Montréal, 15 mai 2004  /  No 142  
 
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Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.
 
OPINION
 
QUELLE RELATION ENTRE ÉTAT ET LIBERTÉ
EN EUROPE? UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE
  
par Erwan Quéinnec
  
  
          Dans nos social-démocraties, l’idée est paradigmatique, selon laquelle le marché ne peut fonctionner de manière satisfaisante qu’à condition de «bénéficier» d’une clairvoyante réglementation/intervention publique, quand on ne lui adjoint pas la «nécessité» d’une grasse protection sociale. Notre prospérité reposerait donc sur cette vertueuse complémentarité entre l’État et le marché, le politique et l’économique, le public et le privé.
 
          Cette vision des choses fait comme si public et privé étaient réductibles à des fonctionnalités complémentaires (ou alternatives) de l’organisation des sociétés humaines. Comme s’il fallait oublier que, quelles que soient ses modalités institutionnelles et à moins de considérer que l’individu n’est pas un individu, l’État procède stricto sensu de la dictature tandis que le marché fait partie des multiples institutions dont accouche la liberté. L’État impose, le marché propose, constat qui modifie substantiellement l’angle d’analyse. 
  
          Peu de courants d’idées, il est vrai, s’amarrent à une ligne de fracture liberté versus coercition pour en dériver une analyse de la société et de l’économie. De ce point de vue, le postulat selon lequel l’État et le marché (libre) sont complémentaires dissimule plus qu’il n’explicite. Bien sûr, point de liberté «civilisée» sans garantie juridique de son effectivité. Mais cette garantie passe-t-elle nécessairement par l’État? Comment cette institution, programmée pour étendre ses tentacules coercitives, se bornerait-elle à un strict respect des droits individuels? Montesquieu ou Hayek, entre autres, ont creusé cette problématique. Car dire: «l’État, c’est mal», ce n’est pas lui régler son compte. La question demeure, considérable: peut-on raisonnablement s’en passer? Telle me semble être la question essentielle du libéralisme doctrinal.  
  
          Pour le libéral «évolutionniste», en effet, une réalité brute s’impose: l’État (disons plus rigoureusement: l’autorité basée sur l’usage «agressif» de la violence) est partout, tout le temps. Rares sont les sociétés pouvant être analysées comme relevant d’un fonctionnement libertarien – leur identification relevant d’une sorte de travail socio-archéologique(1). 
  
          L’évidence du règne politique est de nature à incliner le libéral au pessimisme; elle doit aussi stimuler sa réflexion. Car si les évolutionnistes analysent à bon droit combien la liberté est inhérente à l’individu, socialement inexpugnable, économiquement stimulante, moralement optimale, ils ne peuvent faire fi du constat selon lequel le «pouvoir absolu» fait aussi partie de la quête humaine.  
  
          Alors, comment ces deux institutions sociales fondamentales (État et liberté) s’articulent-elles, dans la configuration de la socio-économie européenne? On ne peut en discuter qu’en ayant recours à l’histoire, sur la base de quelques bonnes lectures, notamment la remarquable «histoire financière de l’antiquité à nos jours» de Gabriel Ardant(2). Cet examen historique, ici circonscrit à l’Antiquité et au Moyen Âge, permettra, dans un article ultérieur, de proposer une analyse globale de ce dont procède la soi-disant complémentarité fonctionnelle existant entre l’État et l’économie libre, dans les sociétés modernes. 
  
1. L’État d’Occident ou la quête de puissance bâtie sur l’impératif de richesse 
  
          Ce qui frappe l’esprit, en observant, disons, les dix derniers siècles, c’est que l’État d’Occident, s’il est affecté de tous les travers inhérents à la dictature, a dû, pour s’établir et prospérer, «composer» avec la société des individus et s’appuyer sur elle. Nombreux, bien entendu, furent les monarques absolus dépourvus de scrupule ou de vision et, corrélativement, les périodes de régression socio-économique. Et il suffit de voir le sort qui fut réservé aux Templiers, par exemple, pour comprendre que la prospérité individuelle ne s’est que tardivement assise sur un droit inaliénable, susceptible d’être opposé à la toute puissance des princes. 
  
