Montréal, 13 septembre 2003  /  No 128  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
 
RÉFLEXION AUTOUR DU CONCEPT
DE DROIT À LA CONCURRENCE *
 
par Jean-Louis Caccomo
  
  
          L'économiste n'est sans doute pas un spécialiste du droit tout comme le juriste n'a pas vocation à être un expert en économie. Pourtant, les interactions entre ces deux domaines sont fortes et nombreuses comme le montrent les développements importants de la législation sur la concurrence et la volonté qui en découle de vouloir réglementer un nombre croissant de décisions à caractère économique. Il y a sans doute là matière à développer des pistes de réflexion si nous ne voulons pas que se mette en place subrepticement tout un appareil législatif et réglementaire qui pourrait s'avérer de nature à étouffer l'économie à force de prétendre l'encadrer ou la réguler.
 
          M'interrogeant sur le rôle et l'utilité du droit en général, il me vient à l'esprit que sa fonction première est de faire en sorte que les hommes aient des comportements qui soient en accord avec un principe d'harmonie sociale. Le droit de la concurrence repose donc sur le présupposé implicite que la concurrence livrée à elle-même – la concurrence « sauvage » – aboutirait à des comportements, des décisions et des résultats non harmonieux ou de nature à briser l'harmonie dans la société. À la loi aveugle et spontanée de l'offre et de la demande, il conviendrait donc de superposer la loi voulue et maîtrisée par le législateur.  
  
          Il y a là un premier élément de réflexion. Si l'on considère que la concurrence est un processus régulateur en soi, y a t-il un sens à vouloir réguler le régulateur? Y a-t-il un sens à encadrer les mécanismes de marché par la mise en place d'un droit de la concurrence qui se traduira par la prolifération de réglementations, de normalisations et de prohibitions dans des domaines croissants? Il faut bien avouer qu'il n'y a pas beaucoup de façons d'envisager cette question. Soit l'on considère en effet que la concurrence régule les phénomènes économiques et alors il faudra bien laisser s'épanouir les processus concurrentiels dans le plus grand nombre possible de secteurs; soit l'on considère au contraire que les phénomènes économiques livrés à eux-mêmes conduisent au chaos, et c'est l'État qui va réguler et administrer les comportements(1). Il n'y a pas de troisième voie. Or, le droit de la concurrence risque de se fourvoyer dans une illusoire troisième voie qui consiste à tolérer le marché, à condition qu'il soit encadré par l'action correctrice du législateur.
 
Concurrence imparfaite et régulation de la concurrence 
 
          Dès 1849, Gustave De Molinari posait la question sociale dans les termes suivants: « Les souffrances des masses ont-elles leur source dans les lois économiques qui gouvernent la société ou dans les entraves apportées à l'action bienfaisante de ces lois? »(2) La question du droit de la concurrence en particulier, et de la politique de la concurrence en général, s'inscrit dans cette problématique. La justification du droit de la concurrence repose, en effet, sur l'idée que le marché est caractérisé par un certain nombre de défaillances dommageables à l'ensemble de la société au point qu'il conviendrait de protéger le marché de lui-même. Sans rejeter d'emblée cette idée, doit-elle laisser entendre qu'il existerait dans l'économie un agent à ce point exempt de défaillances qu'il lui reviendrait la charge de corriger les autres? Pourtant, l'origine des défaillances est loin d'être établie clairement.
 
