Montréal, 17 janvier 2004  /  No 136  
 
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Philippe Simonnot, L'erreur économique, Éditions Denoël, Paris, 2004.
 
MOT POUR MOT
  
POURQUOI LES ÉCONOMISTES ET LES GOUVERNANTS SE TROMPENT-ILS SI SOUVENT?
 
 
          Les économistes et les gouvernants sont peu portés à l’autocritique. Pourtant, la liste de leurs erreurs en matière économique est édifiante. Et l’impact de ces erreurs est souvent considérable.  
   
          Erreurs de prévision, bien sûr, mais aussi erreurs de diagnostic, erreurs de jugement, erreurs de raisonnement, voire erreurs «volontaires» pour tromper les populations: les temps anciens comme l’époque contemporaine nous fournissent quantité d’exemples frappants ou surprenants, et toujours instructifs, de ces innombrables «ratés» des gouvernants, des experts et même des théoriciens en matière d’économie.  
   
          Comment mais aussi pourquoi se trompe-t-on si souvent dans un domaine qui se prétend pourtant rigoureux, à tel point qu’on parle communément de «sciences économiques»? C'est ce que dévoile Philippe Simonnot dans ce livre d’enquête et de réflexion qui, en racontant et en analysant les principales erreurs économiques et leurs causes, met à bas bien des idées reçues.  
   
          Philippe Simonnot, docteur ès sciences économiques, chroniqueur au journal Le Monde et au Figaro, enseigne aux universités de Paris X et de Versailles. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. L'erreur économique vient de paraître aux Édition Denoël. Nous en produisons ici l'Introduction avec la permission de l'auteur.  
  
 
 
  
L'ERREUR ÉCONOMIQUE
- Introduction -
  
par Philippe Simonnot
 
 
          La guerre de 1914 n’aura pas lieu parce qu’elle n’est pas rentable. Au cas où elle aurait lieu malgré tout, elle serait courte, car trop onéreuse pour dépasser la durée de quelques mois. Voilà ce qu’enseignaient certains économistes et que croyaient nombre de hauts responsables à la veille d’une Guerre Mondiale qui devait durer quatre ans – effroyablement coûteuse à tous points de vue. Le conflit à peine terminé, une autre erreur économique de taille est commise: en 1925, Winston Churchill, alors chancelier de l’Échiquier, rétablit la parité-or de la livre sterling à son niveau d’avant la Première Guerre mondiale, par conséquent à un niveau beaucoup trop élevé pour le pouvoir d’achat réel que la devise britannique avait cette année-là, minée qu’elle était par l’inflation de guerre et d’après guerre. Peu après, le chômage augmente en Angleterre. Mais Churchill persiste dans l’erreur. Pierre Bérégovoy, soixante ans plus tard, fera suivre à la France le même chemin, avec la même opiniâtreté et les mêmes résultats piteux.  
  
          Des décisions aboutissant à fixer des prix fixés trop élevés ne concernent pas seulement, hélas! les taux de change. C’est une erreur malheureusement classique qui est commise dans de nombreux secteurs. En agriculture, par exemple, c’est la fameuse et calamiteuse PAC – politique agricole commune. En matière pétrolière, c’est le coup de force de l’OPEP en 1973 que l’on fait apparaître comme une victoire du tiers monde. Dans le domaine salarial, c’est le SMIC avec des effets délétères sur l’emploi pourtant bien connus. Les prix peuvent aussi être fixés trop bas: c’est l’exemple de l’or en 1945. C’est aussi celui des loyers HLM, des espaces publics envahis par les automobilistes, des sites offerts aux touristes, de la santé, de l’éducation, entraînant immédiatement une supériorité de la demande sur l’offre, et donc encombrement, baisse de qualité, et marchés parallèles.  
  
