Montréal, 6 mars 2004  /  No 139  
 
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Gilles Saint-Amour habite Lévis, Québec.
 
 
OPINION
  
SÉRAPHIN, LES HOMMES
ET LEURS PÉCHÉS
 
par Gilles Saint-Amour
 
 
          L’année 2003 s’est ouverte au box office du cinéma québécois sur le succès concluant de Séraphin, un homme et son péché, production la plus rentable jusqu’ici de l’industrie locale. Sans doute l’exploit a-t-il pu s’appuyer sur une opération publicitaire réglée au quart de tour. En outre les qualités remarquables du produit ont contribué à le faire aimer. Sauf que l’on est forcé de constater que ce film n’a pas que des côtés reluisants. Nous sommes en effet devant une entreprise de dénigrement sinon de démolition que la rencontre entre cinéma et courant féministe applique ici au modèle masculin. Ce film est une véritable «job de bras» idéologique au service de la revanche des femmes sur les hommes.
 
          L’oeuvre de Claude-Henri Grignon, pour peu qu’on s’en souvienne, avait largement dépassé le livre, publié en 1933. C’est une oeuvre que l’on a entendue à la radio, que l’on a vue au cinéma, à la télévision au cours des années soixante et même sous forme de bande dessinée. Elle a fait partie de nos vies durant des décennies et, de ce fait, habite la mémoire de trois générations. La «libre adaptation» qu’en ont fait Pierre Billon et Charles Binamé constitue cependant une rupture très nette d’avec l’original. 
  
Transposition historique 
  
          Certes, il est facile d’aimer ce film bien fait. Cependant juste sous ce vernis, aussi bien léché soit-il, grouille une vision de la société québécoise extrêmement polarisée. Et je ne parle pas de la société de cette époque, mais bien d’une transposition à la société d’aujourd’hui et d’une utilisation de l’oeuvre à des fins idéologiques. Je m’explique. 
  
          Il n’y a, dans ce film, aucun personnage d’homme qui ne soit méprisable ou risible à un titre ou à un autre. Les hommes y sont incompétents, violents, corrompus, faibles, perdants, sauf un, et encore. J’y reviendrai.
 
          Mais parlons d’abord des femmes.  
  
          Donalda: douce brebis, immolée en pleine jeunesse sur l’autel de la déconfiture commerciale de son père. Une victime toute désignée, mais courageuse et, bien sûr, admirable. Elle se sacrifie pour sauver son père. Amoureuse d’un homme qui doit s’absenter, exploitée par son mari, prisonnière de ses principes, elle représente l’archétype historique de la femme au foyer.  
  
          Nanette: femme d’un bon à rien, donc victime elle aussi, mais forte en matière de survie, très versée dans le communautaire, elle apporte à Donalda tout le support des autres femmes qu’elle organise avec empathie et compétence. La maîtresse d’école, de son côté, est par contraste une femme libérée en avance sur son époque, à qui on ne peut vraiment en vouloir d’écouter sa nature. N’oublions pas la femme du notaire, une dame un peu compliquée, bêcheuse sur les bords, portée sur la potion magique, mais qui se rachète en fournissant au bon docteur les renseignements dont il a besoin pour punir Séraphin. C’est d’ailleurs une autre femme forte, la soeur de Séraphin, qui se chargera de la punition. 
  
          Passons maintenant aux hommes. 
  
          Séraphin: on a caricaturé le personnage qui n’en demandait pas tant. Il est parfaitement odieux. Il viole, il vole, il corrompt, il soudoie, il triche. C'est un voyeur et un hypocrite. Pervers, il est excité sexuellement par l’or... Il arrive même à faire mentir le titre du film puisqu’il a tous les péchés. 
  
     «Séraphin est parfaitement odieux. Il viole, il vole, il corrompt, il soudoie, il triche. C'est un voyeur et un hypocrite. Pervers, il est excité sexuellement par l’or... Il arrive même à faire mentir le titre du film puisqu’il a tous les péchés.»
 
          Alexis: personnage à prime abord sympathique, belle gueule, un peu poète, mais c’est un rêveur. À l’instar de ce qu’il est convenu de reprocher aux pères d’aujourd’hui, il s’absente alors qu’il aurait tout intérêt à rester dans les parages. Quand il se retrouve au village, il se comporte comme un adolescent. Il tire au poignet mais il ne gagne pas loyalement. À son retour des chantiers, en peine d’amour, il boit et perd sa paye au jeu. Lorsqu’il se met au travail pour sauver sa terre, il s’y prend maladroitement, s’estropie et crève son cheval. Il se laisse emporter par ses émotions. Il est inconscient et incompétent. Frustré, il tente de baiser avec la généreuse institutrice, mais il est impuissant sinon pour taper du poing dans les murs. Incidemment, cette scène n’ajoute strictement rien à l’intrigue mais on a sans doute voulu faire un clin de fesses aux spectatrices, histoire de réaffirmer que les femmes aussi ont droit de reluquer des pinups. C’est de bonne guerre et ça se vend bien.  
  
