Montréal, 15 août 2004  /  No 145  
 
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Marc Grunert enseigne les sciences physiques dans un lycée de Strasbourg et anime le Cercle Hayek de Strasbourg, consacré à la réflexion et à la diffusion du libéralisme. Il est également éditeur adjoint du QL pour la section européenne.
Page personnelle
Georges Lane enseigne l’économie à l’Université de Paris-dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire J.B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très rares intellectuels libéraux authentiques en France.
 
ENTRETIEN
 
GEORGES LANE SUR LE LIBÉRALISME, L'IMMIGRATION, LA SOCIAL-DÉMOCRATIE, 
LA SÉCU, L'ÉDUCATION NATIONALE... 
  
  
Marc Grunert: Georges Lane, vous vous définissez comme libéral. Mais il existe une distinction, en France, entre les libéraux et les libertariens. Les libéraux déclarés sont souvent favorables à un État, au minimum réduit à un monopole de la justice et de la police sur un territoire donné. Les libertariens conçoivent l'existence de l'État ou d'un pouvoir politique comme absolument illégitime. Où est la cohérence libérale dans tout cela? 
  
Georges Lane: Chacun de nous ignore en partie la réalité où il vit et dont il est un élément. Dans ces conditions, il agit et cela se fait depuis l'origine des êtres humains. Il est résulté des pensées et actions humaines en particulier ce qu'on dénomme des institutions et, parmi elles, certaines en quoi il voit le moyen de le protéger. Comme toute chose de la réalité, les institutions évoluent, les institutions de protection évoluent. 
  
L'État est un exemple d'institution de protection. Il présente rétrospectivement la caractéristique de ne pas avoir évolué dans le sens d'une protection toujours plus en accord avec ce que les êtres humains du territoire pouvaient lui demander de réaliser – quitte à ce qu'il disparaisse. Les hommes qui l'ont et l'avaient en mains se sont convaincus que l'État devait avoir comme mission première de leur dire ce qui était bien, ce qu'ils devaient faire et, subsidiairement, la mission de protection. Et cela donne l'impression à beaucoup que l'État a évolué. Pour moi, il ne s'agit pas d'évolution, mais de révolutions successives: la dernière en date en France a eu lieu, selon moi, dans les années 1944-1947. La courbe n'est pas continue, mais discontinue, voire une suite de tirets.
 
De fait, on en est arrivé à ce que l'État fasse ce qu'il ne devrait pas faire – et cela de plus en plus –, et ne fasse pas ce qu'on attendrait qu'il fît – ou de moins en moins. Pour qu'il cesse de faire de plus en plus ce qu'on ne lui demande pas, parce qu'on a compris que c'est inexorable et parce qu'on en a assez qu'il nous tienne en définitive en esclavage, on veut sa disparition une bonne fois pour toutes: on est libertarien. 
 
Pour qu'il cesse de ne pas faire ce qu'on aimerait qu'il fît, parce qu'on sait qu'on n'est pas un extra-terrestre omniscient, mais un être humain, donc prêt à venir en aide, seul ou à plusieurs, à son semblable en véritable difficulté, l'État apparaît en définitive comme un «filet de sécurité» de dernier ressort en quoi on croit mais qu'on cherche à remettre à sa juste place en fonction des progrès de la connaissance: on est libéral. 
  
Qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, cela n'implique en aucune façon que le libertarien ne viendra pas en aide à un être cher, voire à quelqu'un qu'il ne connaît pas, en difficulté, au contraire, ni que le libéral n'en a pas plus qu'assez des hommes de l'État. Je mets l'accent sur la priorité et j'admets que, d'un jour à l'autre, la priorité change.
  
 
M.G.: Il y a tout de même une cohérence dans la théorie libérale. Si chacun est propriétaire de sa personne et de ses biens légitimement acquis, alors l'État est nécessairement et absolument illégitime puisqu'il impose des services par la force et qu'il les finance également par la force. Un libéral cohérent peut-il être autre chose qu'un libertarien, c'est-à-dire, selon sa définition en France, un anarcho-capitaliste? 
  
G.L.: Le terme «anarcho-capitaliste» est mal compris en France. Pour ma part, j'utilise simplement le terme «libéral». Mais dès lors qu'on veut analyser les choses finement à l'instant t, on est amené à distinguer par exemple le «libéral» et l'«anarcho-capitaliste». Littéralement, ce mot composé peut renvoyer à une combinaison de l'anarchisme et du capitalisme. L'anarchisme renvoie à des mouvements politiques nihilistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle et évoque le refus de toute règle, en particulier, celle de la propriété. 
  
Le capitalisme renvoie à une situation qui ne met pas l'accent sur la propriété, mais davantage sur la production selon des règles techniques souvent très mal connues en général de ceux qui emploient le mot. À moins qu'ils se situent dans le moule qu'a conçu Marx! Dans ce cas, le capitalisme est d'abord l'abomination de la désolation et l'antithèse de l'anarchisme. Ainsi, «anarcho-capitaliste» apparaît comme un oxymoron. 
  
Maintenant si on ne fait plus référence aux systèmes en «-ismes» mais à l'individu propriétaire et conscient de sa propriété, tout change. Si on comprend «anarchiste» comme tout être humain qui refuse que sa propriété soit à la merci des hommes de l'État, que sa propriété lui soit périodiquement volée par ceux-ci, le mot s'accorde avec le mot «capitaliste» qui n'est jamais dans cette perspective que l'être humain qui tend à mettre en valeur sa propriété, son «capital», à partir des efforts qu'il fait, des règles en vigueur qu'il applique en raison de l'efficacité qu'il leur donne ou des règles qu'il tente de découvrir, étant donné son ignorance fondamentale de la réalité où il vit et dont il est un élément. 
  
Cela étant, reste la question de cette ignorance qui fait que l'être humain agit (cf. Mises en particulier). Toute action humaine est incertaine, toute action humaine est de fait spéculation – vivre, c'est spéculer – et consiste dans une «gestion du risque» particulière, comme le dit aujourd'hui le «vulgum pecus». 
  
Étant donné le principe de diversification des risques de perte de propriété, étant donné que l'État est une institution parmi d'autres, un individu L peut concevoir que l'État est un aspect de la diversification nécessaire, qu'il l'aide à gérer ses risques de perte de propriété et, par conséquent, ne pas viser à sa disparition.  
  
Certes, L abandonne potentiellement sa propriété au «diable-État» étant donné l'impôt potentiel sur quoi végète ce dernier, mais c'est son calcul et je ne saurais m'immiscer dedans car je n'en connais pas les éléments et car je ne détiens pas la vérité. 
  
Une chose est certaine: L est libéral car il porte attention à sa propriété risquée sans essayer d'accaparer celle d'autrui et il est cohérent car il essaye de la gérer à partir de règles dont l'application a fait ses preuves. Il n'est pas libertarien car il ne met pas au premier rang de ses préoccupations, car sa spéculation première n'est pas, la destruction du «diable-État», mais de s'en servir tel qu'il l'appréhende.  
  