          Autre forme d’erreur: le recours au protectionnisme ou à la planche à billets, sous une forme ou sous une autre, est une tentation permanente des États soumis aux lobbies, incapables de défendre ce qu’ils appellent eux-mêmes l’intérêt général, censé être leur raison d’existence. Dans ces domaines compliqués, où le bricolage politique est souvent dangereux quand il se met au service d’intérêts particuliers, c’est le fonctionnement de la balance des paiements, la nature même de la monnaie, voire de l’État lui-même, mais aussi le vice inhérent à toute banque centrale, qui sont mal compris et mal enseignés, ou tout simplement ignorés. Ce qui aggrave le cas des princes qui nous gouvernent, ou de leurs experts, c’est que souvent ils ne savent pas qu’ils ne savent pas. D’autres fois, ils se raccrochent à des fétiches, confondant par exemple industrialisation et développement. Il existe aussi des erreurs volontairement commises par les puissants ou par leurs conseillers ou leurs inspirateurs, pour tromper le peuple. L’exemple le plus flagrant qui occupe de manière cyclique le premier plan de l’actualité depuis des décennies est celui du système de retraite par répartition. On a oublié seulement qu’il avait été institué par le Maréchal Pétain en 1941! Plus courantes, plus connues, plus souvent dénoncées, et pour ainsi dire banales sont les erreurs de prévisions des économistes, experts et planificateurs en tout genre. L’une des plus énormes a pourtant été oubliée des manuels, c’est celle commise par Irving Fisher prévoyant à la veille du krach géant de 1929 que les cours boursiers se maintiendraient encore à un haut niveau pendant au moins plusieurs mois. C’était un des experts les plus renommés de cette époque.  
  
          La liste pourrait être indéfiniment allongée. Comme l’enfer l’est, dit-on, de bonnes intentions, l’histoire économique est pavée d’erreurs. Les deux choses ont parfois quelque rapport. Erreurs de prévision, erreurs d’analyse, erreurs conceptuelles, erreurs de diagnostic, erreurs de jugement, erreurs de raisonnement, elles ont au moins un point en commun: elles auraient pu être évitées, s’il n’y avait eu souvent au départ l’intention de bien faire.  
  
          «L’erreur, écrit Descartes, n’est pas une pure négation, c’est-à-dire n’est pas le simple défaut ou le manquement d’une perfection qui n’est point due, mais c’est une privation de quelque connaissance que je devrais avoir.» (Méditations, IV, 4) Relisons bien ce que nous dit le philosophe. La perfection n’est pas de ce monde – comment pourrait-elle l’être! Mais le monde irait peut-être un peu mieux si nous ne nous privions pas de la connaissance que nous devrions avoir, souvent par lâcheté, démagogie ou simplement parce que nous ne voulons pas regarder la réalité en face. 
  
          Errare humanum est, dit le proverbe, perseverare diabolicum. «L’erreur est humaine». Il faut prendre le sens de cette formule au plus près: l’erreur est le propre de l’homme. Comme le disait si bien Lichtenberg, un savant et aphoriste allemand du XVIIIe siècle: «Faire des erreurs est également humain en ce sens que des animaux font peu d’erreurs ou pas du tout, si ce n’est peut-être les plus intelligents d’entre eux(1)». L’erreur est donc à la fois inévitable et pardonnable. Mais, seconde partie du proverbe, il faut bien que le diable se mêle de la reproduction indéfinie de l’erreur. Et ce diable, souvent, est le «démon du bien». Ce qui frappe dans l’histoire des erreurs économique – on le verra, exemples à l’appui –, c’est la manière dont elles s’enchaînent les unes les autres. Comme si chaque erreur était non pas redressée par une autre erreur, en sens contraire, ainsi que le veut le tâtonnement classique de l’expérimentation, mais aggravée par la suivante dans une dérive effroyable dont au seuil du nouveau millénaire nous ne verrions toujours pas la fin. L’erreur commise dans la gestion du krach de 1929 est, en partie, engendrée par l’erreur monétaire de Churchill en 1925. Le faux prix donné à l’or en 1945 est une répétition d’une semblable erreur commise en 1922. Une politique censée protéger les agriculteurs conduit à chasser nombre d’entre eux de leurs terres après avoir empoisonnées celles-ci de toutes sortes de produits chimiques. La protection des bas salaires contribue au sous emploi. L’aide au tiers monde permet le maintien de dictatures qui meurtrissent leur peuple. Et tout cela se termine, souvent, trop souvent, par des millions de chômeurs, d’affamés, de morts. 
  
          Or, le plus surprenant résultat de cette histoire d’erreurs économiques, ce n’est pas qu’elles soient commises par des hommes politiques – on s’y attendait, et les exemples ne manquent pas: du Régent Philippe d’Orléans à Lénine, Churchill, Roosevelt, Pétain, de Gaulle ou Bérégovoy. L’étonnant c’est qu’elles viennent parfois de très grands philosophes, comme Platon, Aristote, Montaigne, dont nous traînons encore le lourd héritage en matière d’idées économiques. Et aussi, des économistes eux-mêmes. Au point que l’on pourrait soutenir le paradoxe que moins on pense l’économie, mieux elle se porte. Après tout, la «science économique» est une discipline relativement neuve (elle n’a pas trois siècles), et il a bien fallu s’en passer pendant des millénaires. 
  
