Montréal, 21 février 2004  /  No 138  
 
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François-René Rideau est informaticien et vit à Paris. Il anime le site Bastiat.org, consacré à l'oeuvre de l'économiste libéral Frédéric Bastiat, ainsi que Le Libéralisme, le vrai.
 
CYBERNÉTIQUE SOCIALE
 
REDISTRIBUTION ET DISSIPATION:
LA LOI DE BITUR-CAMEMBER
 
par François-René Rideau
  
  
          Un jour que j'avais le privilège de discuter pendant quelques minutes de visu avec le discret érudit libéral François Guillaumat, celui-ci m'expliqua la Loi de Bitur-Camember, intéressante loi de l'économie politique: À tout don quelconque effectué par une autorité politique correspond une destruction préalable de valeur quasi-équivalente en efforts pour capter ce don.
 
La dépense et l'investissement en lobbying 
  
          Considérons des ressources disponibles pour la spoliation légale, alias la redistribution politique: tout bien ou service valable dont certaines personnes ont accepté qu'elles devaient s'en séparer sans jamais recevoir de bien ou service spécifique en échange; ou même tout bien ou service valable dont il est attendu que certaines personnes acceptent un jour d'abandonner à la gestion d'un quelconque gouvernement; bref, ce que Raymond Ruyer aurait appelé un potentiel psychologique à l'exploitation par des prédateurs, ce que Guillaumat appelle une source d'illusion fiscale. La disponibilité de cette ressource crée mécaniquement une incitation à la lutte pour s'emparer du pouvoir ou à la cour assidue des pouvoirs en place, à seule fin de s'emparer de ladite manne. Cette incitation peut être chiffrée précisément à hauteur de la valeur de ladite ressource disponible. Ainsi, les courtisans dépenseront autant qu'ils peuvent se permettre dans les limites de profitabilité attendue de ladite ressource, et ils feront cette dépense en avance de toute décision quant à l'affectation de ladite ressource à quelque usage précis – et parfois en avance de l'apparition effective de ladite ressource, car dès que l'apparition future d'une ressource est raisonnablement prévisible elle sera sujette à spéculation.  
  
          Ainsi, l'espérance de gain par une allocation future d'aide gouvernementale est un moteur puissant pour la dépense et l'investissement en lobbying, jusqu'au point où l'espérance de gain marginal pour de telles dépenses sera moindre que l'espérance de gain marginal dans d'autres industries. S'il est courant qu'un investissement marginal dans certaines industries ait un rendement aussi bas que 5%, alors il est rentable pour de nombreux investisseurs de placer leurs fonds dans le lobbying politique jusqu'au point où leur attente de retour sur investissement tombe en dessous de 5%. Ce qui veut dire que la contre-valeur de 95% des ressources de l'aide étatique seront détruites par avance dans des activités contre-productives, cependant que les 5% restant bénéficieront statistiquement à ceux qui se seront spécialisés dans les pressions politiques, comme salaire de leur travail. Laissez miroiter le contrôle d'une somme de 10 milliards de dollars d'aides à quiconque se fera reconnaître président de Somalie, et vous susciterez une guerre civile en Somalie à hauteur de 9,5 milliards de dollars de constitution d'armées et de destructions diverses.  
  
          Bien sûr, le lobbying n'est pas une activité à l'issue certaine. Parmi de nombreux groupes d'intérêt rivalisant pour s'emparer d'une ressource, un seul peut prévaloir; et même si la ressource doit être partagée comme butin entre de nombreux groupes d'intérêt, l'issue du plan de partage qui sera conçu et appliqué est incertaine. Et bien sûr, l'évaluation précise des gains est elle-même d'autant plus incertaine qu'un plan qui laisse apparaître trop clairement qui gagne ou perd combien est susceptible de soulever bien plus de résistances de la part des victimes, qu'un plan qui spolie les gens de façons subtiles sans qu'ils comprennent le phénomène. Il y a donc des risques, qui ont un coût, et qui découragent l'investissement, jusqu'à un certain point. Ce qui veut dire qu'il y aura de nombreux perdants, mais que les heureux élus feront fortune et gagneront gros, avec une marge de profit extrêmement élevée, bien supérieure à ce qui existe dans d'autres secteurs d'activité.  
  
          Comme la plupart des gens sont réticents à assumer des risques et n'ont pas assez de fonds pour continuer à faire du lobbying jusqu'à ce qu'il soit profitable, il y aura un nombre restreint d'acteurs sur le marché; avec cette faible concurrence, les gagnants peuvent en moyenne gagner une prime pour leur risque. Dans un régime politique stable comme une démocratie moderne, cette prime suscite à son tour l'activité rentable pour certaines personnes de se spécialiser exclusivement dans la pression politique pour gagner cette prime comme rente régulière, plutôt que de la laisser au marché des aventuriers jouant à quitte ou double. Le rassemblement des fonds nécessaires à la constitution d'un acteur assez important pour gagner régulièrement sera une barrière naturelle à l'entrée sur ce marché; mais pour préserver la prime comme leur, les gagnants réguliers devront constamment élever la barre de la compétition et la barrière à l'entrée de leur marché; ils investiront beaucoup en marketing et en développement: contrôle de l'opinion via la presse, la télévision, l'éducation, les syndicats, les groupes d'intérêt, etc.  
  
