Montréal, 15 avril 2004  /  No 141  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
 
PERSPECTIVE
  
CROISSANCE ET «DÉVELOPPEMENT DURABLE»
 
par Jean-Louis Caccomo
 
 
          Un nouveau mot magique est né, qui a la faculté d’anéantir toute forme de pensée: le «développement durable». On oppose généralement le développement durable à la croissance économique, comme si la croissance économique était le principal danger alors qu’elle est en fait le seul moyen du développement. Personne n’a jamais dit que la croissance garantissait le bonheur, cela est affaire de chacun; mais la croissance permet de répondre aux besoins matériels.
 
Deux siècles de croissance 
 
          Dans l’euphorie des débats, on laisse entendre que la croissance économique serait la cause de tous nos problèmes, notamment des problèmes environnementaux. Pourtant, la croissance est un phénomène dynamique qui s’inscrit irrémédiablement dans le long terme. Lui accoler le qualificatif de «durable», c’est déjà tomber dans un pléonasme révélateur de profondes lacunes. Au-delà des inévitables aléas conjoncturels, la croissance économique est un phénomène qui dure depuis plus de deux siècles dans les pays qui ont su se doter d’institutions favorables à la liberté d’entreprise. En deux siècles, les technologies, les conditions de vie, les modes de consommation ont profondément évolué – sous l’effet justement de la croissance –, mais le rythme moyen de croissance est resté à peu prés constant. Ce phénomène est en soi assez remarquable: malgré les tourmentes et les turpitudes qui ont marqué les deux derniers siècles, l’économie encaisse relativement bien les nombreux chocs qui n’ont pas manqué de faire l’histoire humaine. Pendant ce temps, enflés dans leurs certitudes, les prédicateurs ignares nous annoncent régulièrement l’écroulement imminent du capitalisme. 
  
          Beaucoup de choses se sont écroulées en deux siècles (Bretton-Woods et les changes fixes, l’URSS et l’économie administrée); beaucoup de rêves (pour certains) ont tourné aux cauchemars (pour les autres). Pendant ce temps, dans les sociétés où les individus sont protégés par une constitution claire et gouvernés par des gouvernements raisonnables, la croissance a poursuivi, bon an mal an, son petit chemin, se traduisant par une progression des niveaux de vie sans précédent pour la plus grande majorité des habitants. Dans les pays en croissance, même ceux que l’on appelle les exclus de la croissance ont un niveau de vie que n’oserait pas espérer un habitant d’un pays en sous-développement. 
  
          Le phénomène de la croissance est donc persistant, durable mais non automatique. Il est remis en cause à chaque fois que les États s’engagent dans des aventures hasardeuses (les guerres, les nationalisations, les troisièmes voies ou autres fantaisies dont la facture est toujours payée par ceux d’en bas). Il faudra bien donner des conditions de vie décentes à 10 milliards d’êtres humains un jour et cela ne sera pas possible sans prospérité: on ne partage pas la misère, on la subit. Si la prospérité n’est pas aujourd’hui partagée équitablement par tous, ce n’est pas dû à un manque de redistribution mais bien à une panne de croissance dans la plupart des pays qui se sont exclus volontairement des règles du jeu du marché mondial. Partout, l’accroissement délirant des prélèvements, qu’implique une augmentation sans frein de la redistribution des richesses, met en péril la croissance. Ce ne sont pas les paradis fiscaux qu’il faut montrer du doigt mais bien les enfers fiscaux qu’il faut réformer. 
 
L'importance des institutions 
  
          La plupart des économistes ont montré l’importance de l’environnement institutionnel, bien plus que de l’environnement naturel, et notamment du degré de liberté économique et du respect des droits de propriété qui existent dans un pays, dans l’origine et la pérennité de la croissance. Les pays qui misent sur l'initiative et la responsabilité individuelle – à l’origine de la création des entreprises ou des innovations – et la qualité des hommes réussissent mieux que ceux où l’État intervient sans cesse, avec un secteur public pléthorique, des réglementations étouffantes, des impôts élevés, des restrictions aux échanges extérieurs, une corruption importante et un assistanat quasiment officialisé. Les pays de l’Europe de l’Est l’ont bien compris à un tel point qu’ils donnent aujourd’hui des leçons de libéralisme à la vieille Europe qui n’en finit pas de couler sous le poids de l’État-providence devenu ingérable. Il faut voir comment le nouveau commissaire européen nommé par l’Estonie, Slim Kallas, plaide pour une «réduction radicale des impôts sur les entreprises»(1). 
  