          Les économistes auraient manqué à leur tâche s’ils ne s’étaient pas penchés sur la question. Bien peu en ont pris le risque. Mais il ont commencé à chercher l’erreur chez les non-économistes, autrement dit chez l’individu ordinaire n’ayant pas reçu d’enseignement économique. Ainsi le Suisse Bruno Frey, qui est l’un des rares économistes à s’être demandé pourquoi les lois de l’offre et de la demande, centrales dans toute réflexion économique, étaient si mal comprises. Il vaut la peine d’étudier ici les cinq arguments qu’il donne pour expliquer cette faible compréhension(2). L’argument cognitif: les gens souffrent d’un déficit de connaissance sur les lois du marché. L’argument politique: syndicats et lobbies font pression sur l’État pour fausser le système des prix en leur faveur. L’argument de justice: les gens sont réfractaire à ce système de fixation des prix, car ils estiment qu’il mène à des situations inéquitables. L’argument psychologique: il y a un coût psychologique à entrer dans un processus d’échange, et ce coût joue à l’encontre de l’extension des échanges marchands, et par conséquent génère une méfiance à l’encontre du système des prix. L’argument moral: l’extension des échanges à certains domaines constituerait une menace pour des valeurs morales intrinsèques; du coup le système des prix serait perçu comme immoral. Ces arguments sont discutables. 
  
          L’argument cognitif est fragile pour une raison bien simple, qui est déjà apparue à notre lecteur: même des économistes, et parmi les plus célèbres, se méfient de la loi du marché comme mode d’allocation des ressources. Il n’en reste pas moins vrai que beaucoup de principes économiques ne sont pas à la portée de la compréhension des non-économistes. Il est très difficile de faire comprendre, par exemple, que le blocage des loyers se retourne à terme contre les locataires, que le SMIC est facteur de chômage, que le blocage des prix n’enraye pas l’inflation, etc. Maints résultats de l’analyse économique sont contre-intuitifs. Le bon sens est souvent trompeur en économie. Ce qui aggrave son cas, si l’on peut dire, c’est que, parfois, il est un bon guide (s’il trompait toujours, on pourrait s’en méfier systématiquement). À cela s’ajoute les effets de la simplification médiatique. Il serait périlleux pour l’audimat d’exposer la théorie des «avantages comparatifs» ou celle de l’«utilité marginale» devant les caméras, alors même que peu d’économistes s’y risquent dans la presse écrite de peur de ne pas être lus. En outre, l’individu ne trouve pas d’intérêt à en savoir plus dans un domaine qui paraît abscons et contradictoire, les économistes ayant la réputation de n’être d’accord sur rien, et cette réputation est souvent vérifiée. D’où la méfiance des hommes politiques au plus au niveau de l’État (Charles de Gaulle par exemple, ou encore François Mitterrand) à l’encontre de ces experts qui leur donnent l’impression de disputer du sexe des anges dans un jargon incompréhensible. Dans certaines circonstances, pour certains champs, il est rationnel d’être ignorant. C’est ce que les économistes appellent l’«ignorance rationnelle». Il est rationnel pour le conducteur d’une automobile ou pour l’utilisateur d’un ordinateur personnel de ne pas investir dans la connaissance des mécanismes qui permettent à sa machine de fonctionner. De même est-il rationnel pour un individu de ne pas investir dans la connaissance des mécanismes économiques pour la conduite de sa vie ordinaire, libérant ainsi du temps pour d’autres acquisitions culturelles plus utiles ou plus agréables. 
  
          L’argument politique a plus de solidifié. Les enjeux que se disputent les groupes de pression sont tels que l’économiste se trouve comme désarmé: il ne fait pas le poids. Mais là encore, l’argument n’explique pas tout. Car à un certain niveau de décisions (celui où l’on fixe les taux d’intérêt ou le taux de change, mais aussi telle politique commerciale ou pénale ou étrangère, etc.), l’incidence de telle mesure est trop incertaine pour que tel groupe puisse être assuré d’en bénéficier uniquement. Voilà pourquoi expliquer la guerre contre l’Irak par le pétrole, c’était, bien sûr, un peu court. Au niveau d’un pays, le système des prix retrouve alors en partie son rôle de référence. Même en Union soviétique, les prix étrangers, qu’il était facile de connaître, tenaient ce rôle non seulement entre les grandes entreprises, mais aussi dans les calculs des planificateurs centraux. 
  
