, il est de ce point de vue un devoir. Un salaire n'est pas un droit, il est la contrepartie naturelle d'un travail dont les résultats seront sanctionnés par les autres. Cette sanction exprimera en quelque sorte son utilité car un travail qui ne sert à personne n'a pas de valeur, et ne peut dégager de richesses pour sa propre rémunération. L'équilibre des droits et des devoirs trouve sa contrepartie en économie dans l'équilibre des revenus et des résultats. Brisez la correspondance entre revenu et productivité, ou revenu et rendement, cela revient à briser l'équilibre fragile des droits et des devoirs. C'est ce qui se passe lorsque l'on distribue du revenu social, indépendamment de toute contrepartie en termes de production. Pour reprendre les termes de Rueff: on distribue des faux droits, c'est-à-dire de la monnaie de singe. 
 
          Les dérèglements économiques naissent de cette rupture, conséquence d'un interventionnisme économique systématique. La démocratie est en panne quand chacun cherche à échapper à ses devoirs tout en revendiquant un maximum de droit. La démocratie est menacée quand les droits sont fragilisés à force d'être mal définis, se transformant peu à peu en contraintes, obligations et réglementations. De même, l'économie ne peut pas fonctionner quand chacun cherche à échapper à ses obligations en termes de travail, de qualification, de compétences, de responsabilités tout en revendiquant toujours plus de revenus et de pouvoir d'achat. Le pouvoir d'achat (un droit qui se matérialise par la détention d'un titre) n'existe et ne découle que du pouvoir de produire (un devoir qui se traduit par un engagement et un effort). 
 
Conclusion: l'impasse du ni-ni 
 
          Il faut remettre l'État à sa place et à sa juste dimension si l'on veut que l'économie fonctionne pleinement et correctement. Pour cela, il est nécessaire de bien choisir entre deux projets de société radicalement différents qui renvoient à deux systèmes moraux incompatibles: les valeurs de la liberté individuelle fondées sur la croyance en l'homme d'un côté, les valeurs collectivistes fondées sur la dévotion en l'État de l'autre. Vouloir mélanger les deux projets, c'est assurément récolter le pire des deux systèmes. C'est avoir une économie systématiquement en déséquilibre à cause de l'intervention systématique d'un État impuissant à rétablir l'équilibre qu'il a lui-même rendu impossible. C'est avoir une société sans morale, aux valeurs floues et dans laquelle on met sur le même plan celui qui fournit des efforts pour s'assumer et celui qui attend tout des autres. Et qui est le véritable égoïste: celui qui prend des décisions ou celui qui attend qu'on les prenne à sa place? 
 
          La société des Pharaons a pu perdurer des siècles parce que l'appartenance héréditaire à des castes régissait scrupuleusement l'ordre social pendant que les « grands travaux » étaient confiés à des esclaves. Ces castes cautionnaient une inégalité inacceptable: c'est l'inégalité fondée sur l'existence de privilèges. Il n'y a pas de marché du travail dans une société esclavagiste... par contre, il y a un marché aux esclaves, ce qui n'est pas la même chose. Il n'y avait pas de chômage en URSS; par contre, il y avait des « camps de travail »! Ce type de société autoritaire et collectiviste fonctionne et peut fonctionner éternellement tant qu'aucun espace de liberté individuelle et de contestation n'y est toléré. Une telle société peut être efficace selon certains critères. Est-ce pour autant acceptable? La société libérale ne doit pas être jugée à l'aune de son efficacité mais à l'aune de ses valeurs morales. C'est l'aspiration à la liberté qui motive la plupart de nos décisions. Or, c'est justement lorsque nous ne sommes plus capables de prendre des décisions ou que nous attendons que d'autres les prennent à notre place que l'économie se ralentit avant de s'effondrer. L'inefficacité économique est le résultat d'une perte de repère. On oublie que la liberté a un prix, que même la liberté est loin d'être gratuite. L'effondrement économique est la conséquence d'un effondrement moral. 
 
          Bien-sûr, ceux qui veulent vivre dans une prison sont totalement libres de le faire à partir du moment où ils ne m'y enferment pas avec eux. Par contre, dans une société dirigée par un parti unique, on étouffera toujours toutes les voies discordantes. On édifiera des murs pour empêcher les habitants de quitter les paradis socialistes. On ne compte plus les publications, livres ou journaux anti-capitalistes publiés précisément dans les pays capitalistes. L'actuel gouvernement français accorde de généreuses subventions à la secte ATTAC. De son temps, L'URSS tolérait un seul organe de presse officiel au doux nom de Pravda, qui veut dire « La Vérité ». 
 
          Lorsque le gouvernement français privatise des entreprises tout en confiant à l'État le soin de fixer les prix, de réguler l'évolution des capacités de production et de réglementer les salaires, alors l'économie ne peut pas fonctionner. Et c'est exactement ce que le gouvernement fait dans l'agriculture, dans la santé, dans le secteur touristique et dans tant d'autres domaines. Le fait que les entreprises soient privées n'y changera rien. Les crises seront chroniques parce que les principes fondateurs d'une économie de liberté ne seront pas respectés. Cela revient à vouloir conduire une voiture en appuyant sur toutes les pédales en même temps: même si le moteur est bon, c'est le plus sûr moyen de le casser! Pendant ce temps, nos dirigeants sont tétanisés par l'idée de mettre à nouveau les Français dans la rue. Alors ils s'évertuent à rechercher le consensus, à plaire à tout le monde. Mais, la recherche du consensus revient à ne pas faire de choix, à ne pas conduire de politique en voulant combiner l'inconciliable. Le courage politique commence quand on défend clairement un véritable choix de société. Un homme d'État ne court pas après l'opinion, il doit trancher. Un tel choix aura toujours des implications économiques, mais il doit d'abord et avant tout être motivé par des références morales. 
 
          Finalement, si la notion de « troisième voie » doit avoir un sens, elle est à trouver entre l'État totalitaire, qui écrase les peuples parce qu'il méprise les individus, et l'État-providence qui les infantilise à force de les assister. Dans les deux cas, la dignité de la personne humaine et le respect de l'individu sont bafoués. Dans les deux cas, on postule les individus incapables de se prendre en charge eux-mêmes. Parce que certains, pour des raisons légitimes (les plus faibles d'entre nous), ne pourraient pas se prendre en charge, on en vient à assister tout le monde. Dans ce sens, il est urgent de retrouver la seule troisième voie qui soit une solution viable – entre l'État despotique et l'État-providence –, celle de l'État de droit et des institutions démocratiques qui garantissent l'épanouissement d'individus libres et responsables dans le cadre d'une économie de marché. 
  
 
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