Montréal, 15 juillet 2004  /  No 144
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
Page personnelle
 
LIBRE EXPRESSION
  
PAUVRETÉ ET SERVICES BANCAIRES
 
par Gilles Guénette
 
«Il est clair que le consensus social est à l’effet que les institutions financières ont une responsabilité sociale. Maintenant, le problème est de définir l’ampleur de cette responsabilité-là.»
 
– Jean Roy, professeur de finances, HEC Montréal, 13 septembre 2003
  
 
          Oyé, oyé! «Vous a-t-on refusé l'ouverture d'un compte dans une banque ou une caisse populaire? Avez-vous de la difficulté à encaisser vos chèques? Utilisez-vous les services d'Insta-Chèques ou d'autres commerces pour encaisser vos chèques? Si vous avez répondu oui à une ou plusieurs de ces questions, vous êtes invité à contacter l'ACEF. L'organisme vous aidera à essayer d'obtenir les services auxquels vous avez droit.»
 
          L’Association coopérative d'économie familiale de l'Est de Montréal lance cet appel à tous sur son site Web en promettant qu’en fonction des réponses, elle fera les représentations pour que les banques et les caisses soient davantage accessibles – lire: pour qu’on les force à être accessibles. Selon l'organisme de «défense des intérêts des consommateurs», un nombre grandissant de personnes auraient de la difficulté à ouvrir un compte de banque ou à changer leur chèque. Vite, une loi! 
  
Les banques au banc des accusés 
  
          Il y a quelques mois, l’émission économique phare de la radio de Radio-Canada, Les affaires et la vie, consacrait un reportage aux difficultés qu’éprouvent certaines personnes moins nanties à obtenir des services bancaires personnalisés auprès des institutions. La journaliste Christine Limoges y traitait plus particulièrement d’une des conséquences de cette situation: la présence de comptoirs Insta-Chèques dans les quartiers pauvres de la métropole, tel Hochelaga-Maisonneuve. 
  
          Insta-Chèques, c’est cette entreprise qui encaisse vos chèques moyennant une fraction du montant, soit environ 3%, et une charge additionnelle de 1.99$ (mentionnons qu'elle n’a pas le droit d’exiger les frais pour les chèques gouvernementaux). Personne ne s’étonnera d’apprendre que les gagne-petit constituent une bonne part de la clientèle d’Insta-Chèques. Nos bien-pensants ne s’en étonnent pas non plus.  
  
          Pour certains d’entre eux, l'existence de ce genre de services, jumelé aux faits que les institutions bancaires fermeraient systématiquement leurs succursales situées dans les quartiers les plus défavorisés et qu'elles rendraient pratiquement impossible pour les pauvres l’ouverture d'un compte chez elles, contribuerait à maintenir les personnes à faible revenu dans la pauvreté. C’est le cas de Réal Ménard, le député d’Hochelaga-Maisonneuve. Selon lui, il n’est pas anodin que les banques soient si peu nombreuses dans son quartier: 
              Il y a comme un Red Light, un cercle rouge qu’on fait autour de certains quartiers qui sont réputés ou désignés pauvres. C’est le cas dans Hochelaga-Maisonneuve. […] À toute fin pratique, [les banques] ne sont pas ici parce qu’elles ne sentent pas que c’est rentable. Et c’est pour ça qu’il faut une loi sur le réinvestissement communautaire des banques comme ça existe aux États-Unis. Il faut qu’il y aie un prix à payer pour les banques de ne pas être dans les communautés défavorisées, comme ça existe aux États-Unis.
          M. Ménard et ses amis font des pressions dans ce sens. Le projet de loi C-8, qui constitue l'Agence de la Consommation en matière financière du Canada et qui modifie certaines lois relatives aux institutions financières, ne va pas assez loin. C'est une loi qui a revu le rôle des grandes banques à charte, mais qui ne les oblige pas à investir dans les communautés, ce que déplore M. Ménard: «Il n'y a rien d'obligatoire qui concerne à la fois la présence des banques dans les milieux défavorisés, à la fois la fermeture des établissements financiers, et à la fois l'ouverture des comptes de banque. Il n'y a rien de coercitif et d'obligatoire. Donc, c'est nettement insuffisant et on n'a pas de véritable projet sur le réinvestissement des banques comme ça existe dans une société aussi capitaliste que les États-Unis.» 
  
     «Ce n’est pas tellement le fait qu’il y ait moins de banques dans un quartier qui y attire les commerces comme Insta-Chèques. Si de tels commerces sont plus faciles à trouver dans les quartiers défavorisés, c’est sans doute parce que les personnes à faible revenu sont plus enclines à utiliser ce genre de services.»
 