     «Ce qui aggrave le cas des princes qui nous gouvernent, ou de leurs experts, c’est que souvent ils ne savent pas qu’ils ne savent pas. D’autres fois, ils se raccrochent à des fétiches, confondant par exemple industrialisation et développement.»
 
          L’argument de justice est sans doute très puissant. Mais il mérite d’être regardé d’une peu plus près. Quand on répartit la pénurie par des files d’attente plutôt que par des hausses de prix, comme c’était le cas en France sous l’Occupation allemande ou en Russie sous le régime soviétique, ou comme c’est encore le cas pour les rentrées de week-end sur des autoroutes saturées, ou devant une salle de cinéma qui passe un film à succès, il n’est pas sûr que prédominent des considérations de justice. La répartition par la capacité à faire la queue n’est pas plus juste que la répartition par les prix, elle est seulement, dans certains cas, moins coûteuse et donc plus rationnelle du seul point de vue économique. 
  
          L’argument psychologique est le plus faible de tous. Depuis la nuit des temps, l’homme cherche à échanger. Et il continue à le faire même dans les pires situations, les plus dangereuses, les plus contrôlées par l’État ou une autorité extérieure. À preuve, l’existence de marchés noirs quand les échanges sont entravés par des droits de douane prohibitifs, des quotas, des interdits (l’alcool sous le régime de la Prohibition aux États-Unis, les drogues un peu partout dans le monde). L’échange est recherché même quand le délit économique est puni de mort (régimes totalitaires, camps de concentration). On pourrait montrer que le fisc lui-même, quand il cherche à rationner, préfère agir directement sur les niveaux des prix par des taxes plutôt que de recourir à des restrictions quantitatives – un hommage involontaire à l’efficacité des lois du marché. 
  
          L’argument éthique est intéressant. L’amour, l’affection, l’amitié, la dignité, l’honneur, le respect sont des biens qui doivent, prétend-on, échapper aux lois du marché sous peine d’être détruits. Cet argument a souvent été employé pour théoriser la tendance à l’autodestruction du capitalisme: ce régime aurait besoin pour fonctionner d’un environnement éthique (confiance et franchise étant supposées être indispensables à l’échange le plus élémentaire) qu’il corroderait lui-même par son amoralisme intrinsèque. Cette thèse a un long passé qui remonte à Aristote. Mais son antithèse est tout aussi vénérable, qui considère que le commerce adoucit les moeurs (Montesquieu, Robertson, Condorcet, Thomas Paine) et qu’il sécrète lui-même une morale. Une troisième thèse (celle de Mandeville dans La Fable des Abeilles) prétend que les vices privés font le bienfait public... Il est évidemment impossible de trancher ici entre ces affirmations non démontrées. Nous verrons, dans ce livre, les risques mortels que l’on court à faire trop confiance à l’économie et à sa rationalité pour juguler la passion de la guerre. 
  
          Dans le vécu quotidien des relations familiales, on peut s’interroger sur le rôle de l’argent, sur les dégâts éventuels qu’il peut causer. Prenons l’exemple d’un enfant prêt à rendre des services à ses parents(3). Si ces derniers prennent l’habitude de le récompenser par de l’argent, la motivation de l’enfant cesse d’être intrinsèque et devient pécuniaire. Du coup, si les parents suspendent la récompense, l’enfant réduit l’offre de ce service. On pourrait en déduire que le recours au système des prix crée des motivations pécuniaires à l’action de l’individu, qu’il met à la place des «motivations intrinsèques», lesquelles sont ainsi détruites. De même, observera-t-on, si un contrat de mariage fixe les devoirs de chaque partenaire dans chaque circonstance, alors l’amour et la confiance qui sont à la base de la relation conjugale deviennent inutiles et tendront à disparaître. On trouve une semblable rivalité entre motivations intrinsèques et motivations économiques dans la théorie du contrat de travail. Mais aussi dans la théorie du crime. Lorsque la sanction publique du crime est relativement faible, le désir de ne pas commettre de crime incite à développer des motivations intrinsèques. Par contre, si le «prix» du crime (la sanction) est élevé, les individus qui ne veulent pas devenir criminels ont moins besoin de développer des motivations intrinsèques. Dès lors, si pour une raison ou pour une autre, on est amené à rendre les lois moins sévères, les crimes augmentent à cause de la faiblesse des motivations intrinsèques. Idem pour les problèmes d’environnement. Apparemment, la motivation intrinsèque ne suffisait pas à obliger les promeneurs parisiens de chiens à ramasser les déjections de leurs animaux, et donc une sanction a fini par être imposée. Mais quand la sanction est impossible ou trop coûteuse (comment punir les fumeurs qui jettent leurs mégots sur le trottoir?), il faut bien recourir aux motivations intrinsèques, et chercher à les développer par l’éducation. En fait, c’est ici tout le rapport de l’individu à la loi qui est en cause(4). 
  