Pardonnez-moi si j'anticipe sur les questions. Vous allez peut-être me dire qu'en agissant ainsi, il cautionne l'État, qu'il porte ainsi atteinte indirectement à ses semblables que l'État force tout autant que lui? Je vous répondrai que cette remarque nous situerait en utopie socialo-communiste bon teint et non dans la réalité où il prend ses décisions en ignorance de beaucoup de causes – une réalité que vous ne connaissez pas et que je ne connais pas. Que vous regrettiez ce qu'il fait, que vous jugiez qu'il se trompe, eh bien, tant pis. 
  
Mais je suis d'accord que la frontière entre l'État-réalité pour diversifier les risques et l'État-utopie qui pousse chacun à essayer de vivre aux dépens de tous les autres, est ténue et qu'elle se franchit aisément. Cela saute aux yeux quand on abandonne le point de vue statique, pour adopter le seul d'où on devrait se placer, à savoir le point de vue évolutionniste. 
  
  
M.G.: Vous évoquez l'évolutionnisme et, sur la base de cette pensée, vous semblez finalement adhérer à l'idée que tout est possible et que l'État n'est pas, par nature, illégitime, que l'évolution, imprévisible, peut très bien transformer cette institution en quelque chose de bénéfique.  
  
Que pensez-vous de la théorie du Droit, la «normative» comme en parlent François Guillaumat et Hans-Hermann Hoppe, dont les arguments logiques réfutent a priori toute légitimité à l'État?  
  
G.L.: Mon point de départ est le fait que personne n'est omniscient, que l'être humain ignore la réalité où il vit et dont il est un élément. Mises a dit qu'il agit parce qu'il ignore, j'aurais tendance à dire qu'il pense et agit parce qu'il évalue coûteuse sa situation dans la réalité, l'une et l'autre qu'il espère moralement avec incertitude, relativement à la situation qu'il imagine et dans laquelle il voudrait se situer, et qu'il tend, pas à pas, à réduire ce coût par la pensée et l'action. 
  
Il est indiscutable que l'être humain a réduit son ignorance dans le passé. Selon toute vraisemblance, il le fera dans l'avenir comme il le fait aujourd'hui. Ce point n'a rien à voir avec un évolutionnisme qui tomberait du ciel et qui le manipulerait. 
  
Les voies qu'il peut suivre dans ce but sont nombreuses et lui-même peut, à l'occasion, en découvrir de nouvelles. Dans le passé, avec des semblables, il a mis au point cette entité qu'on dénomme l'État pour le protéger, i.e. pour protéger sa propriété (composante de la réduction de coût). Dans cette perspective, l'entité État a une légitimité dès lors qu'elle remplit sa mission avec efficacité, i.e. en particulier qu'elle n'interdit pas à toute firme qui le voudrait de produire des services de protection de la propriété. 
  
Le fait est que les hommes de l'État ont tendu à mettre l'entité État hors de la maîtrise des êtres humains qui l'avaient créé: la créature a échappé à ces créateurs, et pour causes (elles sont trop nombreuses, la plupart connue, je laisse de côté le point). Bien plus, ils lui ont donné des missions, etc. 
  
La réduction de l'ignorance de chacun aidant, les êtres humains voient progressivement plus clair dans les règles de droit qu'à l'occasion ils découvrent. La connaissance qu'ils ont des règles de la propriété aujourd'hui est plus pointue que celle qu'ils pouvaient en avoir hier. Il en est de même pour la responsabilité individuelle qui, selon moi, est la seule limite de la propriété privée. Si la propriété ne s'autoprotège pas comme certains le lui reprochent (Arrow, etc.), elle s'autolimite: c'est la responsabilité individuelle (et cela malgré les critiques que la responsabilité individuelle s'attire et s'est attirée). 
  
Le malheur veut qu'au moins en France, depuis la fin du XIXe siècle, les hommes de l'État détruisent à la fois la propriété privée, la responsabilité individuelle et mettent plus que leur nez dans les échanges-contrats, mission pour le moins étrange – pardonnez-moi l'euphémisme – qu'ils ont donnée à l'État et que celui-ci remplit. 
  
Dans cette perspective de la mise de côté de la «norme libérale» (propriété, responsabilité et liberté de contracter), l'État n'a plus aucune légitimité et je suis en accord avec ce qu'ont écrit François Guillaumat ou H.-H. Hoppe. 
  
  
M.G.: Dans mon dernier article, «L'invasion musulmane», je mettais en évidence la relation entre l'existence d'un espace «public» et politisé, une immigration non désirée, et le danger islamique. Faut-il s'alarmer de cette invasion musulmane? Quelle est votre analyse sur cette question?  
  
G.L.: Quelle différence y a-t-il entre une femme voilée contre son gré et un assuré social contre son gré? L'une est musulmane, aux mains de son père ou de son mari, et l'autre est français, aux mains des hommes de l'État, me direz-vous? Et vous aurez raison. 
  
Entre nous, malheur à la femme française et musulmane, et il en est désormais souvent ainsi et de plus en plus. La caricature a cela de bien qu'elle permet de faire comprendre intuitivement des situations. Les femmes voilées contre leur gré sont une caricature des assurés sociaux contre leur gré. 
  
Tous les arguments qu'on peut employer pour dénoncer l'obligation faite aux femmes musulmanes de se voiler se transposent sans détour, directement pour dénoncer les femmes et les hommes obligés d'être assurés sociaux, d'être assujettis aux cotisations de Sécurité sociale (SS). Chaque fois, il y a des hommes ou des femmes qui pensent être dans leur bon droit en exerçant une coercition sur d'autres hommes ou femmes pour le bien de ces derniers, voire au nom de prétendus principes supérieurs, de prétendues valeurs (dans la terminologie politiquement correcte), de prétendues valeurs républicaines (pour reprendre la terminologie de M. le Président de la République et d'un certain nombre de socialo-communistes. N'oubliez pas que l'ancien Parti communiste français se fait dénommer désormais à l'Assemblée nationale, Parti communiste républicain). 
  
«Curieusement», ceux qui dénoncent le sort fait aux femmes voilées contre leur gré – hormis les libéraux – ne dénoncent pas le sort fait aux assurés sociaux. Pourquoi deux poids, deux mesures en matière de coercition? Ne soyez pas dupes des éventuelles réponses qui vous seront opposées et que vous aurez tendance à agréer consciemment ou non. Soyez conscients que vous êtes victimes d'une coercition qu'en d'autres temps et d'autres lieux, le «bon historien marxiste» eût dénommé «esclavage». 
  
N'attendez pas de réponse puisque vous avez la réponse en mains: donnez-vous le mal, faites l'effort de transposer les arguments employés contre l'obligation d'être voilées faite aux femmes et vous comprendrez le mal qui vous afflige en étant assuré social contre votre gré. Il est logique que le nombre de femmes voilées augmente en France quand on sait que l'organisation forcée de la SS perdure depuis 1945 et que son caractère coercitif ne fait qu'augmenter de façon significative depuis une trentaine d'années (merci Giscard et Chirac). 
  
Dernière augmentation de coercition en date: la prétendue réforme de la SS maladie (merci Chirac et Raffarin). Et cela malgré l'expérience planificatrice passée des hommes de l'URSS et des pays qu'ils avaient soumis, assujettis, qui a prouvé qu'on ne pouvait pas faire n'importe quoi, refuser les lois de la réalité humaine sur une longue durée (moins de 75 ans pour l'URSS). 
  
