Montréal, 15 août 2004  /  No 145  
 
<< SOMMAIRE NO 145 
 
 
 
Carl-Stéphane Huot est gradué en génie mécanique de l'Université Laval à Québec.
Page personnelle
 
SCIENCES, INDUSTRIES ET SOCIÉTÉ
  
L’ILLUSION DU BOUCLIER ANTIMISSILE
 
par Carl-Stéphane Huot
  
   «La fausse sécurité est plus que l'alliée de l'illusion, elle en constitue la substance même.»
 
– Clément Rosset
  
  
          Le 11 septembre 2001 n’a pas été une occasion perdue pour tout le monde. George W. Bush, profitant de la crise, a mis aux poubelles plus de trente ans d’efforts de ses prédécesseurs en reniant les traités passés notamment avec l’ex-URSS sur la réduction du nombre de missiles possédés par chaque camp et en mettant de l’avant une illusion dangereuse: le bouclier spatial américain.
 
          L’idée de base est simple: une série de missiles tueurs, convenablement disposés, doivent à l’approche de missiles hostiles s’envoler du territoire des États-Unis et aller détruire ceux-ci en explosant à proximité. Bien que l’idée soit séduisante, elle ne peut atteindre l'objectif voulu, soit intercepter la quasi-totalité des missiles hostiles. Voici pourquoi. 
  
Historique 
  
          Bien que je ne sois pas parvenu à déterminer exactement l’origine de cette idée, a priori ingénieuse, je l’ai lue en toutes lettres récemment dans un roman d’espionnage daté de 1962. Je suppose donc que cette idée est née peu après l'arrivée des premiers missiles intercontinentaux (ICBM) durant les années 1950. 
  
          Par la suite, la signature de différents traités de limitation des armes nucléaires poussera cette idée dans l'ombre, puisque ces traités interdisaient formellement ce type de défense, qui aurait donné au camp possesseur un avantage incroyable sur l’autre. Il faudra cependant attendre l'arrivée de Ronald Reagan à la Maison-Blanche pour que l'idée reprenne vie, sans toutefois pouvoir être mise à exécution, la technologie n’étant alors pas disponible. 
  
          Puis, l’effondrement de l’URSS et de ses satellites permettra de démanteler une nouvelle série de missiles, réduisant d’autant le risque représenté par ceux-ci. On aurait pu croire alors à la mort de l'idée de bouclier antimissile, en même temps que disparaissait la menace communiste. Lors de la première guerre du Golfe, en 1991, on mettra à l’essai des missiles de type Patriot, dont le taux de succès, après dépouillement des résultats, s’est révélé inférieur à 5%, même si durant la guerre la propagande du gouvernement américain parlait plutôt d’un score parfait. 
  
          L'idée sera donc plus ou moins enterrée sous Bill Clinton, mais réapparaîtra vers la fin de son mandat, dans la mouvance de l’«affaire des cigares», à la faveur de sa baisse de popularité. Il faudra le retour des républicains à la Maison-Blanche, en 2001, puis le 11 septembre, pour que le président et ses va-t’en-guerre puissent mettre de l’avant leur gigantesque projet de 200 milliards de dollars US, cette fois pour protéger l’Amérique d’États voyous, qui, selon leur boule de cristal, «pourraient»(1) un jour posséder des ICBM capables de toucher le territoire américain. 
  
          Depuis, un certain nombre de tests ont été accomplis qui, bien que réussis, sont non concluants, parce que très éloignés de la réalité. En effet, on a doté les missiles hostiles de GPS et d’un émetteur donnant sa position réelle au missile tueur, ce qui lui a grandement facilité les choses. De plus, on n’a pas doté le missile hostile de moyens de défense (comme des leurres) ou de la possibilité de modifier sa trajectoire à l’approche du missile tueur(2). Bref, il est beaucoup plus simple pour le missile hostile d’éviter le tueur qu’à ce dernier de tuer l’hostile… 
  
Cibles mouvantes 
  
          Mais d’autres contraintes existent et rendent pratiquement impossible au missile tueur de dépasser un taux d’efficacité de 5%. Il faut d’abord savoir que les missiles volent à une vitesse supérieure à Mach 5, soit environ 1670 mètres par seconde. Le missile tueur n'a donc qu’une seule chance pour intercepter un missile hostile, et il doit être intercepté de l’avant, parce qu’il est très difficile de rattraper un missile de l’arrière à cette vitesse! De plus, si la cible est manquée à cette vitesse, il est pratiquement impossible de faire demi-tour pour un second essai. 
  
          Pour intercepter un objet dans l’espace, nous devons connaître 1) sa position dans l’espace, 2) sa direction, et 3) sa vitesse. Pour les mêmes raisons, nous devons connaître les mêmes paramètres pour le missile tueur, de manière à être à peu près sûr qu'il intercepte l’hostile. Ensuite, à l’aide du positionnement de départ du missile, nous pouvons calculer une trajectoire et une vitesse d’interception qui nous amèneront au point de contact. Or, si une seule de ces données est le moindrement inexacte, le risque de rater complètement la cible (rappelons ici que pour deux missiles allant l’un vers l’autre, une distance de 33 mètres est parcourue tous les centièmes de seconde!) est très grand. 
  
     «Cela vaut-il la peine de développer ce genre de système pour donner l’illusion de protéger les citoyens? Je ne le crois pas. Parce que cela ne protège pas grand-chose et que les coûts sont astronomiques.»
 
