Montréal, 15 mai 2004  /  No 142  
 
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Mickaël Mithra est Ingénieur et cadre bancaire à Paris. On peut consulter ses autres textes sur hérésie.org.
 
OPINION
  
L'ÉTAT, UN SYNDIC DE COPROPRIÉTÉ?
 
par Mickaël Mithra
  
  
          Au nombre des tentatives de justification du pouvoir politique démocratique, on compte la comparaison de l'État démocratique avec un syndic de copropriété (pour fixer les idées, nous supposerons qu'il s'agit d'une copropriété immobilière). Dans la mesure où l'on admet qu'un syndic de copropriété agit légitimement, cette comparaison serait censée prouver la légitimité de l'État. 
  
          Nous allons voir qu'il n'en est rien.
 
Limitation des pouvoirs 
  
          Le syndic possède une mission bien particulière et précise: la gestion des parties communes de l'immeuble. Cela signifie que pour ce qui est des individus eux-mêmes, de leurs autres propriétés ou même des parties privatives, le syndic n'a pas son mot à dire. Il ne peut pas proposer de mettre aux voix, par exemple, l'éducation des enfants des copropriétaires, la façon dont ils pourront échanger et commercer entre eux, ni même la couleur du carrelage des salles de bains privatives. Le pouvoir du syndic est donc strictement et clairement limité. Le syndic n'a aucun moyen de l'étendre, sauf à sortir ostensiblement de son mandat.  
  
          Tel n'est pas le cas du pouvoir démocratique, dont le champ de compétence n'est limité ni en théorie ni en pratique(1). Les politiques inventent d'ailleurs chaque jour de nouveaux champs d'intervention, qui peuvent concerner n'importe quel aspect de la vie des individus, de manière imprévisible et parfaitement arbitraire. La constitution étant elle même soumise au vote, elle est modifiable à chaque instant de manière tout à fait légale et est donc incapable, par construction, de limiter l'extension du pouvoir politique. 
  
          Voilà une différence majeure qui interdit toute comparaison sérieuse entre l'État et un syndic de copropriété. 
  
Réalité de la propriété 
  
          On entre librement dans une copropriété, comme on en sort librement. Cela signifie que les décisions prises en son sein, dès lors qu'elles respectent le règlement de copropriété librement accepté par les copropriétaires au moment de leur entrée, sont légitimes. La liberté d'association dont il est question ici n'est pas un vain mot ou une figure de rhétorique comme l'absurde «contrat social». Entrer librement dans une copropriété, c'est agir consciemment dans le but d'acquérir une propriété, en acceptant du même coup un contrat avec des tiers (les copropriétaires). Naître en France (ou au Canada), devenir Français et être de ce fait soumis à des obligations, ce n'est ni agir consciemment, ni acquérir une propriété, ni signer un contrat avec qui que ce soit. Cela n'a tout simplement aucun rapport. 
  
          Quand un copropriétaire se retire de la copropriété, il vend ses parts (ce qui est une façon de démontrer qu'il en est effectivement propriétaire). Si vous quittez la France (ou tout autre pays), vous ne vendez rien. Pourtant, vous êtes censés posséder, d'après la théorie de l'État-syndic, une quote-part de la «propriété nationale». Pour autant que cela ait un sens, il devrait donc s'agir d'une quote-part des routes, des ponts, des entreprises publiques et autres immeubles appartenant à l'État. Tel n'est bien sûr pas le cas: vous partez les mains vides. Pour expliquer cette anomalie qui, à elle seule, invalide complètement la comparaison entre l'État et un syndic de copropriété, certains prétendent que ces quotes-parts sont des charges et non des investissements, et qu'à ce titre, il n'y a rien à revendre. Tout a été, en quelque sorte, «consommé», comme l'électricité ou l'eau dans un immeuble. Cette affirmation est complètement erronée: une copropriété dans laquelle il n'y a «que des charges» est une absurdité. 
  