          À quoi, toutefois, l’Europe doit-elle, historiquement, d’avoir amené l’humanité contemporaine à une liberté et une prospérité relativement plus grandes qu’ailleurs? La réponse est simple: en y maltraitant moins qu’ailleurs la liberté et la prospérité des individus… Ce qui est moins simple, c’est de comprendre le pourquoi d’une telle magnanimité. 
  
          Puisqu’il faut un point de départ, citons G. Ardant et son exemple d’un monarque… oriental: «au VIIIème siècle de notre ère, les guerriers arabes qui venaient de conquérir l’Irak demandèrent à se partager les terres. Le calife Omar dut leur expliquer qu’il s’agirait là d’une politique à courte vue, incapable de répondre aux intérêts mêmes des vainqueurs. Il souligna que le butin n’avait qu’un temps et qu’il fallait songer au fonctionnement des services publics essentiels, à commencer par la défense des nouvelles provinces» (p. 23). De cet extrait, poignent trois informations fondamentales: 
    • D’abord, le fait que les despotes éclairés, pas plus que les «obscurcis», ne sont un monopole de l’Occident, comme le montre l’exemple du calife Omar. Le génie de certains princes ne constitue manifestement pas la raison suffisante de l’institutionnalisation des libertés individuelles. 
    • Ensuite, le lecteur attentif aura remarqué à quel point le socialisme est fondamentalement une idéologie de «guerriers arabes». Il faudra revenir sur ce constat, dans un article ultérieur.  
    • Enfin, on voit ici l’attribut fonctionnel, longtemps exclusif de toute autre mission, qui incombe historiquement à l’État. Celui-ci n’a à vendre que ce qui le fonde: l’usage de la force. Les individus, dès lors, n’ont de choix qu’entre être gouvernés par telle puissance ou telle autre. L'histoire de l’Europe n’est pas celle d’un continent où le service de défense aurait été explicitement «contractualisé», même si la société féodale peut donner l’impression d’un tel ordre des choses. L’État (ou le fief) impose à l’individu sa loi, son service et son prélèvement.
          Pourquoi des civilisations aussi riches de pratiques, de ressources, de connaissances et de personnalités remarquables que celles d’Orient (Moyen ou Extrême) n’ont-elles enfanté que de modernes «pays en voie de développement» (encore qu’en ce qui concerne l’Extrême-Orient, il conviendrait plus sûrement de parler de pays «récemment développés»)? À vrai dire, je n’en sais rien et il va de soi que quantité de facteurs pertinents peuvent être invoqués, sur cette question. Mon propos se borne à relever qu’en Occident, au moins, l’État et sa puissance invalidante ont été comme contenus par la société des hommes, pour les trois raisons essentielles suivantes, dont chacune peut paraître triviale (et non spécifiquement «européenne») mais dont l’interrelation débouche sur une culture d’État plutôt compétitive (c’est-à-dire relativement moins indésirable que d’autres), sur le très long terme: 
    • En premier lieu, l’appât du gain qui caractérise les monarques, à l’instar de chaque individu et ce, dans un contexte de ressources rares. Or, l’argent n’est utile que si, en échange, l’on peut obtenir toutes sortes de denrées de qualité, nécessitant, en conséquence, un système d’offre efficace. Les princes l’ont tôt compris. 
    • Le fait que les monarques d’Europe (entre autres) aient eu le souci d’administrer leur territoire selon une logique patrimoniale (voire patriarcale) plutôt que strictement prédatrice. 
    • Le fait de devoir composer avec la capacité de résistance/révolte/exode des individus (la fameuse liberté individuelle, dans son versant pratique, incontournable) et d’en tirer de fructueux apprentissages.
          Comme n’importe quel autre individu, le monarque cherche donc à posséder et à s’enrichir. Et s’il est avide de richesses, ce n’est pas simplement pour entretenir son armée ou sa police (les «services publics») mais aussi pour assouvir sa fringale de symboles glorieux et l’appétit insatiable de sa cour. L’histoire de l’État est celle d’un agent économique singulier, dépensant sans compter l’argent qu’il ne sait obtenir que par le prélèvement qu’il impose ou la dette dont il rogne le remboursement (par l’inflation), voire qu'il annule (par divers moyens, dont la guerre ne constitue pas le moindre).  
  