          Considérons rapidement l'exemple du marché du travail pour illustrer ce propos. Le marché du travail en France est caractérisé aujourd'hui par la coexistence, d'un côté, d'un nombre important de chômeurs de longue durée et de chômeurs diplômés, et de l'autre, par une pénurie croissante de personnel dans un nombre important de secteurs, que ce soit de personnel qualifié ou non. Le moins que l'on puisse observer est donc une grande défaillance dans la quête d'un équilibre du marché du travail. Face à ce constat, on en appelle généralement aux pouvoirs publics. Pour autant, le marché du travail en France est-il l'exemple d'un marché libre? Il suffit de mentionner l'existence du SMIC, la complexité du droit du travail, le poids des charges sociales, des nouvelles réglementations, la mainmise de l'État sur l'éducation et la formation, pour constater qu'il n'existe pas dans les faits un réel marché du travail. C'est plutôt à une tentative constante de régulation et de manipulation de l'offre et de la demande de travail par des mécanismes réglementaires et administratifs que l'on assiste dans ce cas précis. Et cette tentative se solde par de terribles échecs. Dans ces conditions, le chômage nous renseigne plus sur les défaillances de l'administration et de sa gestion que sur les prétendues défaillances inhérentes au marché libre. Car comment imputer le déséquilibre constaté aux défaillances d'un marché qu'on empêche précisément de fonctionner?
 
          La référence implicite – et quasiment inconsciente – du législateur dans le domaine économique est le modèle (pour ne pas dire le mythe) de la concurrence pure et parfaite. Cette définition néo-classique de la concurrence, qui reste la vision académique dominante, repose sur des hypothèses tellement irréalistes que, par contraste, la réalité du processus concurrentiel sera qualifiée du vocable « imparfaite ». Précisons au passage qu'un modèle à prétention scientifique se devrait de se rapprocher le plus possible de l'objet réel qu'il prétend appréhender. Dans le cas de la concurrence, on définit un modèle dans l'absolu et on force la réalité à s'en rapprocher. Et ce rôle qui consiste à forcer la réalité à se rapprocher de l'idéal théorique en sera assigné au droit de la concurrence puisque seul l'État a le monopole de la contrainte légitime. En conséquence, le législateur va se proposer de corriger les « imperfections » dont les modèles théoriques de référence auront postulé l'existence. Mais, l'imperfection étant la règle – puisque rien de ce qui est humain n'est parfait –, l'interventionnisme juridique se généralise et la concurrence libre devient l'exception.
 
          Pourtant, ce que les économistes néo-classiques désignent comme « imperfections » à la lumière du modèle de concurrence pure et parfaite est en fait le fondement même de la compétition réelle et effective. Même si le mot « imperfection » est malheureux, il n'est pas hasardeux. Tout comme le déséquilibre réfère à l'équilibre, l'imperfection se définit en référence à un idéal de perfection. Mais, dans les modèles de concurrence imparfaite, les imperfections empêchent le déséquilibre de se résorber en équilibre, si bien que, le déséquilibre étant permanent, il revient à l'État de corriger les imperfections. Dans ce cas, les imperfections sont clairement identifiées à des anomalies. Par contre, dans l'approche hayekienne du fait concurrentiel comme dans l'approche schumpéterienne de la compétition, les imperfections ne sont pas considérées comme des anomalies qu'il conviendrait de corriger par une action extérieure au marché; elles sont le fondement et la source même de la concurrence, de l'innovation et du changement. Les asymétries d'information, d'image ou de technologies, les différenciations de produits, les environnements institutionnels différents sont autant de sources de compétition et d'échange à la fois.
  
Une forme déguisée de protectionnisme intérieur 
 
          « L'homme ne s'est développé et ne peut se développer que par la concurrence; mais il ne l'aime pas parce qu'elle exige des efforts. »(3)
 
          Les entreprises ont besoin de la concurrence mais elles tendent à l'éviter en même temps. Les tentations protectionnistes sont fortes et ne se réduisent pas à la volonté, exprimée par les entreprises, de se protéger des produits étrangers. Le réflexe protectionniste s'exprime aussi et surtout à travers la volonté de se protéger des produits concurrents, qu'ils soient produits à l'intérieur du territoire ou non. Ainsi, une firme établie sur un marché redoute non seulement un concurrent étranger aussi bien qu'un concurrent national; elle redoutera aussi l'apparition d'une innovation risquant de mettre en question sa position de marché ou le marché existant lui-même. Les viticulteurs catalans s'inquiètent autant de la concurrence exercée par les vins espagnols que par celle provenant des coteaux aixois. Mais ils se demandent aussi si les consommateurs s'intéresseront toujours au vin dans le futur. Ainsi, pour chaque firme considérée isolément, sa part de marché représente un véritable marché intérieur qu'elle souhaiterait captif. La tentation existe d'utiliser le droit de la concurrence à cette fin. Non que le législateur soit manipulé ou corrompu. Mais sa vision de la concurrence est biaisée, reposant sur une définition erronée qui l'amène à considérer la stabilité et l'équilibre comme une condition définitive de la concurrence alors qu'ils en sont toujours un résultat temporaire.
 