          Presque tous les revenus de ces firmes, prime de risque incluse, seront donc dépensés en infrastructures et activités de lobbying, chaque firme tentant de passer et rester au-dessus des autres, et l'ensemble de l'establishment tentant de se préserver de la concurrence potentielle. Un marché à risque comme celui du lobbying politique verra donc croître des structures spécialisées dans la gestion du risque, compensant les échecs par les succès, et répartissant les risques sur de nombreux projets de lobbying. Les agences de consultance en lobbying sont de telles structures; mais ce qui est plus important, les partis politiques et les syndicats sont de telles structures. Et ce qui n'est pas moins important, l'organisation monodimensionnelle et quasi-bipartite de la politique dans une démocratie est une telle structure. Même la débrouillardise de citoyens petits et grands face à l'administration n'est pas moins une telle structure.  
  
Les coûts du lobbying 
 
          Un corollaire intéressant de cette Loi est que le rendement marginal moyen amorti de l'activité de lobbying politique ne sera pas plus élevé que dans d'autres activités. En d'autres termes, en moyenne, les gens qui vivent du racket politique vivraient tout aussi bien en travaillant dans des activités productives qui enrichiraient la société plutôt que dans celle-ci qui l'appauvrit. Cependant, un autre corollaire est qu'une industrie du lobbying qui se développe demande des coûts énormes en investissements à fonds perdus en terme d'infrastructures, compétences, présence marketing, engagement psychologique personnel, etc. Ainsi, bien que tout ce racket soit un gigantesque gâchis pour tous en moyenne, il est marginalement rentable pour tous ceux qui bénéficient de ces infrastructures de poursuivre le racket. Et bien sûr, dans tout ce qui concerne l'action humaine, ce sont les décisions marginales qui comptent.  
  
     «Le jeu de la politique est un jeu à somme négative dont le coût total pour la société est directement mesurable par l'ensemble des avantages visibles pour les privilégiés. À chaque dépense du gouvernement correspond un dommage global pour la société exactement équivalent en valeur à ladite dépense, excepté pour une petite part qui ne profite qu'aux politiciens.»
 
          Ce qui sous-tend ce second corollaire est le fait que tous les coûts du lobbying sont dépensés en avance de toute aide directe ou indirecte de l'État effective pour quiconque. Avant qu'un groupe gagne quoi que ce soit à ce jeu, les lobbyistes de ce groupe et des groupes rivaux auront misé des sommes ayant une valeur (presque) égale à ces aides, en plus du paiement effectif de ces aides (et des frais administratifs) par les contribuables. Et ne croyez pas qu'après une phase initiale de lobbying à fonds perdus, les gains pour un groupe ciblé par la protection gouvernementale cesseront d'être mis en regard de coûts pour les bénéficiaires de cette aide. Car les coûts d'entrée dans la catégorie des bénéficiaires augmenteront aussi vite que les gains: les loyers augmenteront à mesure que le logement sera subventionné, et le niveau des prix dans une zone s'élèvera aussi vite que le niveau général des aides étatiques.  
  
          Les queues, la pénurie, la qualité réduite, l'incertitude, l'insécurité, la montée des prix sur le marché véritablement libre (marché noir), seront les conséquences inévitables du contrôle des loyers ou des prix. De plus, des édits gouvernementaux peuvent défaire ce que d'autres édits gouvernementaux ont fait, et l'inflation induite par l'intervention étatique fera lentement mais sûrement sombrer dans l'insignifiance toute aide; un lobbying soutenu est donc nécessaire comme activité permanente pour maintenir et élever le niveau des aides. Autrement dit, il n'y a aucun espoir de gain réel pour le public par aucune intervention de l'État. 
  
          Bien sûr, dans le jeu de dupe de la redistribution des ressources, il y aura des gagnants nets et des perdants nets. D'une certaine façon, le marché politique est une grosse loterie – et cela rend la chose d'autant plus ironique qu'encore une fois, les collectivistes accusent le marché libre d'être une loterie, alors qu'il n'en est pas une et que leur système en est une. Mais ce qui importe le plus est que le jeu de la politique est un jeu à somme négative dont le coût total pour la société est directement mesurable par l'ensemble des avantages visibles pour les privilégiés. À chaque dépense du gouvernement correspond un dommage global pour la société exactement équivalent en valeur à ladite dépense, excepté pour une petite part qui ne profite qu'aux politiciens. C'est la fameuse règle de la double incidence de la perte qui est bien connue depuis le dix-neuvième siècle comme s'appliquant au protectionnisme (voir ce texte de Bastiat), mais qui s'applique tout aussi bien à toute forme d'État-providence. Nous voyons donc que la leçon unique de l'économie politique, ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, s'applique à toutes les formes d'intervention politique. Et cette loi de la praxéologie est valide même quand vous n'arrivez pas à imaginer quelles ressources ont été détruites en correspondance d'une intervention particulière. 
  
