Montréal, 15 juin 2004  /  No 143  
 
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Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.
Page personnelle
 
PERSPECTIVE
  
LA « NOUVELLE ÉCONOMIE »
EST-ELLE SI NOUVELLE?
 
par Jean-Louis Caccomo
 
 
          Les experts de l’association ATTAC n’ont pas de mots assez durs pour dénoncer la formalisation de la science économique qui traduirait, selon eux, l’hégémonie de la «philosophie ultra-libérale». Comme ce serait trop beau! Ils oublient un peu vite que les techniques quantitatives ont été introduites dans l’analyse économique pour les besoins de la planification. L’économétrie et la comptabilité nationale ont répondu aux besoins de l’économie de guerre laquelle a engendré des gouvernements interventionnistes pour lesquels la politique économique est devenue, en temps de paix, la principale priorité. 
 
          Un authentique libéral dirait, sans qu’il soit pour autant ultra: «l’économie est-elle vraiment de la compétence des gouvernements?» Et si les gouvernements n’ont pas à s’immiscer dans l’ordre économique, point n’est besoin de mesurer les grandeurs globales qui n’ont pas grand sens, de construire des agrégats économiques artificiels et de mettre au point des modèles sophistiqués. La formalisation de la théorie économique découle pourtant de la généralisation des fondements micro-économiques à l’ensemble des sous-disciplines de la science économique. On pourrait penser que c’est une bonne nouvelle pour la science puisque les fondements micro-économiques renvoient au postulat essentiel de la rationalité individuelle sur lequel est bâtit tout le raisonnement économique. Mais c’est oublier l’évolution de la micro-économique elle-même.  
  
          En effet, celle-ci, en se désignant comme la «nouvelle micro-économie», s’évertue à nier le bien-fondé de l’individualisme méthodologique. Partant du cas particulier du modèle du «dilemme du prisonnier» issu de la théorie des jeux, la «nouvelle micro-économie» établit qu’il ne saurait être optimal de laisser des individus libres de prendre des décisions en fonction de leurs intérêts privés. Exit la main invisible! D’ailleurs, pour le prix Nobel Stiglitz, si elle est invisible cette fameuse main, c’est probablement qu’elle n’existe pas. Ainsi, tout le programme de recherche de la «nouvelle micro-économie» consiste à modéliser, une fois postulées, les défaillances du marché pour rendre l’action publique autant indispensable que providentielle. 
  
          Remplaçant les individus par les pays, la «nouvelle théorie du commerce international» en déduit que l’on ne saurait faire confiance au libre-échange pour obtenir des échanges internationaux harmonieux. Il conviendrait alors de s’en remettre à un régulateur international comme, par exemple, l’O.M.C. La «nouvelle économie du travail» – une branche de la Nouvelle Économie Keynésienne (N.E.K.) – établit que le chômage n’est pas le résultat d’entraves au libre fonctionnement du marché. Dans ce cadre, elle propose le concept de «chômage d’équilibre» selon lequel le chômage résulte du jeu interactif des décisions d’agents rationnels.  
  
          Les théories du salaire d’efficience et les théories des négociations salariales – qui sont aussi une application de la théorie des jeux – sont une illustration parfaite de ces nouveaux courants toujours plus modélisateurs à mesure qu’ils sont moins libéraux. Là encore, il n’est pas bon de laisser des individus rationnels s’entendre autour d’un contrat de travail librement négocié en vertu des imperfections concurrentielles. Enfin, la «nouvelle théorie de la croissance», dans laquelle la N.E.K. a proposé le concept de «croissance endogène», repose sur des modèles dynamiques qui font de l’État, en tant que «planificateur bienveillant», un acteur indispensable de la «croissance optimale». Ces derniers modèles sont le support des théories actuelles de l’économie de l’environnement ou de la croissance soutenable qui sont la grande mode du moment. 
  
     «Loin d’assister à une hégémonie de la pensée libérale dans les milieux académiques, c’est à un retour en force des conceptions keynésiennes – relookées sous le vernis de fondements microéconomiques douteux – que nous assistons depuis plus de 10 ans.»
 
