Montréal, 7 février 2004  /  No 137  
 
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Christian Michel est propriétaire du site Liberalia.
 
PHILOSOPHIE LIBERTARIENNE
  
UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE
 
par Christian Michel
  
  
          Ce matin, je me lèverai tard. Ses rayons à travers les persiennes indiquent un soleil déjà haut sur son orbe. Bon, et alors? Je referme les yeux. Douce hypnagogie, il paraît que tu es le moment le plus créatif, quand notre inconscient, trompant ses gardiens assoupis, produit ses scénarios les plus déjantés.
 
          Disons que j’attendrai jusqu’à Dhuhr, quand pour la troisième fois aujourd’hui, l’appel du muezzin volera de la Bastille au-dessus des toits d’ardoises du Marais. J’aime ce vieux quartier de Paris. L’immeuble que j’habite, l’ancien Hôtel du Deffand, a reçu dans ses murs (au noble étage, pas dans mon 2 pièces sous les toits): Turgot, Montesquieu, Rousseau, Benjamin Franklin, d’Alembert, et autres lumières.  
  
          Un Texan avait pris une option sur cet appart’. Mais il menaçait d’ajouter à la porte palière, pure menuiserie du 18ème, une grille d’acier. Horrifique anachronisme. Il y a longtemps, après d’âpres débats, les propriétaires du quartier se sont engagés par contrat à en préserver le cachet historique. Ils s’interdisent de vendre à qui ne s’engagerait pas de même. Tu penses si j’ai signé des deux mains! Dans toutes les villes et lieux où il est le plus riche, les propriétaires ont découvert que conserver le patrimoine ne nuit pas à la valeur de leur bien. Au contraire. Certes, il faut parfois encourager les réfractaires. Des commerçants refusent même de servir ceux qui ne signent pas. Mais chez nous, aujourd’hui, tous se félicitent de l’harmonie architecturale du quartier. Et pour ajouter à ses attraits, j’ai fait voter à l’assemblée générale des copropriétaires de la rue des Quatre Fils son interdiction aux voitures après les livraisons matinales. 
  
          Crainte infondée du Texan: le voisinage est sûr. Ici, c’est la bohême bon genre, des gays, des artistes, défoncés parfois, inoffensifs en général. Au-delà des Archives et de la fumerie d’opium des Francs Bourgeois, autour de la rue des Rosiers, vieillit une communauté juive, patiente et paisible. Au Nord et à l’Est, de la Bastille jusqu’à Bercy et Pantin, s’étend «Bab-el-Oued», comme on l’appelle. Là, c’est plus remuant. Les «futuwwas», policiers de la communauté, ne chôment pas. Je m’y aventure souvent pour faire provision de dattes fraîches, d’épices exotiques, de hashish et de pigments naturels pour préparer mes couleurs, jamais cependant je n’y ai été importuné.  
  
          Eh, on y coupe la main aux voleurs! C’est pourquoi on note tant de barbus en bonnet et de femmes voilées aux guichets des banques et aux comptoirs des bijoutiers. On leur fait confiance. Lorsque les vigiles ont pincé un cambrioleur maghrébin chez ma mère, ça leur faisait presque mal de devoir le remettre à ses juges. Mais, après tout, c’est lui qui la voulait, la charia. Beaucoup d’arabo-musulmans quittent l’Islam à cause de son rigorisme, non sans déchirement, et demandent d’autres affiliations. On ne peut guère changer d’ethnie, mais on peut se convertir à une religion ou les renier toutes. Entre elles, la concurrence est féroce. Sans les scientologues, musulmans, cathos, évangélistes et autres humanistes athées, la moitié des agences de pub fermerait. Vivent les hommes de foi! De solides communautés ethniques ou religieuses ou humanistes, bien vivantes, prennent soin des faibles et des anciens, transmettent des valeurs aux jeunes et font régner la discipline.  
  