Quitte à vouloir développer la coercition des êtres humains, autant aller où le terrain y semble devenir favorable, propice. Et la France est devenue un tel terrain depuis maintenant une trentaine d'années pour la coercition organisée islamique. 
  
La SS contribue à l'invasion musulmane: qui se ressemble s'assemble. Ne reconnaît-elle pas la polygamie?  
Aussi longtemps qu'une majorité de Français ne fera pas l'effort de la transposition, la SS continuera ses dégâts, et le nombre de femmes voilées contre leur gré augmentera en France. Et cela est un indicateur de l'évolution de la coercition en France. 
  
L'invasion musulmane dont les statistiques officielles rendent enfin compte n'est pas une guerre de plus que les libéraux doivent livrer. C'est un phénomène qui leur vient en aide pour expliquer l'origine concrète des malheurs de France, à savoir l'obligation de SS. L'invasion musulmane en chiffres est objectivement la phase finale qui fera s'évader de la SS, ou plus exactement, qui fera qu'enfin éclairés, les Français demanderont en grand nombre l'abolition de l'obligation de SS. Et les «autorités» devront s'incliner. Et, en conséquence, les femmes voilées contre leur gré ne le seront plus… en France. 
  
  
M.G.: Si je vous comprends bien, l'invasion musulmane a un aspect positif dans le sens où elle permettra de prendre conscience de la nature coercitive du monopole de la Sécurité sociale. Cette relation n'est-elle pas un peu trop spéculative, hasardeuse?  

G.L.: Je suis d'accord avec vous, elle est très spécieuse. Mais vous reconnaîtrez que j'avais précisé qu'il s'agissait d'une caricature. De fait, je traitais du fait musulman plutôt que de l'invasion musulmane. Soyons sérieux maintenant. 
  
Pour répondre, je prendrai pour point de départ la liberté de l'être humain de faire, en particulier de se déplacer hors de sa terre en propriété ou en responsabilité. Ainsi intervient l'«espace public», espace en propriété privée ou étatique – je laisse de côté la question – où l'être humain peut se déplacer d'un point de propriété ou de responsabilité à un autre.  
  
J'insiste sur l'être humain car avec lui il n'y a pas de difficulté particulière: a priori, on pense par expérience qu'il respectera les règles de droit; et s'il ne respecte pas les règles de droit, il y a les sanctions. Les difficultés apparaissent avec les êtres humains qui se déplacent en (grand) nombre pour une raison analogue. 
  
J'ai eu l'occasion de lire le texte que vous avez écrit et où vous précisez qu'«une invasion est une intrusion de populations étrangères dans l'espace dit public sans le consentement unanime et explicite de la population locale. Comme l'explique Hans-Hermann Hoppe, "l'immigration, pour être libre [/légitime] au sens où l'échange est libre, doit être une immigration invitée." Les droits de propriété et l'accord entre deux parties sont des conditions nécessaires à la légitimité d'un mouvement de population.» 
  
Je suis en gros d'accord avec ce que vous avez écrit. Je ne le suis pas entièrement car vous ne faites pas référence à l'individu. Plutôt que de population étrangère, je parlerais de groupe constitué ou en voie de constitution sur une raison, plutôt que de population locale, je parlerais d'êtres humains propriétaires ou responsables concernés par l'espace public où ils peuvent se déplacer et que vraisemblablement, ils ont aménagé dans ce sens. 
  
J'insiste sur ce point car je n'aime pas les notions totalistes, «statistiques», que, le cas échéant, on dote d'attributs humains qu'elles ne sauraient avoir. Pour justifier cela s'il en est besoin, je me réfugirais en particulier, un instant, derrière Henri Poincaré, le grand mathématicien français, qui au début du XXe siècle, condamnait la logique de Cantor et la logistique de Russell à partir de la considération de l'«infini actuel»(1). Et Poincaré d'écrire dans Science et méthode: «C'est la croyance à l'infini actuel qui a donné naissance à ces définitions non prédicatives. Je m'explique: dans ces définitions figure le mot "tous" […]. Il n'y a pas d'infini actuel; les Cantoriens l'ont oublié et ils sont tombés dans la contradiction. La contradiction tient dans les fameuses antinomies de la logique de Cantor. La croyance à l'infini actuel est essentielle dans la logistique Russellienne. C'est justement ce qui la distingue de la logique Hilbertienne». Pardonnez-moi la digression, j'arrête là la pédanterie. 
  
Les mots «peuple», «population», «immigration», «émigration» sont des Infinis actuels. Selon moi, ils sont les ingrédients premiers de la phraséologie socialo-communiste et de tous ses mauvais coups. Au moment de la révolution de la décennie 1790 en France, il faut savoir que nos «bons» révolutionnaires, ancêtres des socialo-communistes actuels, avaient pondu une loi contre l'émigration, ce qui leur avait permis d'accaparer les biens des émigrés pour financer destruction et terreur. Aujourd'hui, ils ont une autre grille d'expression: ils condamnent les exportations de capitaux et se félicitent de l'immigration.  
  
Je veux aussi distinguer l'invasion du groupe constitué ou en constitution qui s'installe dans l'espace public et l'«invasion» du groupe constitué qui achète aux propriétaires ou responsables leurs propriétés ou responsabilités. L'«invasion» au second sens, celle du groupe constitué qui achète des propriétés, n'est pas critiquable en tant que telle. De fait, il s'agit d'une augmentation de la demande qui va faire augmenter les prix ou les loyers et bénéficier aux propriétaires ou responsables qui vendent ou louent à des prix plus élevés. Et c'est le cas d'une «certaine» invasion musulmane qui a donc respecté les règles de droit. 

Il en est tout différemment si, dans un premier temps, il y a invasion au premier sens, i.e. s'il y a installation dans l'espace public presque 24H/24, celle-ci est illégale et par conséquent ne devrait pas être possible. Si elle l'est, c'est à cause des hommes de l'État qui ne font pas respecter les règles de l'espace public et qui portent ainsi atteintes aux propriétaires ou responsables. 
  
Conséquence pratique de l'installation illégale, les propriétés ou responsabilités des propriétaires ou responsables sont endommagés, ce qui conduit certains à vendre, même à bas prix (aux «prix endommagés»!) Dans ce cas, il y a «invasion» au second sens et tout cela est critiquable. Cela est d'autant plus critiquable qu'à partir de cette «première victoire» et fort de celle-ci, le groupe constitué et en voie de constitution plus large recommence ailleurs. Et c'est le cas de l'autre invasion musulmane qui ne respecte pas les règles de droit et qui implicitement en est félicité par les «autorités» de France. Je citerais ce que vous avez écrit et que je partage à 100%: «Il faut vraiment ignorer la réalité de la vie quotidienne en France pour ne pas voir que l'invasion musulmane modifie l'environnement social, tant par le communautarisme que par la volonté affichée des musulmans de devenir une force politique». 
  
Nous sommes le 15 août 2004 en France. Quelle différence entre l'invasion touristique et l'invasion musulmane pour les propriétaires ou responsables concernés? L'une sera finie, dans au maximum un mois, sur les côtes françaises alors que l'autre, sous sa forme double, continuera en particulier dans les grandes villes. Est-ce que la bonne invasion musulmane chassera la mauvaise? Oui si les règles de droit sont respectées. Non, si elles continuent à ne pas l'être. Bien plus, dans ce cas, c'est la mauvaise qui chassera la bonne. 
  