          Ce sulfureux mélange d’avidité, de prodigalité et d’irresponsabilité a beau avoir quelque chose de désespérant, il convient de ne pas limiter l’analyse à son constat brut. Rappelons à quel point il est facile à n’importe quelle puissance armée de détruire une société, de manière plus ou moins irréparable. Les politiques d’extermination et de pillage ne sont pas une modalité anecdotique du gouvernement des hommes. Pourtant, renonçant à la volupté du pillage, le calife Omar y substitue une préoccupation du «long terme», auto-disciplinant ainsi son «appât du gain». À l’État pastoral et prédateur, fondé sur la conquête et la destruction, se substitue progressivement un État soucieux de sédentarité, d’administration et d’impôt.  
  
          Cette ambition que l’on peut qualifier de dynastique – notamment parce qu’elle intègre une préoccupation de «postérité» – implique, bien entendu, un souci minimal  de continence, d’épargne et de respect d’autrui. Contrairement à Keynes, peut-être le calife Omar avait-il compris qu’à long terme, les hommes seraient toujours vivants et qu’en conséquence, tempérer son pouvoir, c’est asseoir la puissance sur des bases éternelles. De sorte que l’État ne peut (heureusement) être réduit à une institution aveuglément prédatrice. Lui aussi est capable d’évolution et d’un progrès dont l’ambiguïté est patente puisqu'une sorte d’enchevêtrement dialectique le caractérise: l’État gagne à laisser la société des individus prospérer. Et plus il gagne, plus il est de taille à menacer cette prospérité. L’État est un schizophrène: Dr. Jekyll lorsqu’il dort, Mr. Hyde quand il agit.  
  
          Premier grand progrès «administratif», donc: la substitution de l’impôt au pillage – une avancée libérale indéniable. Un tel changement de moeurs fiscales ne va toutefois pas, à l’époque, sans poser un sérieux problème de civilisation: l’impôt est un tribut de vaincus, une marque au fer rouge. Y convertir les citoyens du pays vainqueur n’est pas chose simple et il semble que, dans l’Antiquité et de ce fait, l’impôt fut d’abord volontaire (socialement influencé par des stimuli de nature religieuse, à l’instar du don), avant de devenir ce qu’il est aujourd’hui. En sus, les modalités de son prélèvement (direct/indirect) ne sont pas réductibles à un problème de nature technique: l’impôt direct est commode à définir (à l’extrême, on peut recourir à la capitation) mais, dès lors qu’on en sophistique le calcul, son prélèvement devient plus compliqué, plus inquisiteur, moins toléré et, en conséquence de cette administration alourdie, moins productif (l’impôt direct est, d’ailleurs, historiquement, plutôt un expédient d’économie pauvre). L’impôt indirect, moins douloureux et plus rentable, est mieux accepté mais suppose de disposer d’une assiette constituée d’échanges commerciaux. 
  
     «Contrairement à Keynes, peut-être le calife Omar avait-il compris qu’à long terme, les hommes seraient toujours vivants et qu’en conséquence, tempérer son pouvoir, c’est asseoir la puissance sur des bases éternelles.»
  