          Les banques désertent les quartiers défavorisés et cela a pour effet de forcer les moins nantis à recourir à des services parallèles comme les comptoirs Insta-Chèques pour changer leurs chèques. Ce qui les appauvrirait davantage. «C’est pas illégal d’être Insta-chèques, d’affirmer Réal Ménard. Ça veut dire qu’une personne qui a besoin de 50 $ va aller porter un chèque de 150 $, elle va payer de l’intérêt, il va y avoir une ristourne… À toute fin pratique, on appauvrit les gens parce qu’on leur prend plus d’argent qu’on leur en donne finalement. On les maintient dans un état de sous-développement. On les maintient dans un état de pauvreté.» 
  
Un service comme un autre 
 
          À entendre les propos du député bloquiste, on serait tenté de croire qu’une personne qui entre chez Insta-Chèques avec un chèque de 150$, n’en ressort qu’avec 50$ en poches (si c’était vraiment le cas, on se demanderait pourquoi les gens continuent d’y aller, mais bon…). Sauf que lorsque Mme Limoges interroge les clients d’Insta-Chèques, on se rend bien compte qu’il n’en est rien et qu’il s’agit en fait d’un service qui répond aux besoins de sa clientèle et qui est utilisé pour toutes sortes de raisons: 
    Client #1: «Moi, je viens une fois de temps en temps. J’ai mon compte de banque pareil, mais quand je veux que ça aille plus vite, je viens ici.» «Si vous avez un compte de banque, pourquoi alors venir ici?» «Je fais des travaux payés en dessous de la table. Ça fait que si je vais le déposer à la banque, le bien-être social, ils ont mon numéro de compte de banque, ils vont me demander d’où provient cet argent-là. Fait que je suis obligé de venir ici. Ça va plus vite, pis ça paraît pas!» 
      
    Client #2: «Moi, je suis un client de la Banque Nationale. Quand j’arrive généralement, l’agence que j’ai ça ferme à 17h00 – alors que je viens à cette heure-ci. Donc je n’ai pas le temps d’aller vraiment à ma succursale. Je suis obligé de venir donner 3%. Je me contente de cela.» «Est-ce qu’il y a d’autres raisons dans votre cas?» «C’est surtout pour les cas de gel. J’ai deux jours de gel dans mon compte alors que je dois payer les factures au plus tard vendredi. […]» «Donc, autrement dit, vous n’avez plus beaucoup d’argent dans votre compte de banque?» «Autrement dit, non. Ça c’est vrai.» «Vous venez souvent ici?» «Une fois par semaine. Dès que j’ai ma paye, je suis là.» 
      
    Client #3: «J’ai pas de compte de banque, pis… ça me dépanne beaucoup. Parce que j’ai fait une fraude quand j’étais jeune, j’ai vendu ma carte. Pis depuis ce temps-là, je suis barré dans toutes les banques, toutes les caisses. Fait que, je viens ici pis je change mon chèque. Des fois, je fais des jobs, tu sais, des jobines en cash. Fait que le gars me fait un chèque à mon nom, je viens ici…» «Ça ne vous dérange pas de payer presque 3%?» «Moi, ça ne me dérange pas parce que sur 2000$... des fois je viens avec un chèque de 2000$, quand je fais une job, pis ils m’enlèvent 68 piastres. Y’a rien là, sur 2000$! Ben, moi je trouve ça acceptable. C’est sûr que c’est cher, mais quand t’as pas d’autres solutions, tu vas là. Quand tu vas dans les brasseries, le même chèque, ils vont te charger bien plus cher que ça pour te le changer. […] Si je vais à la brasserie, là il faut que je boive, tu sais… j’aime mieux venir ici. Comme ça, je m’en vais chez nous pis… c’est pas si pire pareille, ça dépanne.»
          Outre le fait que certains clients d’Insta-Chèques possèdent un compte de banque, que d’autres ont un lourd passé financier qui les empêche peut-être d’en obtenir un, et que la plupart semblent tremper dans des combines qui pourraient facilement être considérées illégales aux yeux du législateur (le travail au noir, par exemple), ces quelques portraits nous montrent que les personnes qui fréquentent ces comptoirs le font en toute connaissance de cause et que même si les banques étaient tenues de garder pignon sur rue dans leur quartier ou d’offrir des services quasiment gratuits aux plus démunis, ça ne changerait rien. Ils continueraient de fréquenter l’entreprise. 
  
          Ce n’est pas tellement le fait qu’il y ait moins de banques dans un quartier qui y attire les commerces comme Insta-Chèques. Si c’était le cas, il y en aurait un peu partout à travers la métropole – je parierais qu’il y a eu autant de fermetures de succursales bancaires dans les quartiers «mieux nantis» que dans les «moins nantis». Si de tels commerces sont plus faciles à trouver dans les quartiers défavorisés, c’est sans doute parce que les personnes à faible revenu sont plus enclines à utiliser ce genre de services que ne le sont celles dont le revenu est plus élevé. Quant aux fermetures, elles sont bien plus reliées à la popularité des guichets automatiques et à l’arrivée d’internet qu’à la stupide thèse marxiste défendue par M. Ménard, ACEF & Cie.
 
 
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