Les coûts du lobbying retombent sur le bénéficiaire 
 
          Maintenant, de même qu'une aide n'a pas besoin d'être une dotation directe en monnaie, mais peut prendre la forme d'un service arbitraire, les coûts pour les lobbyistes peuvent fort bien être non monétaires. Par exemple, pour bénéficier de soins de santé gratuits, les gens devront faire la queue pendant des heures, et subir des soins de qualité toujours décroissante, jusqu'au point où le coût de ce gâchis en temps et en santé atteindra dans leur évaluation subjective la différence de prix avec les soins sur ce qu'il reste de marché libre (différence elle-même crée et élargie par l'intervention politique). Pour bénéficier de l'éducation gratuite, les gens devront supporter le lavage de cerveau politique et les méthodes et programmes désastreux qui sont monnaie courante dans les écoles étatiques. Pour bénéficier de l'aide aux pauvres, les gens devront prendre soin de devenir pauvre et de supporter la dureté de le rester. Les juges et avocats payés par l'État ne réduisent pas ce que les parties sont prêtes à payer et finiront par payer à leurs avocats ou à subir en qualité de service réduite; cette subvention indirecte aux avocats sera à son tour payée par les avocats prospectifs comme élévation de la barrière à l'entrée à leur profession, etc. 
  
          Toutes les réglementations gouvernementales introduisent le chaos. Pour bénéficier des subventions sociales, vous devez vous conformer aux normes imposées, respecter les règles édictées, remplir les critères de l'administration. Au mieux, des gens sont payés avec de l'argent et des ressources qui ont été volés à d'autres pour obéir aux ordres qui leur sont donnés par le système politique, au profit des chefs politiques petits et grands; ils paient pour leurs subventions en terme d'obéissance et de soumission ce qu'ils auraient pu monnayer tout aussi bien sur un marché libre – sauf que sur un tel marché libre, les acheteurs auraient été des créateurs productifs et non pas des pillards destructeurs.  
  
          Pour illustrer ce point, considérez que pour gagner le statut d'insouciance d'un fonctionnaire inamovible, les candidats sont en concurrence via des concours et autre moyens de recrutement, et devront supporter des petits chefs mesquins tout aussi inamovibles, ainsi qu'un environnement où les choses ne sont pas faites et où nul n'est responsable que de maintenir l'establishment en place. Ils devront ou bien devenir partie intégrante du système, ou perdre l'enthousiasme de leur travail et devenir des zombies blasés, ou même finir en dépression ou partir dégoûtés; dans tous les cas, ils paieront leur confort matériel et psychologique par la perte de leur âme. 
  
          Il n'y a pas un seul avantage gratuit qui ne soit payé par le bénéficiaire prospectif d'une façon ou d'une autre, en double de l'addition payée par le contribuable. Et les coûts du lobbying retombent sur le bénéficiaire plutôt que sur ses concurrents malheureux à raison directe de la certitude de cette prospective. En d'autres termes, les forces du marché font usage de toute l'information disponible sur les aides pour restaurer le prix réel des services; ainsi, sur le long terme, même les bénéficiaires de l'État-providence n'échappent pas au coût des services qu'ils reçoivent gratuitement. Un repas gratuit, y a rien de tel. Mais il y a une telle chose que ce gigantesque gâchis de ressources par le jeu de dupe appelé politique. 
  
          La conclusion de cette triste histoire est que la politique ne peut jamais clairement apporter un avantage à quiconque sinon ceux qui se font politiciens professionnels, petits et grands, et qui vivent des ressources que d'aucuns dépensent en lobbying et espèrent recevoir ou continuer de percevoir comme aides diverses. Rien de nouveau sous le soleil. En fin de compte, les revenus sont associés à leurs facteurs de production, et cette loi économique est valable en politique comme ailleurs; ceux qui espèrent qu'ils bénéficieront de la magie de l'action gouvernementale sans rien faire ne gagneront en fait rien; ceux qui gagneront effectivement à l'action du gouvernement seront les producteurs de cette illusion qu'est la providence de l'État: les politiciens, syndicalistes, lobbyistes, faiseurs d'opinion, putes médiatiques, etc. Et la seule solution à la perpétuation de ce gâchis humain est d'éduquer les humains, un par un, pour qu'ils arrêtent de tomber dans le même panneau. 
  
 
PS: Pour ce qui est du nom de cette loi, les illustres économistes Bitur et Camember qui lui ont donné leur nom sont en fait les protagonistes d'un ouvrage du XIXème siècle dont l'auteur se cache sous le pseudonyme de Christophe (un brillant choix de pseudonyme pour M. George Colomb). Vous pouvez consulter sur mon blog l'extrait dudit ouvrage qui illustre cette loi par laquelle les coûts de l'action de l'État peuvent être déplacés et déguisés en coûts de nature différente, mais restent mécaniquement et inévitablement liés à cette action, quand bien même d'aucuns seraient trop bêtes pour le comprendre. 
 
  
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