          Les monarques de l’Antiquité et du Moyen Âge (et pas seulement eux…), les pauvres, n’ont cessé d’être embêtés par cette histoire d’impôt, si difficile à calculer et à prélever, si peu suffisant à assouvir leurs formidables ambitions de conquête. Très schématiquement, par exemple, si l’empire romain comprit très vite qu’étendre son territoire en fonction des grands axes commerciaux était fiscalement rentable, les besoins en administration de cette politique coloniale s’avérèrent progressivement excessifs, a fortiori dans le cadre d’une société de castes (exemption fiscale des classes privilégiées donc surimposition des autres). Avant l’ère de la modernité, pour autant que ces découpages chronologiques soient significatifs, les grands empires n’ont d’autre ressource que d’acheter la loyauté des prélats, notables et soldats chargés de l’administration des territoires. Le contrôle politique, nécessairement décentralisé, est à ce prix. Or, les notables locaux ne sont pas seulement exemptés d’impôts: ils se servent généreusement sur la collecte qu’ils sont chargés d’assurer. Ce qui, dans une économie stationnaire (faiblement innovante), finit par épuiser la base fiscale et confronte le pouvoir à une pénurie de ressources (ainsi s’expliquerait notamment, la chute de l’empire romain). 
  
          C’est que les États sont évidemment confrontés à un problème d’acceptabilité fiscale, de la part de la population. Lorsque l’impôt est tel qu’il ne se distingue plus du pillage (en aliénant les ressources vitales ou en donnant l’impression que rien ne s’oppose, politiquement, à ce qu’il évolue de la sorte), les populations le fuient ou se révoltent. Machiavel a mis en exergue cet état de fait, tout à fait intéressant: lorsque le prince n’a plus les faveurs du peuple, ce dernier ne s’oppose guère au conquérant potentiel (le même désir de changement est à l’oeuvre dans les démocraties).  
  
          Dans un monde politiquement instable, où les États sont susceptibles de changer de main (par voie militaire) et où le contrôle politique ne s’applique pas à tous les territoires (ou de manière très imparfaite), les contribuables disposent d’une sorte de faculté de sécession dont ils usent, le cas échéant: telle peuplade victime de l’oppression fiscale romaine gagne ainsi montagnes et marécages, pour y organiser une résistance (plus ou moins efficace). Quant à la révolte fiscale, Ardant nous rappelle à quel point elle fut une constante sociale, en particulier de la France médiévale(3) (et «renaissante»), au point de mettre en jeu, parfois, la stabilité du royaume. Quand bien même ces révoltes ont-elles été écrasées, le problème de la relation impôt-contribuable n’a pas pu laisser indifférente la réflexion administrative des despotes.  
  
          Pour l’État, en effet, l’individu n’est rien d’autre qu’une bête de somme: de gibier qu’il était dans le sein politique de l’État pastoral, il devient bétail, sur les terres des fiefs et royaumes sédentaires. Or, le travail d’entretien et de «maintenance» de ce bétail n’est pas simple: l’individu est un bestiau aussi productif qu’indocile. Plus on lui tire son lait, moins il est enclin à vous en fournir, quand il ne vous donne pas de violents coups de sabot….Voilà pourquoi les monarques – seigneurs, rois, empereurs et tutti quanti – soucieux de puissance dynastique ont dû composer avec lui.  
  
2. L’Europe médiévale ou les bases de la modernité  
  
          De l’empire romain désagrégé faute de ressources sort une Europe d’États faibles, débouchant sur le régime féodal. À partir de la fin du premier millénaire, dès lors, l’histoire de l’Europe est celle d’une lente reconquête de l’État, orchestrée par des monarques opiniâtres, envers, contre et … avec les «classes dirigeantes» (noblesse, en l’occurrence). De ce marchandage obligé entre princes et barons sortent les institutions parlementaires et, de proche en proche, la démocratie représentative. 
  
          Une caractéristique forte de l’Europe médiévale réside en la diversité des États et des sociétés qui la composent. États commerçants – généralement petits et urbanisés (cités italiennes, Ligue hanséatique, etc.), parfois plus conséquents (Pays-Bas) – et puissances territoriales coexistent de la sorte, pactisent, guerroient, nouent des relations et apprennent les uns des autres, la prospérité des premiers – leur permettant parfois de financer de substantielles forces armées – ayant notamment inspiré les secondes. Les rois d’une France pourtant plus peuplée et mieux dotée en ressources naturelles que l’Angleterre ont dû méditer plus d’une fois les raisons de la puissance de cet encombrant voisin. C’est que l’Angleterre médiévale ne manque ni d’entrepreneurs, ni de commerçants et nulle autre qu’elle n’a mieux, en Europe, concilié l’ambition politique et la prospérité économique. 
  