          Considérons un exemple pour illustrer ce propos. Imaginons dix firmes se partageant chacune un dixième d'un marché donné. Supposons que, pour une raison quelconque (l'image de la firme est meilleure, sa technologie est supérieure, son organisation du travail est plus efficace, son contact avec les clients plus rapide) les clients se tournent de plus en plus vers les produits de la firme 1. En conséquence, la taille et la part de marché de la firme 1 augmentent peu à peu. Si les autres firmes ne réagissent pas, elles seront évincées du marché par la firme 1. C'est cela la compétition: c'est un processus dynamique qui oblige les producteurs à se mettre au service des consommateurs, récompensant les producteurs efficaces et sanctionnant les autres. Celui qui y parvient le mieux remportera la plus grande part du marché. Il est donc essentiel que rien n'empêche un producteur plus efficace d'entrer sur le marché et un producteur moins efficace d'être menacé d'exclusion. Et pour être efficace, la menace doit être crédible. 
 
          À l'opposé, les autres firmes peuvent fuir la compétition en demandant au gouvernement d'appliquer les politiques de concurrence, arguant du fait que la concurrence est déloyale parce que la firme 1 est plus grande et que ses parts de marché sont écrasantes. C'est le délit d'abus de position dominante qui sera alors invoqué. Mais, si une firme gagne des parts de marché parce qu'elle répond bien aux préférences des consommateurs, faut-il sanctionner cela?! Dans ces conditions, les réactions des autres firmes ne sont que du « protectionnisme intérieur »: elles veulent protéger leur marché et en appellent pour cela au gouvernement comme tout protectionniste qui se respecte. 
 
     « Si une firme gagne des parts de marché parce qu'elle répond bien aux préférences des consommateurs, faut-il sanctionner cela?! »
 
          L'histoire industrielle est riche d'enseignements montrant que même un monopole n'est jamais à l'abri de la concurrence lorsque les marchés sont ouverts. IBM possédait près de 80% du marché informatique dans les années 70 parce qu'elle fut la première firme à investir dans l'informatique. Malgré sa position écrasante, IBM n'a pas vu arriver – et ses dirigeant n'y ont pas cru – le micro-ordinateur lancé par Apple et les perspectives ouvertes par la miniaturisation des composants électroniques à cette époque. IBM a fini par riposter au début des années 80 en lançant le Personal Computer car c'était la condition de sa survie dans un marché ouvert à la concurrence malgré sa position dominante du moment. Avec l'apparition de nombreux concurrents dans le monde entier, l'industrie du PC est restée concurrentielle au point que la part de marché de IBM se stabilise aujourd'hui autour de 12%.  
  
          L'exemple d'IBM montre que les acteurs privés ne sont pas exempts d'erreurs car ni l'État ni le marché n'empêcheront les acteurs de se tromper; mais les acteurs privés sont obligés d'apprendre et de s'adapter pour survivre et évoluer au risque de disparaître. IBM a revu ses choix stratégiques pour survivre dans l'univers de la micro-informatique de même que Disney doit forcément s'adapter à l'heure des images numériques alors même qu'il fut à l'origine de la production du premier long métrage en dessins animés à une époque où personne n'aurait parié sur l'avenir d'une telle industrie. 
 