  
M.G.: Merci pour ces précisions très pertinentes. J'acquiesce sans réserve à vos critiques. Je voudrais que l'on aborde maintenant un sujet auquel vous avez beaucoup réfléchi. Vous avez écrit un livre, non encore publié, sur ladite Sécurité sociale. Pouvez-vous nous en résumer les thèses principales? Et que pensez-vous des «réformes» actuelles de la Sécu, engagées par les socialistes de droite actuellement au pouvoir (gouvernement Raffarin)?  
  
G.L.: C'est un livre qui se propose de faire le point sur ce que, dans un abrégé criminel, on dénomme en France «Sécurité sociale» ou «Sécu». Je l'ai conçu, à l'invitation de François Guillaumat, pour l'anniversaire de ses cinquante années d'existence. Il sera vraisemblablement publié pour ses soixante… 
  
Il envisage d'abord les conditions de l'émergence de l'expression depuis les philosophiques jusqu'aux techniques, en passant par les juridiques, les politiques et les économiques. Il peut ainsi modéliser la construction de l'«organisation de la sécurité sociale obligatoire» en France au lendemain de la guerre de 1939-1945 et insister sur les buts que ses constructeurs lui assignent. Je ne rentrerai pas davantage dans la construction tant elle est complexe sinon pour dire qu'elle est fondamentalement socialo-communiste et pour souligner qu'elle recouvre, d'un côté, la gestion du risque d'accident du travail, du risque de maladie et du «risque vieillesse» (sans distinction de risque et de cotisation) et, de l'autre, celle des allocations familiales. 
  
Ensuite, le livre analyse la situation de quasi-faillite où l'organisation obligatoire se trouve plus de cinquante années plus tard – en dépit de toutes les réformes qui ont été pratiquées entre-temps et qui se sont traduites pour l'être humain immatriculé, affilié, assujetti, termes officiels, par moins de prestations, plus de cotisations obligatoires, plus de bureaucratie, et plus de police. Pour l'expliquer, il reprend tout simplement les conditions de son émergence dans l'ordre inverse où elles ont été présentées précédemment. C'est l'occasion de stigmatiser les mythes, les mensonges, les hypocrisies, les stratagèmes, les sophismes que les socialo-communistes ont fait avaler aux gens jusqu'à aujourd'hui. 
  
Enfin, le livre s'attelle au problème de fond qui est celui de la gestion du risque de perte de propriété ou celui de la gestion de la responsabilité et qu'au XIXe siècle, l'activité d'assurance mutuelle menée par des entrepreneurs avait commencé à traiter. Il faut savoir que, précisément, c'est à cette activité que les socialistes de tous poils s'en sont pris à la fin du XIXe siècle. C'est elle qu'ils ont accusée de tous les maux de la façon la plus pernicieuse. D'une certaine façon, l'assurance mutuelle est leur bête noire et cela a fait que, tout en construisant l'organisation obligatoire de la sécurité sociale, ils ont étatisé un certain nombre de firmes d'assurance après leur avoir retiré la gestion des risques «pris par la sécurité sociale». 
  
De fait, ce problème de fond n'en est pas un ou, si vous préférez, il n'est ni plus ni moins important que celui de la gestion du risque en général que seule l'économie de marché en général, le processus de marché de l'assurance mutuelle en particulier, sont en mesure de résoudre. L'économie de marché est d'autant plus apte à gérer le risque aujourd'hui qu'il y a eu des progrès considérables accomplis dans le domaine depuis une trentaine d'années, tant en théories (économiques ou non) qu'en pratique avec le développement des nouvelles technologies d'information et de télécommunication. 
  
En vérité, il y a derrière cette question de la gestion des risques le problème de l'organisation obligatoire de la sécurité sociale en quasi-faillite dont les politiques refusent de débattre. Ce problème est un problème politique comparable à celui qu'a connu l'URSS à la fin de la décennie 1980. Sa solution arrivera dans les mêmes termes malgré ce que les hommes politiques veulent bien en dire si l'obligation de sécurité sociale n'est pas abolie ou abrogée, selon le mot que vous préférez. «Quand?», me direz-vous. Je ne suis pas devin, je ne peux pas préciser. 
  
Cela me permet d'en arriver à la seconde partie de votre question «les réformes actuelles de la Sécu». Raffarin de droite prétendue, aujourd'hui, Jospin de gauche, hier, Juppé de droite prétendue, avant-hier, pour rester dans les dix dernières années, c'est la même chose, je viens de vous le dire, c'est: «moins de prestations, plus de cotisations obligatoires, plus de bureaucratie (création d'organismes), et plus de police». 
  
Il en a été ainsi de la prétendue réforme de la sécurité sociale-retraite l'année dernière, il en est ainsi de la prétendue réforme de la sécurité sociale-maladie aujourd'hui. Dans ce dernier domaine, une confirmation vaut d'être signalée: la bureaucratie de l'organisation de la sécurité sociale-maladie obligatoire est en train de réussir son «offre publique d'absorption» du marché des produits de recouvrement de la santé (en abrégé, marché des biens médicaux), opération qu'elle mène depuis sa création!  
  
Mais pour conclure sur une note réconfortante, je veux attirer l'attention sur la seule grande nouveauté: l'attitude des médecins (à commencer par les plus «titrés» d'entre eux: je ne donnerai pas de nom). D'une part, ils informent de la dégradation accélérée de la médecine en France, en y insistant. D'autre part, ils commencent à se rebeller en ne se soumettant pas aux oukases de la bureaucratie de telle ou telle caisse de sécurité sociale-maladie. La fin de ce système socialo-communiste est proche. 
  
  
M.G.: Nous vivons dans un monde étatisé où le paradigme du Meilleur des mondes de Huxley est ancré dans les esprits. Huxley écrivait en effet qu'«un État totalitaire vraiment "efficient" serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d'esclaves qu'il serait inutile de contraindre, parce qu'ils auraient l'amour de leur servitude.» Ainsi, en effet, lorsque l'on s'attaque à la «Sécu» la plupart des gens oublient leur condition d'esclaves et s'imaginent en outre que si la «Sécu» étatique disparaissait ce serait la loi de la jungle, les plus pauvres ne pouvant plus être soignés, les services de santé devenant plus chers et de mauvaise qualité. Avec évidemment, à l’appui, l'exemple américain complètement mythifié et falsifié. Que répondez-vous à cela?  
  
G.L.: Une remarque préliminaire à propos de la citation de Aldous Huxley. Elle répercute une idée absurde développée par les socialo-communistes de son époque et de tous temps. L'absurdité a été démontrée par exemple par des auteurs autrichiens comme Ludwig von Mises ou Friedrich von Hayek mais aussi par les auteurs français comme Jacques Rueff ou Bertrand de Jouvenel. Elle ne mérite pas la moindre attention: un État totalitaire ne saurait être «efficient», mais ne peut qu'être source de gaspillages croissants jusqu'à ce qu'il explose ou implose, selon le terme que vous préférez. Il faut faire connaître leurs écrits, c'est ce que vous et moi faisons chacun de notre côté. À ce propos, en passant, je préfère de beaucoup le titre anglais Brave New World que le titre français Le meilleur des mondes car j'y vois une nuance humoristique britannique qui n'existe pas en français. 
  