          On peut ainsi avancer l’idée que l’aiguillon de la concurrence a joué son rôle, globalement positif, en matière politique. Il ressort en effet de l’histoire de la société européenne – y compris la société politique – l’impression d’une compréhension sans doute progressive mais intime et pratique, des lois fondamentales de l’économie; en particulier, il n’a pas échappé aux monarques que le commerce constituait une véritable aubaine fiscale tout autant que le vecteur indispensable à la satisfaction de toutes sortes de gourmandises. 
  
          La fascination exercée par les denrées asiatiques ou africaines, les progrès technologiques (navigation) que le commerce maritime a stimulés, le développement précoce des villes de foire (et, corrélativement, des marchés monétaires, voire financiers), tout ceci ne surgit pas subitement de la révolution industrielle (sans parler des progrès de l’agriculture). Le «laissez-faire» commercial est une des conditions de base du développement européen, qui n’eût pu avoir lieu sans un «droit à l’enrichissement» préalable (et donc fondamental) reconnu à ses acteurs. Sans doute ce droit connut-il de sérieuses altérations, on l’a dit, notamment lorsque atteignant certaines proportions, telle ou telle fortune privée fut perçue comme étant de nature à menacer la puissance. Dans l’ensemble, toutefois, commerçants et bourgeois purent tirer profit de leur activité, avec l’assentiment plus ou moins volontaire (ou conscient) des princes et des barons. 
  
          L’économie féodale est ainsi caractérisée par un mouvement de réforme endogène, ayant permis la circulation des fortunes. C’est ainsi que les seigneurs substituèrent progressivement l’impôt en monnaie aux corvées et aux réquisitions, de façon à jouir de la loi des «avantages comparatifs» (plutôt que de l’enrôler dans l’armée, mieux vaut laisser le paysan produire du grain. Grâce à l’impôt prélevé, en monnaie, sur ce grain, il est possible de recruter des hommes d’arme dont l’efficacité comparative sera bien plus élevée, au combat, que celle du paysan), cette évolution débouchant notamment sur l’abolition du servage (XIVème siècle, en France. Notons qu'un pays comme la Russie ne l'abolit qu'au XIXème siècle...). C’est ainsi, également, qu’en 1215, les barons anglais obtinrent de Jean Sans Terre, la fameuse «Grande Charte», dans laquelle il est difficile de ne pas voir un modèle de libéralisme, bien avant la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (la Grande Charte énonce un certain nombre de principes et garanties pouvant être assimilés à une véritable légitimation formelle du droit de propriété). 
  
          La progressive monétisation de l’économie féodale, les excédents dégagés par le commerce, la proto-industrie, voire l’agriculture (excédents qui, plus tard, se convertiront en «capital») amendent sérieusement la vision d’un Moyen Âge obscur et monolithique. Il en va de même de l’examen de la fiscalité royale.  
  
          Bien sûr, l’impôt n’est pas autre chose qu’un substitut très imparfait au pillage et à la terreur. En France, par exemple, l’impôt permanent daterait du XVème siècle et répondrait, au sortir de la guerre de Cent ans, au souci de rémunérer la troupe. Ainsi, la taille «avait pour objet principal […] l’enrôlement dans des formations régulières d’une partie des bandes qui avaient combattu ou pillé durant la guerre de Cent ans. Par la suite, les états généraux insistèrent à plusieurs reprises pour que les troupes royales fussent régulièrement payées. En même temps, l’armée devait ramener à la raison ceux qui n’avaient pu ou voulu être embrigadés. C’est sans doute l’appréciation des avantages qu’ils trouvaient à cette sorte de conversion de leur charge, plus que le sentiment des nécessités de la défense nationale, qui incita les populations à accepter la permanence de l’impôt.»(4) (p. 116) Bref, l’impôt ne fut jamais accepté que par crainte de pratiques confiscatoires plus viles, dont les monarques ne se privèrent sûrement pas de suggérer l’éventualité. 
  