          Dans l'exemple d'IBM, l'innovation technologique est le vecteur de la compétition bien plus que la taille et le nombre des firmes, à condition que le marché soit ouvert, c'est-à-dire qu'aucune réglementation n'empêche quiconque d'entrer sur un marché. Or, ce n'est pas la cas par exemple pour les monopoles publics puisque la réglementation française interdit tout producteur potentiel de faire concurrence à Électricité de France (en total opposition avec la réglementation européenne faut-il préciser). Même si les consommateurs ne sont pas totalement satisfaits, la législation les empêche de se tourner vers d'autres producteurs. S'il y a monopole, ce n'est donc pas dans le secteur marchand – qui reste ouvert par définition – mais bien dans le secteur public (qui est protégé par des réglementations). Il y a donc un comble à vouloir appliquer des politiques de concurrence au secteur privé alors que si une firme voit sa part de marché s'accroître, c'est parce que les clients sont plus nombreux à désirer son produit (ce qui est un bien car cela oblige les entreprises à tenir compte des préférences des consommateurs); et à ne pas l'appliquer au secteur public où, si le client est mécontent, il n'a pas d'autre choix possibles. 
 
          Revenons à l'exemple théorique de nos dix firmes dans un contexte statique de concurrence pure et parfaite cette fois-ci. Le prix qui est alors observé est appelé le prix d'équilibre de concurrence. Comme les firmes produisent exactement le même produit au même prix, les consommateurs n'ont pas vraiment le choix. Ils savent seulement qu'aucune des dix firmes ne peut s'écarter durablement du prix d'équilibre: aucune firme ne peut baisser son prix pour attirer des clients (ce qui faisait le succès de la firme 1 dans l'exemple précédent) et aucune firme ne peut augmenter son prix au risque de perdre ses clients dans un univers où les possibilités de différenciation sont interdites. Tout le processus compétitif est donc absent et nos dix firmes sont pareilles à dix filiales d'un monopole qui pratique un prix unique auquel les consommateurs ne peuvent échapper. Bien plus encore, chaque part de marché de chaque firme est pareille à un monopole local. C'est dire si la concurrence est neutralisée.  
  
          En réalité, la concurrence ne s'apprécie pas d'après la situation d'un marché à un moment donné (en ce cas tout innovateur de talent est un monopoleur qu'il faut sanctionner, ce qui revient à punir l'initiative et le talent!) mais d'après les possibilités d'évolution du marché, par libre entrée ou sortie de compétiteurs actuels ou potentiels. Il y a concurrence du seul fait qu'il n'y a pas d'obstacle artificiel (une licence d'exploitation ou une réglementation protectionniste) à l'exercice d'une activité. Rappelons que cette « liberté du commerce et de l'industrie » fut l'une des libertés fondamentales revendiquées et acquises en 1789 à l'encontre des corporations et des administrations fiscales. Cette liberté est essentielle au fonctionnement des marchés et c'est aux conditions d'épanouissement et de protection de la liberté que la législation devrait en priorité s'intéresser. 
 
La tentation d'administrer les prix 
 
          La tentation récurrente d'administrer les prix provient de la croyance en la pertinence de l'idée de prix « juste », notamment dans des secteurs sensibles (santé, logement, éducation, agriculture...) qu'on ne saurait abandonner aux seules forces du marché sans abandonner du même coup tout idéal de justice. Selon ce raisonnement, des marchés libres conduiraient à l'établissement de prix injustes. Mais ce raisonnement est fallacieux. Il n'y a pas de secteurs sensibles dans l'économie ou alors ils le sont tous car toutes les activités humaines sont interconnectées. Pour les besoins de l'analyse, on distinguera l'économique, le social, le culturel, etc. Mais les choix et les activités humaines sont tout cela à la fois.  
  