          En France, à chaque consultation électorale, la carte politique est bouleversée et la rue réclame des têtes. Dans un pays en permanence au bord de la guerre civile, et dont le gouvernement vacille à chaque consultation électorale, l’instabilité institutionnelle qui en résulte n’est pas propice, non seulement à l’investissement, mais aux décisions économiques de base. Consommer, épargner, investir… toutes ces décisions impliquent de se projeter dans l’avenir, ce qui implique de croire en cet avenir. À l’extrême, dans le cas de certains pays africains, subissant des coups d’État à répétition qui dégénèrent en guerre civile (comme en Côte d’Ivoire), il n’y a plus d’avenir du tout. Et les habitants quittent toujours un pays – même si c’est leur pays – sans avenir. L’économie est basée sur une espérance: tuez cette espérance, et les gens deviennent passifs, craintifs ou belliqueux. On ne construit pas d’entreprises viables avec un tel capital humain. 
  
          Ce qui permet de considérer que l’origine de la croissance est dans l’homme lui-même. En effet, une lecture superficielle et mécaniste des processus économiques conduit souvent à mettre en avant l’enchaînement linéaire suivant: 
    Investissement -> Progrès technique -> Croissance
          Cette séquence a justifié les politiques autoritaires et centralisées du type marche en avant («fuite» en avant?), basées sur l’industrialisation pilotée par un État central pour sortir du sous-développement. Cependant, l’expérience a montré qu’un pays peut investir massivement sans bénéficier pour autant de progrès technique significatif. Ce fut le cas de l’Algérie ou encore de la Russie soviétique, de l’Inde dans les années 70 et tous ces pays dit «non-alignés» qui ont cru aux mirages de la planification centralisée. Investir ne suffit pas; encore faut-il investir judicieusement. 
  
          De plus, un pays peut être à l’origine d’innovations très sophistiquées sans pour autant connaître une croissance vigoureuse et durable: c’est dans une certaine mesure le cas de la France. À la lumière des expériences historiques (effondrement des pays à économie administrée, crise de l’État-providence) et des avancées théoriques (modèle de Solow, théorie de la croissance endogène), les économistes considèrent aujourd’hui que l’activité entrepreneuriale suppose des conditions institutionnelles spécifiques (C.I.S.), qui sont favorables à l’innovation et à l’investissement, et d’où résulte la croissance: 
    C.I.S. propices à l’investissement + C.I.S. propices à l’innovation = croissance
          Ce n’est pas l’investissement qui entraîne l’innovation: l’investissement et l’innovation sont tous deux les résultats visibles d’une cause plus fondamentale, plus profonde et moins visible: la possibilité d’entreprendre. Car c’est bien la création des entreprises et leur développement qui sont la seule source de richesses réelles. 
  
     «Ce n’est pas l’investissement qui entraîne l’innovation: l’investissement et l’innovation sont tous deux les résultats visibles d’une cause plus fondamentale, plus profonde et moins visible: la possibilité d’entreprendre.»
 