          Tout le coeur du problème est là. À chacune des mesures précédentes, en plus du temps et des angles, est attachée une faible, mais toujours présente marge d’erreur qui fait en sorte que l’on peut facilement passer très loin de la position réelle de l’ennemi. Cette marge d'erreur, par exemple, fait que la vitesse réelle du missile n’est pas de 1670 mètres par seconde, mais une valeur située n’importe où entre 1560 et 1790 m/s. 
  
          En tenant compte de cela, et en utilisant des valeurs assez serrées – favorables au missile tueur –, j’ai effectué une simulation de tirs de missiles de type Monte-Carlo. Ce type de simulation est fréquemment utilisé lorsqu’il y a plusieurs paramètres variables dans un problème et que l’on tente malgré tout de le résoudre – pour l’optimiser, par exemple. En utilisant une fonction statistique pour chaque variable, il est possible de calculer les variables pertinentes avec une assez grande précision. 
  
          Un exemple simple de ce type de calcul est le suivant: supposons que nous voulions optimiser le service aux caisses d’un supermarché ou d’une banque. Nous définissons comme critère qu’un client ne doit pas attendre plus de 7 minutes dans la file, 95 fois sur 100. Nous savons que l’entrée des clients est aléatoire et que la durée de l’opération aux caisses est elle aussi variable. Nous voulons à la fois réduire au maximum le personnel de service et satisfaire à l’exigence de service susmentionné. En prenant une fonction statistique d’arrivée aux caisses et une autre de durée de service, nous pouvons déduire si notre nombre de caissières est suffisant ou non pour remplir l’exigence de service en faisant «passer à la caisse» le plus grand nombre de clients virtuels. 
  
Perdu dans l’espace 
  
          Pour ma simulation, j’ai défini la position, la vitesse et le temps au point de rencontre avec une certaine erreur de mesure de probabilité uniforme, en plus d'inclure une distance à l’intérieur de laquelle le missile ennemi avait une chance raisonnable d’être avarié ou détruit. Puis, j’ai fait un grand nombre d’essais (2 millions). La conclusion que j'ai pu tirer de la simulation est que, malgré toute la quincaillerie électronique dont les militaires disposent, il est pratiquement impossible d’atteindre beaucoup plus de 5%(3) des missiles hostiles, le reste passant soit complètement à côté, soit explosant trop loin de la cible pour avarier le missile ennemi. Et cela, en présupposant qu'il n’y a pas de problème de conception ou de programmation avec le missile tueur. 
  
          Les opposants au bouclier font aussi remarquer que les ICBM ne représentent qu’un risque marginal à côté du risque lié aux actes terroristes, pour lesquels ce système de défense ne servirait à rien. Comment en effet se défendre à coup de missiles contre un kamikaze qui se fait exploser dans une foule ou contre un débarquement massif aux États-Unis d’une centaine de tueurs prêts à rééditer les exploits des tireurs fous de Washington en octobre 2002? 
  
          Cela vaut-il la peine de développer ce genre de système pour donner l’illusion de protéger les citoyens? Je ne le crois pas. Parce que cela ne protège pas grand-chose et que les coûts sont astronomiques. Les seuls qui pourraient profiter d’un tel projet sont les lobbies militaires près du gouvernement américain qui savent exploiter la paranoïa des dirigeants pour se remplir les poches. Autrement dit, ces fonds publics seront gaspillés en pure perte.  
  
          De plus, il y a le fait qu’il est difficile de justifier la rupture des traités de désarmement déjà signés entre les principales puissances. Outre que cela met à mal des relations qui ont demandé un certain temps avant d’être normalisées, il deviendra difficile dans l’avenir pour les États-Unis de signer des traités avec d'autres nations – il faut un minimum de confiance, ou un maximum de précautions, pour que ce genre de traité devienne réalité. Si le gouvernement américain met de l’avant ce projet de bouclier, qui pourra croire qu’il respectera ses engagements à moyen ou long terme, sans trouver de prétextes à se retirer au premier pépin sérieux? Sans compter le risque de voir les opposants aux États-Unis devenir de plus en plus enragés et s’en prendre non seulement aux civils américains, mais aussi à leurs alliés. 
  
          Bref, ce «bouclier» est une gigantesque pomme de discorde mise de l’avant par une bande de politiciens qui n’ont aucun sens des proportions. Qu’on ferme ce dossier ridicule au plus vite. 
  
 
1. Le vocabulaire ici est un véritable sable mouvant, allant de «auraient la volonté», «auraient la possibilité dans l’avenir» à «pourraient» et «rechercheraient»… Le gouvernement américain joue sur les mots, les expressions, pour créer de toutes pièces une menace diffuse, floue, mais toujours crédibles, comme les supposées alertes terroristes américaines...  >>
2. Il est virtuellement impossible pour un missile tueur de distinguer un leurre du missile hostile, ce qui fait que le missile peut verrouiller avec une probabilité identique sur le missile ou sur le leurre. Ainsi, avec 20 leurres, la possibilité de choisir la bonne cible descend sous les 5%. De plus, le missile hostile peut adopter une trajectoire en zigzag plus ou moins aléatoire dans l’espace à l’approche du missile tueur, augmentant sensiblement ses chances de réussite.  >>
3. Plus exactement, la valeur obtenue a été de 5,32% avec une marge d’erreur supérieure à  0,08% 1 fois par million. Cette valeur est parfaitement cohérente avec l’expérience de la première guerre du Golfe en 1991, où les missiles américains de type Patriot n’ont sûrement abattu que 2 missiles de type SCUD sur 47 lancés.  >>
  
 
   PRÉSENT NUMÉRO
 
SOMMAIRE NO 145LISTE DES COLLABORATEURSARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE C.-S. HUOT
ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS?SOUMISSION D'ARTICLESPOLITIQUE DE REPRODUCTIONÉCRIVEZ-NOUS