Seconde remarque préliminaire: la «Sécu» en France n'est pas «étatique», elle est une organisation «para étatique» à qui les socialo-communistes de la période post 1945 ont conféré des privilèges comparables à ceux que l'État avait hérités du passé. Son originalité est sanctionnée par la construction juridique dénommée «Code la sécurité sociale» qui lui donne une existence juridique, mais qui n'a jamais fait l'objet du moindre suffrage des citoyens alors que, dans la même période 1945-aujourd'hui, la construction juridique dénommée «Constitution» qui donne une existence juridique à l'État a fait l'objet de maints referenda pour la réformer: on est même passé de l'instauration de la IVe République (en 1946) à la décrépitude de la Ve (créée en 1958). Cette organisation «Sécu», en partie aux mains des hommes des syndicats des employeurs ou des syndicats des employés, rivalise de fait avec l'État car les hommes de l'État figurent dans les deux. En vérité, y sévit la loi de la jungle, i.e. du plus fort, tantôt le pouvoir des hommes des syndicats, tantôt celui des hommes de l'État. Mais vous et moi n'avons pas la capacité de les discipliner car nous avons l'obligation réglementaire d'être membre de l'organisation forcée de la sécurité sociale et citoyen de l'État sauf à s'expatrier et car jusqu'à présent il n'a jamais été question de vote sur cette situation. 
  
Cela étant, que penser de ceux qui avancent que, sans «Sécu», c'est la loi de la jungle, les plus pauvres ne pourraient plus être soignés, les services de santé devenant plus chers et de mauvaise qualité? Avec évidemment l'exemple américain complètement mythifié et falsifié? C'est un chapitre de mon livre dont je n'ai pas donné le titre provisoire, c'est «L'a-sécurité sociale». Si on était sage, il ne faudrait pas relever un tel propos tant il est ubuesque, pour les raisons que vous donnez implicitement, il repose sur mythes et mensonges. Et on sait qui a pour loi, celle de la jungle: ce sont les hommes de l'État et des syndicats.  
  
J'aime à rappeler que les pires écrivains du XIXe siècle (type Zola) n'ont jamais condamné les médecins ou décrit des médecins qui auraient refusé de soigner sous prétexte que le «malade» n'aurait pas pu leur verser d'honoraire. Molière de son temps s'en est seulement moqué à cause du vocabulaire qu'ils employaient. J'aime aussi à rappeler que la force de l'Occident a été depuis deux siècles fondée sur l'accélération des progrès de la connaissance, de leurs applications (dénommées par certains «capitalistes» dans un sens péjoratif) et que cela a augmenté les niveaux de vie et baissé les prix en tout domaine, toutes choses égales par ailleurs, en particulier en matière de produits de recouvrement de la santé (au nombre desquels je mets les services de santé). Il faut être fieffé coquin, i.e. socialo-communiste, pour faire abstraction de cela. 
  
Une chose est certaine en revanche: c'est qu'aujourd'hui les moins riches commencent à être mal soignés en raison de la dégradation de la médecine et ils le seront de plus en plus car les investissements que ferait n'importe quel entrepreneur digne de ce nom pour la médecine de demain ne le sont pas par les bureaucrates, qui se revêtissent des oripeaux des entrepreneurs, au prétexte que cela serait onéreux: ce sont eux qui sont onéreux. Je ferais remarquer en passant qu'un des sophismes les plus extravagants de nos adversaires de tout poil est de prendre prétexte du fait que les dépenses de santé aux États-Unis seraient de l'ordre de 14% du PIB (ce chiffre étant l'un des plus élevés de tous les pays du monde), pour justifier la mise en cage du marché de la santé en France et le fait qu'il faille absolument détourner toujours plus de ressources vers la cage (alors que l'organisation américaine est en grande partie privée, sans commune mesure avec l'organisation française). De telles comparaisons de chiffres sont sans signification. 
  
Il faut condamner le propos qui consiste à dire que la médecine de bonne qualité coûte cher. Il n'y a pas de médecine de bonne qualité, il y a médecine ou non. La médecine est sans commune mesure avec la médecine du début du XXe siècle, laquelle était sans commune mesure avec la médecine du XIXe siècle, etc., même s'il y avait liberté de soigner de l'être humain. La réglementation bureaucratique n'est en rien un gage de qualité, notion fondamentalement personnelle à quoi je préfère «valeur». La médecine ne coûte pas cher, elle a une «valeur». Elle a une valeur que seul l'être humain bien portant, «mais malade qui s'ignore», peut donner, elle a une valeur qui n'est pas la même d'un être humain à un autre et elle a une valeur que seule l'économie de marché d'êtres humains, propriétaires, responsables et libres de contracter – et non pas obligés par des réglementations bureaucratiques criminelles – peut révéler. 
  

     «Il n'est de richesse que d'être humain car l'être humain pense et agit. Et l'être humain pense et agit parce qu'il ignore en partie la réalité où il vit et dont il est un élément. Tout ce qui réduit arbitrairement et autoritairement sa pensée ou son action est une destruction de richesse.»
  
  
M.G.: Cette fameuse «Sécu» est un élément majeur de la démocratie «sociale», ainsi nommée pour lui donner une connotation généreuse alors qu'elle correspond à un système esclavagiste. Pensez-vous que la social-démocratie, cette sorte de «troisième voie», est vouée à l'écroulement, à une faillite quasi-mécanique, un peu comme le régime soviétique de l'ex-URSS? Et si un tel événement se produit quels seront les coûts d'un retour à une société libre? 
  
G.L.: Je suis très gêné par les expressions «démocratie sociale» ou «social-démocratie». Elle recouvre l'une ou l'autre un système de violence légale plutôt qu'un système de protection de la propriété de chacun. L'expression «démocratie libérale» me plairait davantage. Une chose est certaine: je n'y vois pas de «troisième voie».  
  
Il n'y a que deux processus politiques: la «démocratie coercitive» aux mains d'une bureaucratie qui se prétend omnisciente, voire de deux bureaucraties comme en France actuellement, et la démocratie libérale procédant de l'être humain et le respectant. Dans la catégorie démocratie coercitive, je mets toutes les prétendues démocraties qui ont fleuri au XXe siècle (en particulier, les fameuses «démocraties populaires» comme les marxistes historiens avaient le culot de les dénommer au moment où elles organisaient goulags et autres camps de concentration). Et de la catégorie «démocratie libérale», je n'exclus pas certaines formes de royauté.  
  
Quid de l'avenir? La démocratie coercitive est vouée à l'échec. Observons par exemple les décisions que n'en finit pas de prendre, depuis maintenant quelques années, la bureaucratie de la démocratie coercitive qu'est la «Chine populaire». Elle a compris que pour perdurer il fallait qu'elle cesse de tirer toutes ses ressources des seuls vols infligés à ses «citoyens», bref de l'autarcie. Il fallait qu'elle se tourne davantage vers l'international et qu'elle commence à respecter dans une certaine mesure les règles de l'économie de marché sur son territoire. Ce que n'avait pas compris la bureaucratie de l'URSS ou trop tardivement.  
  