           Une autre manière de poser l’argument moral est de se demander si les économistes eux-mêmes ont un penchant particulier pour l’égoïsme et la rationalité, et seraient donc facteurs d’amoralisme voire d’immoralisme. Des études ont été faites à ce sujet(5), et comme on pouvait s’y attendre, elles concluent que l’égoïsme et la rationalité sont spécifiques à la nature humaine, et non aux économistes. Il faudrait plutôt considérer la rationalité comme une compétence. À ce moment-là, on pourrait considérer que l’économiste, par métier, disposerait de facultés plus performantes à identifier les opportunités de profit. Mais si c’était vrai, cela se saurait, foi d’économiste! 
  
          Bref, aucun de ces cinq arguments n’emporte une conviction pleine et entière. Il nous faut donc trouver d’autres explications à la réticence que l’on observe à admettre les lois du marché et à les appliquer. 
  
          Une piste de recherche pourrait être dans l’archaïsme des mentalités et des pratiques. On peut en effet démontrer que dans les conditions d’une économie primitive, le contrôle des prix, le plafonnement du taux d’intérêt, la redistribution obligatoire, les pratiques de don et de contre-don hors marché et même la loi du talion, peuvent s’expliquer tout à fait rationnellement, par des coûts très élevés de droit de propriété, d’accumulation, d’information, de transport, de négociation et d’exécution des contrats. Mais si ces archaïsmes peuvent à la rigueur excuser les idées économiques d’Aristote – encore que l’économie athénienne était beaucoup plus sophistiquée et marchande que toute une historiographie a cherché à nous le faire croire – ils devraient avoir disparu aujourd’hui. 
  
          Plutôt que d’aller chercher les causes des erreurs économiques chez les non-économistes, les économistes pourraient peut-être commencer par balayer devant leurs portes. Alors peut-être découvriraient-ils qu’ils sont, de fait, particulièrement responsables des errements en la matière. 
  
          D’abord, parce que beaucoup se croient obligés de faire leur révérence aux grands philosophes, quelle que soit la méconnaissance de ces derniers en matière économique. 
  
          Ensuite, parce que le célèbre Adam Smith, qui passe communément pour le père fondateur de la science économique, a opéré en 1776, nous le dirons, une sorte de dérivation par rapport au courant venu de la Scolastique. Cette bifurcation a fait perdre un siècle à la réflexion économique et pèse encore de nos jours comme un handicap, d’autant plus lourd qu’il est méconnu. Heureusement, le fil de la Scolastique sera repris au XIXe siècle par ce que l’on appelle l’École autrichienne d’où est sortie une pléiade d’économistes de premier plan: Carl Menger (1840-1921), Böhm-Bawerk (1850-1914), von Wieser (1851-1926), Ludwig von Mises (1881-1973), Friedrich Hayek (1899-1992). C’est à cette école que l’on doit ce que l’on appelle dans le jargon des économistes le marginalisme(6). Au XXe siècle, l’école franchira l’Atlantique pour s’implanter aux États-Unis grâce à Murray Rothbard, qui fut jusqu'à sa disparition en 1995 l’un des chefs de file des économistes libertariens américains(7). On lui doit, notamment, une monumentale histoire de la pensée économique, qui a surclassé l’oeuvre, classique dans ce domaine, du grand Joseph Schumpeter(8). Il existe même aux États-Unis un Institut Mises, qui entretient la flamme de l’École autrichienne et qui est très fécond en études de toutes sortes, consultables sur son site(9). Cette école est la plus à même d’approcher de la réalité économique. Néanmoins, le courant qu’elle représente reste très minoritaire par rapport au mainstream issu d’Adam Smith et de l’école classique, puis néo-classique anglo-saxonne. 
  