          S'il y a des charges, c'est parce qu'il y a des biens tangibles, des propriétés justement, auxquelles elles correspondent. Non seulement l'existence de «charges», dans ce cadre, n'a de sens que s'il existe au préalable une propriété bien réelle, mais il faut encore que lesdites charges soient négligeables en regard de la valeur de la propriété en question, sinon la copropriété n'a pas lieu d'être(2). Prétendre qu'il n'y a «que des charges», c'est considérer un concept secondaire – les «charges» – tout en niant le concept primaire, dont logiquement il dépend – la «propriété». C'est considérer une conséquence en niant sa cause(3). Ce faisant, on vide le concept de «charge» de tout contenu et on le rend inintelligible, ce qui détruit du même coup toute tentative de comparaison entre l'État et un syndic de copropriété. 
  
          Une autre version de la théorie des «charges» prétend que leur quote-part ne pourrait être rendue aux individus qui la réclament car elle serait noyée dans des investissements insécables. Les routes, les ponts, les entreprises publiques, tout cela serait insécable, et personne ne pourrait «l'emporter avec soi». Cet argument est immédiatement invalidé par l'existence des sociétés de capitaux qui ont précisément pour objet de résoudre ce problème: il serait tout à fait possible de distribuer à tous les copropriétaires, des titres de propriété représentant leur quote-part, titres qu'ils pourraient tout à fait revendre ou «emporter avec eux». 
  
Responsabilité individuelle 
  
          Dans une copropriété, chacun est responsable au prorata de sa part. Les gens qui votent une dépense savent qu'ils devront l'assumer eux-mêmes. La proportionnalité des frais à l'étendue de la propriété assure par ailleurs qu'aucun mécanisme d'exploitation ne voit le jour, où les uns feraient payer systématiquement aux autres des dépenses qui leur profitent exclusivement. Il est toujours possible que certains pâtissent ponctuellement d'une mesure qui profite à d'autres. Mais cela reste marginal, et en aucun cas un tel phénomène ne peut s'immiscer systématiquement dans le principe même du fonctionnement de la copropriété. C'est la raison pour laquelle la plupart des copropriétaires essayent toujours, en général avec succès, de limiter les dépenses. Aucun démagogue proposant une explosion budgétaire n'aurait la moindre chance d'être durablement écouté dans une copropriété. 
 
          Il en va tout autrement dans le cadre du pouvoir démocratique, qui est caractérisé au contraire par la déresponsabilisation des votants. Car les citoyens votent essentiellement pour décider de l'emploi de ressources qui ne leur appartiennent pas. Et ils voteront donc généralement de manière à se les approprier(4). 
  
     «La copropriété implique que des propriétaires se regroupent pour effectuer ensemble certaines dépenses communes. La démocratie implique que des non propriétaires se regroupent pour s'octroyer la propriété d'autrui. Comment peut-on voir là ne serait-ce qu'un début de ressemblance?»
 
          Plus précisément, on peut voir que les copropriétaires payent peu ou prou en fonction de ce qu'ils consomment, si on fait l'hypothèse approximative mais réaliste, que la surface des appartements a bien quelque chose à voir avec les charges de l'immeuble. Dans l'État démocratique, en revanche, les gens payent en fonction de ce qu'ils produisent, ce qui est exactement et dans son principe même, l'inverse de ce qui se passe dans une copropriété.  
  
          De même que le système de copropriété est un système responsabilisant, qui incite à la raison et la conservation à long terme, le processus démocratique est un système déresponsabilisant qui incite à la destruction à court terme (ou à une moindre production). Dans la mesure où la production est nécessaire à la vie, et que la perversion est ce qui est contraire à la vie, l'État démocratique qui dissuade la production est donc un système pervers. Rien de tel pour la gestion syndicale d'une copropriété, qui est au contraire le moyen le plus efficace et rationnel de s'organiser collectivement pour gérer des dépenses irréductiblement communes. Comme l'efficacité et la rationalité sont des valeurs vitales, le système du syndic de copropriété est donc a priori tout à fait vertueux. 
  