          Lorsque je mange, je réponds à la fois à un besoin biologique essentiel et vital en même temps que j'exprime des préférences subjectives, un folklore et des traditions culturelles. Tout cela est très « sensible ». Faut-il donc condamner par avance toute activité libre en ce domaine? Est-il vraiment dans l'intérêt d'un restaurant d'empoisonner ses clients? C'est peut-être ce que pensera le législateur. Mais si l'on s'appuyait sur une telle hypothèse, il ne faudrait faire confiance en personne car toutes les activités sont sensibles: pensons aux nombreuses pièces détachées entrant dans la fabrication d'un avion par exemple. Von Mises a bien montré comment la réglementation d'un marché conduit à réglementer tous les marchés qui lui sont connexes, et ainsi de suite jusqu'à ce que le processus d'extension de la réglementation conduise au point où toute l'activité économique sera planifiée et réglementée(4). 
 
          Cependant, la notion de prix juste n'a guère de sens en théorie économique. Quel est le niveau de prix correspondant à ce niveau de juste prix? Les producteurs préfèrent imposer le prix le plus élevé possible tandis que les consommateurs demandent un prix le plus bas possible, voire un prix nul. Si l'État administre les prix, il prendra nécessairement le parti des uns ou des autres. Ainsi, dans le secteur de la santé ou de l'éducation, l'État prend le parti des consommateurs en imposant l'illusion de la « gratuité », au détriment des producteurs dont l'investissement dans le secteur de la santé se trouve de moins en moins bien rémunéré. À l'inverse, dans l'agriculture, l'État a pris le parti des producteurs au détriment des consommateurs en soutenant artificiellement les prix agricoles et en protégeant les marchés de la concurrence internationale. Le marché, lui, ne prend aucun parti. Le marché est aveugle, imposant un prix qui ne satisfait personne en particulier mais dont tout le monde est responsable. 
 
          Par ailleurs, le prix du marché est toujours provisoirement établi. Or, en administrant les prix, l'État cherche du même coup à les stabiliser. Les prix ne sont-ils pas fixes lorsque les marchés sont en équilibre? Certes, la stabilité est le résultat d'un processus d'équilibre mais pas une condition du fonctionnement des marchés. Par ailleurs, ce contexte d'équilibre n'est valable que dans un univers statique dans lequel non seulement les prix sont stables, mais aussi les technologies, les préférences, les caractéristiques des firmes sont données une fois pour toutes. Et c'est d'ailleurs parce que les conditions de concurrence sont stables qu'il existe des prix stables et des décisions optimales. Chercher à stabiliser les prix en croyant ainsi se rapprocher d'une situation d'équilibre n'est pertinent qu'en référence au modèle de concurrence pure et parfaite qui contient, dans ses hypothèses, les conditions de l'équilibre(5). Dans la réalité, la concurrence est un processus sans fin de changement. Et c'est parce que les technologies évoluent, les préférences changent, les caractéristiques des firmes ne sont pas figées, que l'on a besoin de la flexibilité des prix comme source d'information pour les agents économiques et condition du fonctionnement des marchés.  
  
          Non seulement, personne ne peut dire quel est le prix optimal pour un marché donné; mais personne n'est en mesure de connaître le prix « juste ». D'ailleurs, les tentatives visant à manipuler les prix mettent à jour leurs propres contradictions. Quand les prix sont affreusement instables, on en appelle à la puissance publique pour les stabiliser, comme ce fut le cas en France dans le cas de l'essence. Quand les prix s'avèrent étrangement stables, la commission à la concurrence soupçonnera une entente entre les producteurs qu'il conviendra de casser dans les plus brefs délais. Quand les prix sont « trop » bas, on considèrera qu'il y a dumping comme l'illustrent les attaques incessantes dont les grands distributeurs sont la cible(6). Enfin, quand les prix sont « trop » hauts, on reproche aux entreprises d'exploiter les pauvres et de ne servir que les riches. 
 
Conclusion 
 
          Le modèle néo-classique dominant de la concurrence est intimement lié au concept mécanique de l'équilibre. Mais l'équilibre est toujours la fin d'un processus dans lequel les ajustements sont transitoires et la stabilité définitive. Dans ce contexte, la stabilité est la référence, la règle et le point d'arrivée tandis que le mouvement est l'exception. Le régulateur, quand il se double du législateur, se donne cet objectif: le droit doit produire et garantir la stabilité ainsi acquise en figeant les prix ou en réglementant les parts de marché par un protectionnisme intérieur qui n'ose se dire (dans le cas des licences d'exploitation par exemple). Mais la réalité de la concurrence est tout autre et n'a rien à voir avec cette analogie mécanique de l'équilibre. La concurrence est un processus sans point d'arrivée dans lequel le changement est la règle et la fixité l'exception. 
 