          Malgré ces défections, Bab-el-Oued ne cesse d’enfler, non pas que les musulmans trouvent de nouveaux adeptes chez nous, mais il en vient de toute l’Afrique et du Moyen Orient, attirés par notre prospérité. Plutôt que de délocaliser son usine de Flins, Renault vient de construire une cité sur des terrains voisins qui lui appartiennent. Elle abritera 2000 ouvriers et leur famille, recrutés en Kabylie. Les habitants d’Aubergenville ont protesté, mais chacun peut faire ce qu’il veut chez soi, non? Au moins, Renault a posé des conditions pour ceux qui accepteront cet emploi. Ils auront tout loisir de pratiquer leurs rites, d’être polygames si leurs épouses y consentent, de répartir par héritage leurs biens comme ils l’entendent, deux fois plus aux garçons qu’aux filles, mais, contractuellement, ils devront s’abstenir des flagellations, mutilations et lapidations, que les directeurs de Renault (et la plupart des clients) trouvent assez répugnantes. À part ces restrictions spéciales, le régime juridique applicable sera celui de la Chambre Internationale du Droit – le minimum que l’on peut attendre des êtres humains: ne pas tuer, ne pas voler, ne pas agresser, tenir ses engagements –, régime que j’ai moi-même adopté. 
  
     «Samuel Goldenrammer, le magnat de l’électricité ("Monsieur 700 000 volts"), a tant fait pour les enfants handicapés qu’on a fait circuler une pétition pour renommer le Pont d’Austerlitz: Pont Goldenrammer. J’ai signé. Plutôt honorer un homme généreux qu’un massacre.»
 
          À cause de Renault d’ailleurs, parce que c’est mon plus gros client. Justement, pour l’usine de Flins, je viens de recevoir une juteuse commande, une monumentale fresque de 10X4 mètres, «Renault chassant Toyota des marchés d’Afrique». Je symboliserai la firme au losange par un éphèbe blond, triomphant d’un asiatique aux yeux bridés, jeté à terre devant des Noirs approbateurs. Le temps est propice pour les artistes. Les multinationales, les grandes congrégations religieuses, les milliardaires, les syndicats internationaux, rivalisent dans la culture et la philanthropie. C’est à qui construira les plus magnifiques écoles, universités, théâtres, lieux de culte... 
  
          Lorsque Noam Chomsky s’est moqué de Lucky Corleone, le propriétaire de casinos, le traitant d’inculte poussah, le sang de cet émigré napolitain, dont la mère était ouvreuse au San Carlo, a atteint le point d’ébullition. Désormais tous ses casinos, à Vegas, Berlin, Tokyo, Londres... ont une scène d’opéra, où alternent les oeuvres du répertoire et des créations qu’il commandite, comme le premier opéra de Gorecki. Pour la plus grande satisfaction de Sony, qui a acheté l’exclusivité des enregistrements.  
  
          Mon frère, conservateur de la Réunion des Musées Louvre-Hermitage-Prado, dont je suis un des deux millions de sociétaires, m’a dit que la Tétralogie de l’Opéra-Casino Garnier était la plus avant-garde qu’on ait vue depuis celle de Chéreau au festival BMW-Bayreuth de 1976. Il avait bien joué, le Chomsky! 
  
          Car on le leur fait sentir à ces gros gavés de thunes qu’ils doivent redistribuer un sacré paquet. Nos médias, nos grands maîtres spirituels et intellectuels, leur font honte publiquement s’ils se dérobent à ce devoir. Et même leurs propres pairs. Il ne fait pas bon se présenter à Gstaad ou St Tropez sans avoir construit un hôpital, financé un centre de recherche fondamentale, ou distribué quelques centaines de bourses scolaires. Tout le monde est assoiffé de reconnaissance. Nous aimons être admirés, applaudis, honorés, or les philanthropes ne méritent-ils pas d’être nos plus grandes célébs’? Samuel Goldenrammer, le magnat de l’électricité («Monsieur 700 000 volts»), a tant fait pour les enfants handicapés qu’on a fait circuler une pétition pour renommer le Pont d’Austerlitz: Pont Goldenrammer. J’ai signé. Plutôt honorer un homme généreux qu’un massacre. 
  
          Le bon exemple d’en haut est le plus facile à suivre. J’assure bénévolement des cours de dessin pour des enfants autistes, et je ne peux citer une personne de mon entourage qui ne donne pas de son temps ou son argent à ceux qui en ont besoin. Si nous ne le faisions pas, qui d’autre? 
  