          Le père Laloge: administre mal sa boutique, incompétent, démissionnaire. C’est un homme, donc il veut arranger les choses en se suicidant. Mais encore là, il se rate. En fait, on ne sait pas vraiment s’il s’y prend mal, s’il choisit un mauvais moment, s’il s’arrange pour ne pas se rendre au bout de son idée, mais c’est sa fille qui le sauve de la mort, comme elle le sauvera de la faillite.  
  
          Le notaire, Bidou, le père Ovide: trois belles crapules, si vous voulez mon avis. L’homme de loi manque à son serment professionnel. L’autre, en véritable parasite, pige dans la caisse de son père et, incompétent comme il se doit, se fait toujours laver au jeu. Un perdant comme on en fait peu. Le père Ovide, on le connaît, c’est le tèteux de service. On nous sert aussi, comme un hors d’oeuvre, un banquier véreux à la solde de Séraphin. 
  
          Le curé n’est pas mauvais pour deux sous, mais il mène une double vie. Il ment à sa communauté. Il prêche une morale en laquelle il ne croit pas. Il n’est pas fiable. Et c’est une femme – cela vous étonne ? – qui lui donnera le courage de défroquer et d’aller retrouver celle qu’il aime.  
  
Tous méprisables ou risibles 
  
          Le docteur Cyprien: au fond, il est d’une impardonnable lâcheté. C’est peut-être le plus vil personnage de la bande. Il apprend que Séraphin a violé la petite orpheline, qu’elle s’est retrouvée enceinte et a tenté d’avorter. La petite meurt et le docteur se révolte (a-t-on voulu en profiter pour nous refiler un autre réquisitoire en faveur de l’avortement thérapeutique?) Mais la colère du docteur ne va pas loin. Il ne parle pas.  
  
          À l’église, lors du mariage de Séraphin et de Donalda, il pourrait se lever et faire éclater la vérité. Non. Il se tait. Velléitaire, il manoeuvrera en profitant bassement des faiblesses de la femme du notaire. Il la fait chanter, la forçant à trahir son époux. Ainsi il obtiendra les renseignements qui lui permettront de punir Séraphin. Cela lui redonnera un semblant de bonne conscience. Le pire, c’est qu’il joue les vertueux. Méchant trou de balle. Si les auteurs du film n’ont rien trouvé de mieux comme personnage masculin sensible et sympathique, il est permis de conclure qu’ils ont une bien piètre opinion des hommes.  
  
          Il y a bien un pauvre fermier qui se fait avoir par Séraphin et qui perd sa ferme. C’est un brave homme à qui il est impossible d’en vouloir mais c’est un illettré, encore un autre perdant. Et son fils met le feu à la maison de Séraphin pour venger son père. Ça n’arrange pas les choses et, comme disait Isaac Asimov, cela prouve que «la violence est le dernier refuge des incompétents».  
  
          Je n’allais pas oublier l’exception, Jambe-de-bois. Il n’existe pas vraiment comme homme puisqu’on ne le connaît que sous le sobriquet attaché à son handicap. C’est un être inoffensif mais dépendant, un peu simplet, un bon gars. Il a des valeurs humaines, il a gardé la naïveté de l’enfance. Il exprime ses émotions, il est serviable, sensible et vulnérable. Bref, un homme qui, à bien des égards, correspond au modèle que les féministes voudraient imposer comme celui de l’homme nouveau. Mais, tiens donc, voilà que les filles le méprisent malgré toutes ses belles qualités morales. Comme c’est intéressant… 
  
          Ce film a valeur de métaphore. Il y a le bien, incarné par les femmes et le mal, par les hommes. L’innocence et la cruauté. La conscience sociale et l’égoïsme. Le courage et la lâcheté. Je crois pour ma part qu’on le fait exprès, et pour une foule de raisons. Entre autres parce que c’est la mode et qu’on ne se prive pas, pour démoniser encore davantage les hommes, d’évoquer un lourd passé où les femmes avaient rarement dans la vie comme sur les écrans un rôle qui leur plairait aujourd’hui. L’argument du balancier serait néanmoins une bien minable excuse pour cette démarche qui tourne le dos à l’honnêteté intellectuelle et verse dans le mercantilisme crasse et le sexisme primaire.  
  
          Ce qui pourrait s’avérer plus grave encore c’est qu’on aurait construit le film sans vraiment le faire exprès, sans se rendre compte de tout le mépris qu’il véhicule. Si les auteurs protestent de leurs bonnes intentions, c’est que leurs oeuvres s’inscrivent dans une tendance médiatique profondément pourrie au point où le mépris des hommes est devenu un réflexe inconscient chez ces «créateurs» (voir LE MÉPRIS DES HOMMES, le QL, no 99). Et si c’est là le symptôme de la «job de bras» que l’avènement du féminisme a fait subir à notre culture, alors que nous en attendions plus de justice et de dignité pour tous, c’est très certainement que notre société est plus malade qu’on ne le croit.
  
 
 
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