          En effet, l'innovation et l'apprentissage sont profondément liés entre eux. Tout ce qui est humain est perfectible; et le fait d'être perfectible n'est ni une imperfection ni une défaillance de l'homme mais c'est une propriété de la nature humaine elle-même. L'homme apprend, l'homme découvre, crée et peut se tromper dans ses choix. C'est ce qui rend la condition humaine à la fois difficile à assumer et unique en son genre. C'est d'ailleurs le plus souvent en se trompant que l'homme apprend. C'est la signification profonde de la formule courante « l'erreur est humaine ». 
  
          À moins de nier la nature humaine elle-même, à moins d'avoir la prétention de vouloir la modifier, on ne peut considérer une telle propriété de perfectibilité comme une défaillance à corriger. À corriger par qui d'ailleurs? Par d'autres êtres humains tout aussi imparfaits et perfectibles...? Autrement dit, rien n'est parfait et optimal sauf dans l'univers artificiel de l'équilibre où il n'y a plus rien à apprendre... mais ce n'est pas un univers humain. Pourtant, cet univers artificiel reste la référence implicite des politiques de régulation de la concurrence. La perfectibilité, l'apprentissage et l'expérimentation ne peuvent s'épanouir que dans des conditions de liberté: les choix doivent pouvoir s'exercer librement et les conséquences heureuses ou malheureuses de ces choix doivent pouvoir être assumées par ceux qui les ont librement exprimés si l'on veut que le processus d'apprentissage produise tous ses effets. La faillite d'une entreprise n'est pas le signe du dysfonctionnement d'un marché mais, au contraire, la condition de son fonctionnement. L'État ne peut pas empêcher les faillites, l'État ne peut pas faire les prix, l'État ne peut pas empêcher les erreurs des agents économiques sauf à figer – et donc à ruiner – l'économie.
  
  
* Ce texte a été présenté à la XXVI Université d'été de la nouvelle économie organisée par la Faculté d'économie appliquée de l'Université Aix-Marseille III, à Aix-en-Provence (1-3 septembre 2003).
 
1. Salin [1995].  >>
2. Molinari [édition 2003: 25].  >>
3. Molinari [1849]. Cité par Yves Guyot dans son avant-Propos, nouvelle édition 2003, p.16.  >>
4. On voit tous les jours comment les hommes politiques veulent corriger les effets « pervers » attribués à telle nouvelle loi ou tel nouveau règlement en proposant une loi supplémentaire ou un règlement de plus. Voir Von Mises [1979].  >>
5. Pour en savoir plus à propos de la théorie contemporaine des marchés, voir Mankiw [1998], Stiglitz [2000].  >>
6. Souvenons-nous d'ailleurs de la vive polémique déclenchée par les syndicats à propos de la distribution des journaux gratuits à Paris. Ceux-là même qui nous disent que l'information et la culture ne sont pas des marchandises se sont vivement opposés à l'existence de journaux gratuits!  >>
 
Références
Mankiw, N. Gregory [1998]. Principes de l'économie. Economica, Paris.
Molinari (de), Gustave [1849]. Les soirées de la rue Saint-Lazare. Réédition aux collections Eventura, Paris, 2003.
Salin, Pascal [1995]. La concurrence. Presse Universitaire de France, collection Que Sais-je, Paris.
Stiglitz, Joseph E.[2000]. Principes d'économie Moderne. De Boeck Université, Bruxelles.
Von Mises, Ludwig [1979]. Politique économique, réflexions pour aujourd'hui et demain, Éditions de l'Institut économique de Paris, Paris, 1986.
 
 
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