          Toutes ces associations philanthropiques, en concurrence auprès des donateurs petits et grands, doivent constamment trouver de nouvelles misères à soulager et démontrer leur efficacité à y parvenir. Lorsque les lycées Hachette (qui appartiennent à Hsin Hua, la plus grande société d’éducation du monde, avec 60 millions d’élèves scolarisés en 120 langues) ont offert une centaine de places à Paris, financées par un milliardaire objectiviste randien anonyme, les jésuites ont immédiatement répliqué par la construction de deux nouvelles écoles gratuites. Places réservées aussitôt. Car les diplômes décernés par les jésuites dans le monde sont fort prisés sur le marché de l’emploi. Paradoxalement, pour l’offre scolaire et universitaire la plus large, il vaut mieux être issu d’une famille indigente que de celle qui paie de ses propres deniers! 
  
          Mon ex, qui est née dans les Andes, mais d’origine basque, est assurée pour sa santé par Euskara Ozazun (La Santé Basque). Elle ne cotise presque rien, parce que de riches compatriotes en Espagne et en Amérique du Sud épongent les pertes. Dépourvu de cette ascendance, j’ai dû me rabattre sur une assurance commerciale. Les salariés, eux, adhèrent en masse à l’une des 7 «Rottweiler», les grandes confédérations syndicales mondiales, ainsi surnommées pour leur harcèlement des multinationales. Comme des velcros, elles sont accrochées à elles partout dans le monde. Un seul mot d’ordre, et toutes les unités de production d’une entreprise débraient sur les 5 continents. Cette simple menace suffit à assurer aux employés la meilleure protection sociale possible.  
  
          À leurs millions de membres, ces confédérations syndicales ne proposent pas seulement d’excellentes couvertures maladie/accident, des plans d’épargne-retraite, mais également des instituts de formation, des écoles professionnelles, des crèches, des agences de placement et d’interim... Celle qui ferait moins que les autres pour ses membres en perdrait illico une flopée. Leur puissance est telle que si la productivité baisse dans une contrée, comme ce fut le cas en Afrique de l’Ouest récemment, prétexte à une stagnation des salaires, elles font pression sur les sociétés locales de transports, de téléphonie, toutes celles qui entretiennent les infrastructures, en vue d’améliorer l’environnement pour de nouveaux investisseurs. Ces actions syndicales contribuent à réduire les disparités économiques entre régions de la planète.  
  
          Nos intérêts à tous sont trop liés; circoncis ou mangeurs de porc, lecteurs d’idéogrammes ou de caractères cyrilliques, nous sommes trop voisins et interdépendants, pour entrer en guerre. Bien que... bien que, si on les laissait nous commander, un ramassis de dangereux utopistes nous diviserait en État (j’ai dû chercher la signification du mot avec une majuscule). Quoi? Si tu vis dans un quartier et travailles dans un autre, il faudrait passer une frontière? Tu ne pourrais plus adopter ta loi? Des chefs, que tu dédaignes, te diraient comment vivre, par qui te soigner, qui peut te visiter d’un autre quartier, combien tu peux gagner, quoi consommer, comment élever tes enfants, ce que tu es autorisé à lire, à voir à la télé, sur la toile...? 
  
          Heureusement, on les a à l’oeil, ces marauds. Des barbus en anorak; des pouffes, le mollet triste; et les pires, des petits hommes gris, cravatés, langue d’expert et dossiers ficelés. Entre eux, ils s’appellent «politiques». Ils sont tellement insanes, gageons qu’ils resteront toujours marginaux. 
  
          Si ces méga-entités, groupes multinationaux, confréries religieuses, associations philanthropiques, confédérations syndicales..., sont nécessaires pour mailler le monde et créer du lien entre ses habitants, nous préférons souvent traiter avec des acteurs locaux. L’Union Céréalière emploie 10 000 agriculteurs en Beauce, en Saskatchewan, dans la Mitidja et la plaine ukrainienne, mais j’achète mon pain chez un artisan-boulanger, dont la farine vient d’une petite exploitation indépendante. Beaucoup de gens se fournissent auprès des grandes sociétés agro-alimentaires parce que les produits sont bon marché et sains, mais, au moins pour les occasions spéciales, ils recherchent l’incomparable qualité artisanale, fruit de l’invention dans la tradition et des soins les plus jaloux.  
  
          Ainsi va notre monde. 
  
          Le facteur a sonné deux fois, comme toujours. Il me remet un pli. Les yeux blessés par la lumière, je signe dans la mauvaise case sur une feuille froissée. Son blouson souillé porte l’insigne de La Poste. L’expéditeur du recommandé avec AR est le Receveur de la Recette principale des impôts de Paris 3ème…  
  
          Cette fois-ci, je suis bien réveillé. 
 
 
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