L'économie de marché a en effet comme conséquence de ne pas discriminer les régimes politiques dès lors que ses règles de la propriété, de la responsabilité et de l'échange/contrat sont respectées, cela à l'instant t. Est-ce à dire qu'elle est «amorale»? En aucune façon. Son processus est fondamentalement moral et juste et ceux qui pensent se l'accoquiner ou le tourner à leur avantage et aux détriments des autres, se trompent. Ou bien il les transformera progressivement en «honnêtes gens» ou bien ceux-ci, pris de panique par leur transformation, retrouveront leurs vieux démons et se replieront sur l'autarcie. Mais cela est une autre histoire. 
  
Et la démocratie coercitive qui existe en France est vouée à l'échec. Et il faut que la démocratie libérale s'y substitue. Quid du coût de la transition? Le coût ne saurait faire l'objet d'une évaluation objective a priori. À chacun d'évaluer à sa façon ce coût à partir de sa situation, de celle qu'il imagine pour l'avenir et des informations qu'il peut collecter ici ou là. 
  
Ce qu'on peut dire dès à présent, à la vue, d'une part, d'un taux de chômage de l'ordre de 10% sur la base des chiffres officiels et, d'autre part, de déficits, exprimés en monnaie, qui rendent compte de phénomènes passés et qui s'empilent les uns sur les autres, c'est que la tendance du coût de transition n'est pas à la baisse. C'est aussi que la bureaucratie de l'État et du paraÉtat est dépassée par la situation malgré, en particulier, l'augmentation des obligations qu'elle n'hésite plus à édicter désormais en tout domaine (même dans sa vie intime) au citoyen (apartheid fumeur/non-fumeur dans certains lieux, interdiction de fumer pure et simple dans les lieux publics, circulation en automobile sur les routes de plus en plus contrôlée arbitrairement, campagnes publicitaires, etc.) 
  
  
M.G.: C'est très clair. Je voudrais maintenant revenir sur une polémique qui a agité le monde académique, jusqu'aux médias et même le Parlement. Le jury du concours d'agrégation de sciences économiques de l'enseignement supérieur a subi une cabale qui a été relatée dans le QL. Comment analysez-vous maintenant cette polémique et quelle conclusion en tirez-vous?  

G.L.: Le QL a relaté la cabale en février 2004. Le concours a continué à se dérouler et il est désormais terminé. Les résultats ont été donnés il y a près de trois mois: 15 candidats sur une grosse centaine qui s'étaient inscrits au concours sont donc désormais «professeurs des universités». 
  
Conjointement avec le QL, des journaux français et non français ont pris position contre ce que je préfère dénommer l'infamie tantôt à mots couverts, tantôt plus ouvertement, selon le journaliste qui s'exprimait ou selon la personne dont le journal publiait l'opinion. Le Figaro, Valeurs actuelles ont été exemplaires à ce titre. 
  
Parmi les journaux étrangers qui ont évoqué l'«affaire», à ma connaissance… limitée, il y eu par exemple le Corriere della sera avec le titre «L'avanzata della "gauche" e il futuro del liberalismo», le Il Giornale avec le titre «L'affaire Salin e l'Università francese» et, enfin, Wall Street Journal Online avec le titre «The Thought Gendarmerie». 
  
Plus exemplaire, Hervé Novelli, député à l'Assemblée Nationale, a posé une question orale au gouvernement lors de la séance hebdomadaire des questions d'actualité qui y est consacrée. Le QL l'a relatée. J'en retiendrais la conclusion: «Comment comptez-vous réagir, monsieur le ministre, face à des pratiques que l'on croyait disparues, [...] et qui sont, particulièrement dans ce cas, en contradiction avec l'esprit de tolérance et de liberté intellectuelle manifesté traditionnellement par le monde universitaire?» 
  
Le fait est que ce n'est pas le ministre, absent, qui a répondu, mais le ministre délégué à l'Enseignement scolaire et que le «malheureux» a confondu dans sa réponse le concours de l'agrégation de l'enseignement du supérieur et celui de l'enseignement du secondaire. Bien plus, dans la réponse – que j'ai jugée lamentable –, il est entré dans le jeu des épurateurs en laissant entendre que la science économique tiendrait de l'idéologie, qu'elle n'aurait pas de loi, bref que tout se vaudrait. 
  
Pour conclure sur ce rappel des faits et en venir à mon analyse, je citerais un extrait de ce qu'a écrit J.-F. Revel, de l'Académie française, dans l'hebdomadaire Le Point du 6 mai 2004 à l'occasion d'un éditorial intitulé «Europe sociale ou Europe libérale?»: 

    Dans son art inégalé d'inventer de faux problèmes, la France se repaît actuellement de sa plus récente trouvaille: à savoir qu'il existerait, dans l'avenir de l'Union européenne, un antagonisme entre une Europe libérale et une Europe sociale. 
      
    L'aile la plus à gauche du Parti socialiste définit ingénieusement le très mesuré projet de Constitution élaboré par la convention giscardienne comme «un coup d'État libéral permanent». Mais cette hostilité au marché se manifeste aussi dans les vues européennes de la majorité UMP. Le chef de l'État lui-même, dans sa conférence de presse du 29 avril, déclare que l'Europe «est une communauté de valeurs avant d'être une communauté d'intérêts» et que c'est «l'Europe des hommes plus qu'une Europe des marchés». 
      
    Quelle étrange idée que de juger la croissance économique incompatible avec les valeurs et les hommes! Faut-il en déduire que l'Europe sociale ne serait possible que dans la pénurie? Et, dans ce cas, comment la financerait-on? 
      
    À la racine de cette aspiration pour le moins contradictoire, on trouve l'antipathie invétérée de la société française et de sa classe politique pour le libéralisme. Le naufrage catastrophique, au XXe siècle, des économies administrées n'a que fort peu amené les Français à réviser leurs préjugés sur ce point. À gauche, on parle de «névrose libérale», mais la droite n'est pas en reste: le président UMP de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, s'exclame: «Ne laissons pas les intégristes du libéralisme orienter la politique de notre pays.» Les intégristes français ne se sont jamais beaucoup recrutés parmi les libéraux. 
      
    Cette phobie va parfois jusqu'à la chasse aux sorcières. Ainsi, le ministère de l'Éducation nationale, se conformant d'ailleurs aux règles en vigueur – le plus ancien dans le grade le plus élevé –, a, en 2004, nommé président du jury de l'agrégation en sciences économiques Pascal Salin, connu pour ses idées libérales. Aussitôt une cabale s'est montée dans l'université et dans la presse pour tenter de le faire évincer. Aurait-il écrit un éloge des camps de la mort que le professeur Salin n'aurait pas soulevé moins de récriminations indignées. 
      