          Que les monarques aient allègrement taxé, pillé, trahi, embastillé et menacé, personne n’en doute. L’incurie des puissants est inscrite dans leur puissance même. Mais si l’impôt ne fut longtemps «accepté», par les «populations», que par crainte de quelque chose de pire, on ne bâtit rien de durable sur le seul sentiment d’angoisse. De sorte que pour entériner le fait fiscal – et le pérenniser –, il faut y intéresser directement les représentants du peuple et transformer l’épouvantail en friandise.  
  
          Dans cette perspective, toute l’histoire du rapport entre la monarchie et la noblesse (ainsi que la bourgeoisie des notables) est celle d’une relation «je t’aime moi non plus» largement motivée par des considérations fiscales: seuls les seigneurs et les notables ont, d’abord, le pouvoir de légitimer l’impôt royal (et de le prélever), ce qui nécessite de les en dispenser. Mais seule l’imposition des classes les plus riches permet 1) de se procurer des recettes suffisantes et 2) de substituer progressivement le pouvoir central au pouvoir local (toujours dangereux, rappelons-le, pour n’importe quel monarque). 
  
          Voilà pourquoi les parlements sont d’origine fiscale (et ne dérivent nullement, c’est à méditer, de la démocratie directe en vigueur dans les cités antiques). Or, à l’origine et pour le libéral, états généraux et parlements apparaissent comme une innovation institutionnelle plutôt intéressante: les représentants du peuple sont en effet, dans ce cadre, pourvus d’un mandat impératif, relatif à «la levée d’un impôt destiné à un usage bien déterminé» (p. 199). L’assemblée n’est alors qu’un lieu de négociation fiscale, une sorte de marché où se débat le prix de services publics dûment définis. Voilà qui restreint singulièrement la toute-puissance des souverains et l'on comprend que ces derniers s’en soient émus: «on verra le souverain […] s’efforcer de faire abandonner le principe du mandat impératif, essayer d’intéresser les représentants, et ceux qu’ils représentent, à l’oeuvre pour laquelle il demande des subsides.» (p. 199) 
  
          On voit à quel point cette extension du domaine du parlement correspond aux intérêts financiers du monarque – les états généraux furent parfois obligatoires et cela peut a priori surprendre. Le parlement procède de (et réplique à) ce dispositif de négociation entre prince et «classes dirigeantes», qui rythme l’histoire de l’État européen. Avec, pour le prince, les mêmes contrariétés (un contre-pouvoir qui fut fatal à certains rois) et les mêmes avantages: notamment celui de convertir les représentants du peuple à la cause princière (non sans récompense, bien sûr). D’un parlement-marché, on passe donc à l’assemblée omnipotente que l’on connaît aujourd’hui, libérée de tout impératif de continence fiscale par ce principe si apparemment civilisé de «discussion contradictoire» dont naissent – si tôt, en vérité – les fameux «groupes de pression». Il y a tout lieu d’être sceptique quant à la nature de ce «progrès démocratique», même s’il faut attendre les derniers siècles de notre histoire – et singulièrement le vingtième – pour voir la tyrannie de la majorité donner la pleine mesure de sa boulimie.  
  
          L’institution parlementaire porte donc en germes ce qui caractérise l’État d’aujourd’hui: l’extension indéfinie du domaine de l’action publique, à laquelle le capitalisme moderne donnera plus de moyens qu’aucun monarque n’en rêvât jamais. 
  