          Ainsi, loin d’assister à une hégémonie de la pensée libérale dans les milieux académiques, c’est à un retour en force des conceptions keynésiennes – relookées sous le vernis de fondements microéconomiques douteux – que nous assistons depuis plus de 10 ans. C’est, en même temps, une défaite institutionnelle majeure pour la pensée libérale alors même qu’elle triomphe sur le terrain et dans les faits. D’ailleurs, les investisseurs, les entrepreneurs et les innovateurs sont peu intéressés par cette nouvelle économie, qui fait plutôt le bonheur des apprentis sorciers de la régulation publique et du contrôle social. Cela explique un désintérêt croissant pour une science économique désincarnée qui n’intéresse pas les acteurs de l’économie au plus grand bénéfice des sciences de la gestion qui suscitent bien plus de vocation. Le lecteur conviendra que ces nouvelles théories ne sont pas si nouvelles: elles ont renouvelées la forme d’un message bien connu consistant à diaboliser le marché dans la même proportion qu’il angélise l’État. 
  
La théorie du salaire d’efficience 
  
          La théorie du salaire d’efficience offre un exemple parfait du type de revirement théorique qui pervertit le message économique. Pendant des années, les économistes keynésiens nous ont expliqué que la cause essentielle du chômage résidait dans l’insuffisance des salaires. Avides de faire un profit immédiat, les employeurs proposeraient des salaires trop bas, la généralisation de ce comportement aboutissant à une insuffisance de la demande globale. 
  
          Notons que ce principe de composition était l’occasion de rejeter le principe de la «main invisible» puisque la généralisation de comportements individuellement rationnels aboutissait, dans cette optique, à une situation néfaste au niveau social. Cet effet de composition a été enseigné à travers la «parabole du spectateur»: si un individu se lève pour mieux voir le spectacle, la généralisation de ce comportement est néfaste pour tout le monde puisque personne ne gagnera à ce que tout le monde se lève. Ce type de situation a donné lieu à des modélisations raffinées dans le cadre de la théorie des jeux. C’est cet argument qui a permis de rejeter le principe de libre négociation et de liberté du contrat de travail pour privilégier la négociation collective monopolisée par des syndicats. Cependant, il faut remarquer que le même argument pourrait être invoqué pour remettre en cause la négociation collective elle-même: s’il est rationnel de vouloir augmenter le salaire d’un employé performant, la généralisation aveugle d’une telle hausse, via les conventions collectives ou les grilles d’indexation, nourrit une hausse structurelle des coûts salariaux sans rapport avec le niveau réel des qualifications. C’est bien là le facteur principal du chômage actuel. 
  
          Mais revenons à la théorie keynésienne des salaires. Après avoir dénoncé les méfaits des mécanismes du marché du travail responsables de salaires de misère, les théories de la Nouvelle Économie Keynésienne (N.E.K.) nous expliquent aujourd’hui, à grands renforts d’équations, quasiment le contraire. Selon la théorie du salaire d’efficience, les employeurs – dans un souci d’attirer les meilleurs employés ou de conserver les plus motivés et retenir les plus qualifiés (de limiter le turn-over) – vont proposer des salaires supérieurs au salaire d’équilibre. Si on laisse alors les agents libres de s’entendre autour de la détermination d’un tel salaire d’efficience, la généralisation de ce comportement aboutira au niveau macroéconomique à un chômage qualifié «d’équilibre». En effet, ce chômage ne résulte aucunement d’entraves au libre fonctionnement du marché mais du fait que les agents s’entendent spontanément sur des niveaux de salaires qui ne permettent pas de résorber le chômage. Il y a une rigidité à la baisse inhérente aux processus de marché du travail. Même si l’on admet implicitement que les employeurs ne sont plus d’avides exploiteurs, ils produisent à leur insu le chômage en voulant récompenser les plus compétents. 
  
          Encore une fois, derrière la «nouvelle économie du travail» se cache à peine une vieille antienne: c’est toujours une façon de montrer que l’intérêt privé des employeurs (attirer et retenir les meilleurs employés) génère un coût social (un chômage permanent) que les autorités ne sauraient tolérer. Qu’ils baissent honteusement les salaires pour engranger un profit immédiat ou qu’ils augmentent les salaires afin de valoriser les compétences, les employeurs sont toujours suspectés d’être les véritables responsables du chômage. Voilà ce qu’il faut savoir lire derrière les équations de la nouvelle économie. Voilà pourquoi les autorités publiques ne sauraient tolérer la liberté du contrat de travail. 
  
 
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