          Enfin, la troisième cause de responsabilité des économistes dans les fautes qui sont commises est une erreur profonde sur la nature même de la «science» économique en tant que science. Une erreur que partagent la plupart des économistes, mais qui est aussi le lot de beaucoup d’utilisateurs de leur science, hommes politiques, fonctionnaires, essayistes, éditorialistes, journalistes (les hommes d’affaires sont, eux, généralement, beaucoup plus sceptiques quant aux capacités «scientifiques» des économistes, au moins au sens trivial que nous allons dire). Comme cette erreur basique peut être considérée comme la mère de toutes les erreurs ou presque, c’est par elle que nous allons commencez cet essai. Un essai qui cherche à combler un manque: la littérature sur ce sujet n’est pas très abondante, c’est le moins qu’on puisse dire, pour des raisons qu’il n’est peut-être pas besoin d’expliciter. Le livre a aussi pour objectif d’apprendre ce qu’il en est vraiment de l’économie, en s’instruisant à partir de l’Histoire, et nous l’espérons, en s’amusant, car beaucoup de ces cas sont cocasses: les acteurs sont souvent pris à leur propre piège, la «nature économique» étant prompte à se venger impitoyablement des injures qui lui sont faites soit par ignorance, soit par orgueil, ou par les deux à la fois. 
  
          Cela dit, l’intervention des économistes eux-mêmes dans l’erreur économique – qui plus est, des économistes, dont certains figurent parmi les plus grands noms de la pensée économique, Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx, John Maynard Keynes, et il faudra adjoindre à cette liste de grands penseurs tels Aristote ou Thomas d’Aquin, qui ont consacré une bonne part de leur oeuvre à la chose économique – va compliquer singulièrement notre tâche, car nous allons être obligés de naviguer continuellement entre des erreurs bien réelles et des théories qui sont parfois – mais pas toujours, grâce à Dieu – à leur origine. Aussi bien le parti que nous avons pris a été de traiter, cas par cas, une vingtaine de type d’erreurs particulièrement flagrantes, l’exhaustivité étant de toutes façons impossible, et assez typiques pour embrasser la plupart des cas réels. 
  
  
1. Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismen, Schriften, Briefe (Munich, Hanser, 1974). Cité par Albert Hirschman in Bonheur privé, action publique, traduit de l'américain par Martine Leyris et Jean-Baptiste Grasset, Fayard, 1983.  >>
2. Frey B, (1986), « Economists Favour Price System – Who Else Does? », Kiklos, vol. 39, n°4, 537-63. Cf. L'Invention de l'État>>
3. Frey B, (1986), art. Cit.  >>
4. Se reporter à Eric A. Posner, Law and social norms, Harvard University Press, Cambridge, Massachusettes, London, England, 2001.  >>
5. Marwell G. and Ames R. (1981), « Economists Free Ride, Does Anyone Else? » Journal of Public Economy, June, 15, p. 295-310. Carter J. and Irons M. (1991), « Are Economists Differents, ans If So, Why? », Journal of Economic Perspectives, vol. 5, n°2, p. 171-177.  >>
6. Le marginalisme met en évidence la valeur de la dernière unité détenue, dite valeur marginale. Au fur et à mesure que le niveau de détention ou de consommation d'un bien s'élève, les suppléments de satisfaction que l'individu retire d'une augmentation d'une unité de détention ou de consommation sont de plus en plus faibles. L'exemple canonique est celui de l'eau. «Comme il y a beaucoup d'eau, le dernier verre se vend très bon marché. Même si les premières gouttes valent autant que la vie elle-même, les quelques dernières gouttes ne servent qu'à arroser la pelouse ou laver la voiture. Nous constatons alors qu'une marchandise de très grande valeur telle que l'eau se vend pour presque rien parce que la dernière goutte ne vaut presque rien», écrit l'américain Paul Samuelson, le célèbre prix Nobel d'économie, dans son Économie, seizième édition, Economica, 1998.  >>
7. Un économiste libertarien se distingue d'un économiste libéral classique en ce qu'il estime que l'État n'est pas nécessaire au fonctionnement du marché. Bien noter que le terme de libéral n'a pas le même sens aux États-Unis qu'en France. Un libéral américain se situe plutôt à gauche. L'économiste libéral au sens français se range plutôt parmi les Conservateurs sur l'échiquier politique.  >>
8. Murray Rothbard, An Austrian Perspective of the History of Economic Thought, Edward Elgar, 2 vol. Joseph Schumpeter, Histyoire de l'analyse économique, Gallimard, 3 vol.  >>
9. http://www.mises.org/>>
 
 
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