          Quelles leçons tirer de cette gestation antique et médiévale de l’État moderne? Eh bien, une fois n’est pas coutume (sur un site libéral): si l’on prend comme postulat que l’État est synonyme de «force armée» et qu’il a, en conséquence, le pouvoir de tout détruire, il convient de louer l’État européen pour sa (relative) bienveillance à l’égard de l’individu. On l’a dit, ce compliment ne doit rien à une quelconque présomption de philanthropie (même si la cause de la liberté peut être avantageusement servie par de bons monarques) et encore moins à un constat de «nécessité» ou de «désirabilité» de l’État. Il ne fait que mettre en exergue quelque chose de l’ordre d’un intérêt bien compris – une sorte de diligence propriétaire – de la part de monarques dont, historiquement, il faut constater l’inéluctabilité. Que cette diligence propriétaire soit constellée d’effets pervers (qu’elle soit, disons… machiavélique!) n’empêche pas de reconnaître qu’elle a débouché sur une pratique du pouvoir préférable à la manière dont d’autres peuples furent administrés. Il est frappant, en effet, de constater que les monarques d’Occident furent, sur longue période, soumis à des incitations et des préoccupations d’une nature assez comparable à celles qui prévalent sur le marché libre: gestion patrimoniale du territoire (l’impôt plutôt que le pillage), respect (relatif) du commerce, apprentissages stimulés par la concurrence politique, gestion des contre-pouvoirs comportant une part de négociation; autant de facteurs qui, conjugués les uns aux autres, se traduisent par une certaine (et salutaire) discipline. 
  
          De là, sans doute, l’idée «complémentariste» selon laquelle le développement harmonieux d’une société repose sur un équilibre entre l’État et le «secteur privé». Il existe tant de déclinaisons de ce paradigme – l’idée d’un impôt économiquement «stimulant», par exemple – qu’on ne peut les recenser toutes. Or, si d’un point de vue descriptif, on ne peut que constater la coexistence de l’État et de la société des individus, le paradigme «complémentariste» masque, d’un point de vue analytique, une asymétrie pourtant remarquable: la société civile se construit et se développe sur le principe et  la pratique de la liberté; l’individu libre équivaut, dans les sociétés humaines, à ce que les contrôleurs de gestion qualifient de «centre de profit», dans les entreprises. Le monarque, lui, équivaut au centre de coût. Sa fonction n’en est pas négligeable pour autant mais elle est définie en termes négatifs: ne pas nuire (ou le moins possible).  
  
          Dire, dès lors, que l’État interventionniste est salutaire, utile à la bonne marche de l’économie et, in fine, nécessaire au bonheur individuel c’est exactement comme dire qu’un soldat qui ne vous tue pas est indispensable à votre survie (voire à votre prospérité…). Et dire d’un soldat qui ne vous tue pas qu’il est humaniste ou bienveillant (ce qui implicitement, le rend légitime), c’est faire peu de cas de son intelligence: en vous laissant la vie, le soldat attend surtout que vous le nourrissiez, lui et sa famille, lorsque au contraire, le boucher psychopathe se retrouvera bientôt seul et démuni, au milieu d’une odeur de mort. De ce point de vue et comme nous le verrons dans un article ultérieur, l’État-providence est une forme suprêmement intelligente d’État, une sorte de perfection machiavélienne, biberonnée au cocktail fiscal survitaminé du capitalisme tout en se nourrissant de la défiance qu’il suscite. 
 
 
1. Voir l’article de Jasmin Guénette sur l‘Islande médiévale (le QL, no 135).  >>
2. Éditions Gallimard, Paris, 1976.  >>
3. Selon Ardant, peu de peuples sont aussi averses à l’impôt que les Français (de manière faiblement cohérente, d’ailleurs, si l’on veut bien considérer la demande de services publics qui transparaît de certains sondages d’opinion)…  >>
4. Admettons le propos, ici, par souci pédagogique. Toutefois, les «populations» ne sont en état d’accepter quoi que ce soit que sur une base inter-individuelle, ce qui suppose 1) un contrat (au moins tacite) et 2) une liberté de choix. Parler d’acceptation de l’impôt est donc une commodité de langage.  >>
 
 
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