          Dire que l'État est «à peu près équivalent» à un syndic de copropriété, c'est dire qu'un système pervers est «à peu près équivalent» à un système vertueux, ce qui constitue une insulte à la raison et à la morale. La copropriété implique que des propriétaires se regroupent pour effectuer ensemble certaines dépenses communes. La démocratie implique que des non propriétaires se regroupent pour s'octroyer la propriété d'autrui. Comment peut-on voir là ne serait-ce qu'un début de ressemblance? Cette observation, ici encore, invalide à elle seule toute comparaison entre l'État et un syndic(5). 
  
Droit et propriété 
  
          Les trois différences catégoriques entre l'État et un syndic de copropriété soulevées ci-dessus relèvent toutes du même principe. Pour les comprendre réellement il faut explorer plus avant le concept clé qui est en jeu ici: la propriété. 
  
          La légitimité de l'action d'un syndic de copropriété découle du fait que celui-ci est mandaté par des propriétaires légitimes individuels pour gérer leurs biens. L'action du syndic n'a de sens que si la propriété préexiste et est reconnue initialement. En effet, ce n'est pas au syndic de définir le cadre général dans lequel prendra corps son action, car celui-ci est défini précisément par la distribution de la propriété. Ce n'est pas la propriété qui est subordonnée au syndic, mais le syndic qui est soumis à la propriété. Très concrètement, cela implique que la distribution des appartements, comme les règles de cession et d'acquisition, sont déterminées indépendamment de la volonté du syndic. 
  
          Cela signifie simplement que la copropriété est fondée sur la constatation de la préexistence du Droit, le Droit étant le respect de la souveraineté des personnes sur leur propriété individuelle(6). Au sein de la copropriété, dans le respect du Droit, les propositions du syndic une fois votées sont en quelque sorte les «lois» de la copropriété. Mais le Droit est antérieur à la loi, et sans le Droit (sans la propriété individuelle), la loi ne saurait avoir de justification. Ce fait de nature est valable pour tout le monde, à ceci près que le syndic l'accepte et que l'État le nie.  
  
          Concrètement, cela signifie que dans une démocratie, il n'y a pas de distinction entre «parties privatives» et «parties communes». Tout est commun, puisque il n'y a pas de propriété individuelle (c'est-à-dire qu'elle ne prime pas sur la loi). Tout est mis aux voix, y compris la vie des gens eux-mêmes. Puisqu'on a supprimé toute référence à la propriété, aucune règle, aucune limite ne peuvent rationnellement être découvertes. Dans une démocratie, on nie l'existence du Droit en prétendant que seule la loi existe. Une fois coupées les racines logiques de la loi, il n'y a plus aucun moyen de lui donner une légitimité intelligible, et de fait, elle n'en a plus: n'importe quelle injustice, n'importe quelle horreur peuvent faire office de loi. La loi est sa propre référence morale et sa propre justification. Ce qui est une façon de dire: la morale n'existe plus, tout est permis. Le chaos doit donc en résulter, et il en résulte. 
  
          Si on veut prétendre, comme en démocratie, couper le lien individuel entre les décideurs et leurs propriétés, voire même soumettre la distribution de la propriété individuelle aux voix du peuple, on détruit par là même tout principe de droit, toute règle, toute limite à l'arbitraire(7). Car le principe de droit, c'est la propriété individuelle; il n'y en a pas d'autre(8). La limite à l'arbitraire et à l'extension indéfinie du pouvoir politique, c'est la propriété individuelle. Vouloir «limiter» la propriété, c'est prétendre qu'une limite doit être «limitée». Vouloir que la loi permette la redistribution forcée de la propriété, c'est prétendre que la justice est arbitraire. Voilà pourtant ce que veut faire la démocratie. Et c'est la raison pour laquelle toute tentative de comparaison entre l'État et un syndic de copropriété est par nature, par construction, vouée à l'échec. La copropriété est fondée sur un constant rappel implicite et un respect scrupuleux du Droit. La démocratie, comme tout collectivisme, est fondée sur la négation absolue du Droit. 
  