    Cette opiniâtreté antilibérale surprend d'autant plus qu'elle s'appuie sur une ignorance volontaire de l'histoire économique. Cette histoire nous enseigne que les périodes de croissance ont été les périodes à prépondérance libérale, dans les pays qui corrigeaient l'économie étatique par la liberté d'entreprendre et la liberté de commerce. […] 
      
    Ce n'est donc qu'en fonction d'une vieille idée fixe, réfractaire à toute expérience, que l'on s'obstine en France à condamner l'Europe libérale en s'imaginant défendre par là l'Europe sociale. Loin de renforcer celle-ci, on la rend plutôt irréalisable.
Tous ces éléments décrivent la situation que nous connaissons en France et permettent d'en faire une analyse très simple. La polémique, l'infamie, a révélé en pratique le sectarisme des socialo-communistes en place depuis l'après-guerre 1939-45, un sectarisme contraire, en particulier, à l'esprit des universités qui ont contribué à l'époque médiévale à forger ce qu'on dénomme aujourd'hui l'Europe et que beaucoup aimerait retrouver. Elle a permis d'y rattacher la cohorte des clients qui tendent à bétonner les «positions acquises», les «non droits acquis»: des journaux comme Le Monde, Libération, des revues comme Alternatives économiques, Paris-Match, etc., ne se sont pas grandis à disséminer l'infamie. Et de cette cohorte, je n'exclurai pas le ministre délégué à l'Enseignement scolaire de l'époque (ce n'est plus le même aujourd'hui). À chacun d'y réfléchir et d'agir en conséquence selon sa conscience.  
  
  
M.G.: L'Éducation nationale, du fait de son monopole et de sa politisation, est devenue un lieu de revendications politique et religieuse (les musulmans par exemple, voir «La montée des revendications religieuses à l'école»). Elle tente également de formater les esprits dans le même moule, avec le bourrage de crâne de la «citoyenneté». Vous qui êtes universitaire, quelle est votre analyse? 

G.L.: D'une certaine façon, par la réponse à la question précédente, j'ai répondu à la question. Je ne dirais pas que l'Éducation nationale est «devenue» un lieu de revendications politique et religieuse, mais qu'elle en est la source. Aucun monopole réglementaire ne peut perdurer car il ne peut évoluer (je vous renvoie à ce qu'a écrit Hayek sur le sujet). L'être humain évolue par la pensée et l'action et c'est pourquoi «les choses changent», doivent changer, fussent-elles des monopoles réglementaires. 
  
Les socialo-communistes fêteront vraisemblablement en grande pompe, l'année prochaine, le centenaire de la séparation de l'Église et de l'État qu'ils ont réalisée en France. Mais à l'époque, on ne parlait pas d'Éducation nationale, seulement d'instruction publique. Par cette séparation, ils donnaient l'impression de faire évoluer l'instruction publique, monopole réglementaire bouclé par la collation des grades et les diplômes nationaux. L'évolution de leurs idées les a amenés par la suite à introduire la notion d'«Éducation nationale», toujours monopole réglementaire, ce qui donnait l'impression de nouveauté, d'évolution… Puis il y a eu l'Éducation nationale élargie à l'enseignement supérieur, aux universités, le tout constituant un monopole réglementaire, ce qui a donné encore une impression d'évolution, pour ne pas parler de l'objectif de 80% d'une tranche d'âge reçue au baccalauréat (véritable dévalorisation programmée de ce premier diplôme de l'enseignement supérieur qui s'est répercutée sur les autres).  
  
Mais les impressions instillées sur la réalité ne sauraient être la réalité. Les socialo-communistes ont fait perdurer le monopole réglementaire à marche forcée, à acceptations de mots d'ordre de plus en plus vains, aujourd'hui, il est hors-jeu. Et je dirais, pour revenir à la question précédente, que l'a mis hors-jeu l'une de ses instances administratives les plus élevées, à savoir la 5ème section du Conseil National des Universités qui est chargée, entre autres, de la gestion des carrières des enseignants de sciences économiques, par sa forfaiture: faire voter par ses membres une motion défavorable sur le jury du concours d'agrégation et, en particulier, sur son président au mépris de toute capacité juridique de le faire. 
  
Les socialo-communistes pensaient vraisemblablement, il y a un siècle, sauver le monopole réglementaire en séparant l'Église et l'État, vont-ils maintenant penser le sauver en séparant l'Éducation nationale et… l'Islam? À voir! Il en est de l'Éducation nationale ce qu'il en est de l'organisation forcée de la sécurité sociale: les fruits sont mûrs sur la branche, ils peuvent tomber d'un instant à l'autre. 
  
  
M.G.: Dans un de vos commentaires sur le site de La Page libérale vous écrivez: 

    Je ne saurais trop insister sur la tendance des hommes de l'État qui, depuis la fin du XIXe siècle, essaient par tous les moyens autant d'anéantir la propriété que la responsabilité. En agissant ainsi, ils tentent en fait d'asseoir leur coercition. Dernier moyen de destruction de la responsabilité en date, le prétendu «principe de précaution.»
Vous décrivez souvent la politique comme un processus de destruction. Pouvez-vous nous en dire plus? 
  
G.L.: Il n'est de richesse que d'être humain car l'être humain pense et agit. Et l'être humain pense et agit parce qu'il ignore en partie la réalité où il vit et dont il est un élément. Tout ce qui réduit arbitrairement et autoritairement sa pensée ou son action est une destruction de richesse. L'ignorance est de plus évaluée coûteuse: je ne développe pas ce point, je vous renvoie simplement à l'expression «Ah si j'avais su!» qui me semble résumer la question du coût de l'ignorance. 
  
Les êtres humains ont découvert progressivement les règles de la propriété, de la responsabilité et de l'échange-contrat (d'un point de vue juridique, l'échange est un type de contrat, trop de gens l'oublient en particulier parmi les économistes, c'est pour cela que j'emploie l'expression échange-contrat) et certains – les libéraux – ont compris depuis au moins le XVIIIe siècle que leur application et leur respect contribuaient à réduire l'ignorance et son coût, tout comme peuvent le faire l'application et le respect des règles progressivement découvertes de la science. Au XXe siècle, des auteurs libéraux de tendance aussi diverse que Rueff, Jouvenel, Mises, Hayek, Rothbard en ont donné des explications rationnelles. 
  
À l'opposé, les non libéraux – les socialo-communistes – n'ont pas compris, n'ont pas voulu comprendre ou ont trop bien compris. Ceux qui ont trop bien compris ont de fait compris qu'il est «plus aisé» de faire rêver, de faire «s'évader de la réalité» que de la faire comprendre et qu'ils avaient à gagner politiquement à déconsidérer la propriété, à dénaturer la responsabilité et à dénigrer l'échange-contrat à partir d'«abus ponctuels» face à ceux réalistes qui faisaient ou avaient fait l'effort de simplement mettre les questions à la fois «sur le tapis» et en perspective. 
  
Et ils ont gagné politiquement surtout qu'ils prétendaient apporter des solutions en particulier aux abus en restreignant/détruisant à des degrés divers la propriété privée, la responsabilité individuelle et la liberté d'échange-contrat. Et ce furent les destructions de plus en plus gigantesques des deux derniers siècles, à commencer par celle de la France, non seulement à cause des guerres, mais encore des «politiques économiques, financières ou sociales». 
  
Aujourd'hui, en France, la destruction continue et transite par exemple par les déficits vertigineux, quoique mal connus, du budget de l'État et des «comptes» de l'organisation forcée de la sécurité sociale, résultats comptables de la politique économique et sociale. L'épargne qui finance ces déficits est autant d'épargne sur quoi l'investissement ne peut pas compter et, par conséquent, toujours moins de croissance et toujours plus de pauvreté à espérer: et cela c'est de la destruction de perspective. 
 
 
M.G.: Dans cette optique, quelle est votre critique du «principe de précaution»? [note de l’éditeur: voir «Les OGM et le principe de précaution – Le drame de l'irresponsabilité administrative» de François-René Rideau.] 
 