La croissance contestée 
  
          En dépit de ces évidences, la croissance a toujours été un phénomène contesté. A la suite du premier rapport du Club de Rome (Halte à la croissance – 1972), de la conférence de Rio de Janeiro (1991) puis du Sommet de la terre à Johannesburg (2002), il a été beaucoup discuté des inconvénients de la croissance économique, en particulier sur l'environnement, et des avantages d'un arrêt de la croissance économique (croissance zéro). La mode, en ce domaine, est de considérer que c’est la répartition des richesses qui est devenue la priorité actuelle plutôt que leur production. Même si cette aspiration procède d’intentions séduisantes, elle oublie cinq éléments fondamentaux: 
  • premièrement, les nuisances engendrées par le monde industriel seront d'autant plus faciles à résoudre que les richesses produites seront importantes. Seuls des pays riches sont à même d’innover et de proposer des solutions constructives pour lutter contre la pollution. La catastrophe de Tchernobyl s’est produite dans un pays ruiné par une économie totalement administrée et, par conséquent, déresponsabilisée; 
  • deuxièmement, l'arrêt de la croissance économique implique parallèlement le contrôle des besoins. Qui va pouvoir décider, à la place de l’individu lui-même, de l’importance ou la légitimité même de tel ou tel besoin? Si l'on doit stopper la croissance, à quel progrès renoncer en priorité? 
  • troisièmement, les richesses ne pré-existent pas aux individus; il faut donc les produire et il ne saurait y avoir de distribution de richesses sans production. La répartition des richesses est donc inséparable de leur production. Or, si personne n’est incité à produire des richesses, la pénurie peut toujours réapparaître. S’il y a des pays riches d’un côté et des pays pauvres de l’autre côté, c’est que les premiers ont bénéficié des processus de croissance. Mais si l’on stoppe la croissance, tout le monde retombera dans la pauvreté. On n’aide pas les pauvres en devenant pauvres et démunis soi-même. 
  • quatrièmement, l’innovation qui résulte de l’investissement des entreprises aboutit généralement à économiser les ressources devenues rares, donc à moins solliciter l’environnement. Or, l’innovation est intrinsèquement liée à la dynamique de croissance et permettra de sauvegarder toujours plus l’environnement. 
  • Enfin, le concept de ressources naturelles n’a pas de pertinence économique. Le Japon a rattrapé en trois décennies les USA avec bien peu de ressources naturelles (et beaucoup d’efforts humains). La Russie, au contraire, possède d’abondantes ressources naturelles mais n’a pas connu de processus de croissance durable durant tout le XX° siècle (après avoir écrasé l’humain).
          Le succès auprès de l’opinion publique des thèmes écologiques repose sur l’hypothèse qu’il existerait des limites imposées par l’environnement naturel à la croissance. Dans les années 70, parce qu’on croyait manquer de pétrole à partir des années 90, on pronostiquait l’avènement de la croissance zéro: il fallait donc mieux répartir des richesses qui ne pouvaient plus croître. C’était oublier que la croissance avait décollé bien avant l’ère du pétrole. Et c’est alors que les É.-U. ont connu leur plus long cycle de croissance! Si les É.-U. ont subi un incontestable déclin économique dans les années 70, ce n’était pas lié à un épuisement d’une quelconque ressources naturelles mais c’était le résultat logique d’une politique économique inadapté. Prenant conscience de ce fait, les États-Unis ont su retrouver le chemin de la prospérité dans les années 80. 
  
Les ressources non renouvelables n'existent pas 
  
          On dit pourtant encore qu’il ne saurait y avoir de croissance forte sans consommation accrue d’énergie. C’est oublier à nouveau les capacités inventives des hommes, donc le rôle des innovations dans une économie dynamique. En présence d’innovations, il n’existe pas de relation mécanique entre ressources naturelles et activité de production. La croissance économique aujourd’hui consomme relativement moins d’énergie fossile et de matières premières qu’elle n’en consommait dans les années 60. Ce processus est profondément lié au comportement «économique» (au sens premier du terme) des agents libres et responsables. 
  
          C’est pourquoi l’idée même de ressources «non renouvelables» n’est pas pertinente. Il existe un écart considérable entre les réserves connues d’une matière première et les réserves effectives. Aussi longtemps que les réserves connues paraissent suffisantes, personne n’est incité à en trouver de nouvelles ou à inventer des procédés techniques susceptibles d’exploiter des ressources qui semblaient jusqu’alors sans intérêt. En l’espace de deux décennies, les réserves connues pétrolières se sont trouvées multipliées par deux ou trois. Certes, un jour nécessairement, il n’y aura plus de pétrole. Mais, un jour probablement, nous n’en aurons plus besoin. Au XIX° siècle, le fameux économiste anglais Stanley Jevons avait, en effet, établi que la croissance anglaise ne pourrait pas continuer longtemps car elle impliquait une consommation croissante de charbon alors que les réserves de charbon étaient épuisables et la consommation de charbon extrêmement polluante(2). Depuis, d’autres sources d’énergie ont pris le relais et le charbon est devenu surabondant. 
  
          Avant l’invention du principe du moteur à explosion, le pétrole n’était pas considéré comme une richesse naturelle, mais comme un déchet fossile. C’est devenu une richesse à partir du moment où l’innovation du moteur s’est diffusée. C’est l’innovation – donc la création humaine – qui a transformé un élément de la nature en richesse exploitable. L’expression «ressources naturelles» n’a donc pas de sens économique; une ressource est toujours humaine. La nature a produit des déchets, l’homme en a fait une ressource. Tant que la ressource humaine ne sera pas épuisée, la croissance n’aura pas de terme. L’expérience historique a montré que les dictatures et les systèmes totalitaires, en étouffant toute initiative, en terrorisant l’individu, ont la terrible faculté d’épuiser l’homme… et la croissance se tarit alors immanquablement.
 
 
1. Romaric Godin, «Quand l’Ouest reçoit des leçons de l’Est», La Tribune de l’Economie, le 30 mars 2004.  >>
2. Au même moment, Malthus se demandait comment l’Europe allait pouvoir nourrir sa propre population, la croissance économique s’épuisant ne pourrait pas supporter la croissance démographique.  >>
 
 
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