          La théorie de l'État-Syndic, comme toutes les tentatives de justification du pouvoir politique, est absurde et fausse. Elle repose en fin de compte sur une incapacité à saisir le concept de «propriété» qu'elle cherche à employer tout en l'invalidant par ailleurs. Elle ne peut mener qu'au chaos intellectuel et à la destruction des concepts. Et c'est sur la destruction des concepts que pousse la mauvaise herbe du pouvoir politique. 
 
          La vérité est que le pouvoir politique, loin d'être un «syndic de copropriété», est une entreprise de spoliation organisée qui ne peut jamais être justifiée tout simplement parce qu'elle est par construction incompatible avec le Droit. 
  
  
1. C'est un totalitarisme, au sens strict du terme.  >>
2. Qui, en effet, serait assez fou pour entrer dans une copropriété ou il n'y a «que des charges»? L'idée même d'une telle copropriété est de toute façon inconcevable.  >>
3. Nous sommes ici, encore une fois, en présence du fameux «vol de concept» cher à A. Rand et N. Branden.  >>
4. Ou du moins tenter de se les approprier, car souvent, ils n'y parviennent qu'imparfaitement.  >>
5. Il existe d'autres différences majeures entre un État démocratique et un syndic de copropriété. Nous ne les avons pas développées parce qu'elles ne relèvent pas du principe sur lequel cet article est centré – la propriété. Par exemple, le processus de décision dans le cadre d'une copropriété n'est en général pas manipulable, puisque chaque décision est isolée des autres et votée séparément. Au nombre de ces décisions, qui sont prises en général une fois par an lors d'une assemblée générale, on compte d'ailleurs également celle de révoquer ou non le syndic. Tout cela fait que les décisions de l'assemblée des copropriétaires reflètent effectivement, au moins à peu près, la volonté de la majorité – des parts. Tel n'est pas le cas dans un État démocratique, ou les décisions ne sont à peu près jamais soumises, une à une, au vote des participants (ce qui n'est même pas concevable, tant les décisions politiques sont complexes et entremêlées). Elles sont donc manipulables (cf. Théorème d'Arrow et de Gibbard-Satterthwaite). De sorte qu'il n'y a pas moyen de prétendre qu'elles respectent la «volonté du peuple». On ne peut pas savoir à quoi elles correspondent et il en résulte une extrême irrationalité des décisions. Pour que la comparaison avec l'État soit valable, il faudrait au moins que celui-ci soumette chacune de ses propositions, séparément, à un référendum, ce qui n'est évidemment pas le cas. Certains diront que ce n'est pas matériellement possible. Mais là n'est pas la question. Le fait est que l'État n'agit pas comme un syndic. On peut également noter que si l'État était effectivement un syndic de copropriété, il ferait double emploi avec les «véritables» syndics. Il faut donc qu'eux ou lui soient des imposteurs. Les «véritables» syndics ne sont pas non plus des représentants de l'État, puisqu'ils sont choisis par les copropriétaires indépendamment du processus politique. L'imposteur est donc bien l'État. >>
6. La réflexion approfondie sur le Droit a été traité par Murray N. Rothbard et Hans-H. Hoppe, entre autres. Nous n'y revenons pas ici.  >>
7. C'est d'autant plus grave que la première propriété de chacun, c'est son propre corps.  >>
8. Comme à mon habitude, quoique la discussion ne porte pas sur ce point, je mets le lecteur au défi: si vous n'êtes pas convaincu, proposez en un autre.  >>
 
 
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