G.L.: L'être humain ignore en partie la réalité, son action humaine est nécessairement risquée. La règle de la responsabilité était justement là pour qu'en cas de perte infligée à autrui du fait de l'action, l'acteur répare, indemnise ou dédommage à partir de ses propriétés. Le sachant, l'acteur ne faisait pas n'importe quoi. Certes, il y avait des cas de figure où l'acteur pouvait échapper à sa responsabilité, d'où abus… etc. Face à cela – je caricature –, les libéraux disaient qu'il fallait approfondir la connaissance de la règle et de son application, et les non-libéraux qu'il fallait supprimer la règle et faire appel à l'État. Et les non-libéraux ont eu gain de cause de façon croissante, au moins en France, depuis la fin du XIXe siècle. 
  
Dans le cadre de l'application du «principe de précaution», l'être humain sera obligé d'expliquer aux hommes de la bureaucratie les résultats auxquels il pense parvenir. Première absurdité: il ne saurait le faire précisément; et cela soulève un grand nombre de problèmes, dont celui de l'intelligence de l'action par les hommes de la bureaucratie (seraient-ils omniscients?). 
  
Sur cette base, à supposer qu'il y ait un terrain d'entente, la bureaucratie lui dira s'il peut ou non mener l'action. Seconde absurdité mêlée d'arbitraire et d'autoritarisme: quelle est leur règle de décision? Et s'ils se trompent? Seraient-ils omniscients? Le «principe de précaution» est une absurdité. 
 
 
M.G.: La construction politique de l'Union européenne conduit logiquement à un État fédéral avec un gouvernement central. Pendant que la mondialisation capitaliste, processus apolitique, se réalise avec succès peut-on interpréter la construction d'un empire politique européen comme une réaction des hommes de l'État pour conserver leur pouvoir sur la société? Que peut-on attendre d'un tel mouvement d'intégration politique selon vous? 
 
G.L.: D'une certaine façon, la question contient la réponse et je partage la réponse implicite que vous donnez. Néanmoins, je reprendrai votre «conduit logiquement». Pour moi, la logique est une règle de la réalité, tout comme les règles de droit ou celles des sciences dites de la nature que l'être humain découvre progressivement. Elle procède de la réalité, des choses de la réalité, et «la construction politique de l'Union européenne» n'est pas une chose de la réalité. L'Union européenne est un amas de règles de diverse nature dont sont convenus des hommes politiques élus et des bureaucrates non élus hier et aujourd'hui. 
  
Autant les principes initiaux de la CECA, puis de la CEE comme le principe de libre circulation des personnes, le principe de libre établissement ou le principe de libre prestation sont des choses de la réalité, ce sont des façons de particulariser les règles de la propriété, de la responsabilité ou de l'échange-contrat, autant l'«Acte unique» de 1985-86 qui vise à instaurer un «marché unique» dans la CEE à partir du 1er janvier 1993, contient des règles qui sont des choses de la réalité et qui sont en harmonie avec les principes précédents, autant le traité qui institutionnalise l'Union européenne (dit traité de Maastricht) situe ailleurs, dans l'utopie: bien sûr on peut dénommer cette utopie «construction politique de l'Union européenne», mais ce n'est pas une chose de la réalité et il ne sert par conséquent à rien de lui appliquer les règles de la logique dans le but d'arriver à quoi que ce soit d'autre. Certes, les politiques et les bureaucrates vont s'attacher à faire le contraire à l'occasion de la campagne du référendum pour la constitution de l'Union européenne, ils défendent leur fromage. À nous de ne pas être dupes et de dénoncer leur démarche. 
  
Qu'attendre du mouvement d'intégration politique? Rien de bon, que du mal, pour la raison que je viens de donner: le fatras utopique que constituent désormais non seulement le traité de Maastricht, mais encore les traités annexes (Nice, Lisbonne), voire l'éventuelle constitution européenne… 
  
Ce que les êtres humains ont fait pendant des siècles dans l'espace géographique dénommée «Europe» que j'aurais tendance, pour ma part, à identifier à l'Europe des universités et des marchands de l'époque médiévale, à l'Europe des monastères et des cathédrales, et qui a conduit, ici, à une république centralisée d'un siècle et demi (la France), ici, à une royauté de longue date (l'Angleterre), là à une république fédérale récente déséquilibrée (l'Allemagne), là, à des républiques affranchis du joug extérieur impérial socialo-communiste, là à des royautés de plus ou moins longue date (de la Norvège à l'Espagne, en passant par la Hollande, etc.), là à des républiques qui verraient d'un bon oeil de redevenir royautés, tout cela ne saurait être intégré par un coup de baguette magique de qui que ce soit. Le monde européen est beaucoup plus merveilleux que celui de Walt Disney parce qu'il est réel, un coup de baguette magique n'y suffirait pas. 
  
  
M.G.: Que signifie pour vous le concept de «politique»? A-t-on besoin des hommes politiques? 
  
G.L.: Votre question fait entrer dans un domaine que je considère en plein bouleversement aujourd'hui. Qui eût pensé il y a dix ans que la politique française se priverait de politique monétaire, euphémisme pour inflationniste, avant de ne plus avoir de politique du tout, mais un endettement croissant à vitesse «grand V», et conserverait une banque centrale; et il y a vingt ans que l'URSS n'existerait plus, tout cela en l'an 2004. On est en plein délire. 
  
Laissons de côté les développements académiques, les références à Platon, Montesquieu, Tocqueville, Lénine, Mussolini, Hitler, Mao Tsé Toung, etc., et voyons simplement ce qui s'est réalisé au XXe siècle et dont la cause se trouve dans l'action des hommes de l'État: des désastres, des destructions sans commune mesure dans l'histoire. Et certains hommes de l'État auront le culot de dire que les choses auraient été pires s'ils n'avaient pas fait ce qu'ils ont fait et se font fort d'écrire une constitution pour l'Union européenne. 
  
Vous allez me dire que j'évoque les hommes de l'État et non les hommes politiques. Pardonnez-moi, mais je ne fais pas de différence pratique entre les deux à l'échelon national: leurs actions à l'échelle de la juridiction qu'ils prétendent gérer reposent sur la coercition, dans le meilleur des cas, des gens qui les ont élus selon une règle majoritaire, et dans le pire, de gens à qui ils s'imposent. Que dans leurs réunions internationales, médiatisées ou non par une organisation du même tabac, dont ils multiplient le nombre, ils soient seulement hommes politiques cherchant à avoir de l'importance aux yeux de leurs homologues, je le veux bien, mais dans quel but? Un gouvernement mondial et le socialo-communisme à l'échelle du monde. Vanitas vanitatum! 
  
  
M.G.: Qu'est-ce qui caractérise l'Occident selon vous? Y a-t-il réellement un «choc des cultures» comme c'est la mode de le dire? Et comment interprétez-vous l'attentat du 11 septembre? Est-ce que vous approuvez la guerre menée par le gouvernement américain? 
  
G.L.: Ce qui a caractérisé l'Occident, c'est la langue latine, pour ne pas évoquer la langue grecque, qui a véhiculé la pensée chrétienne sur l'individu et ses réalisations: les monastères, les cathédrales, les universités avec le libre arbitre et le libre examen aux divers coins de ce qu'on allait dénommer «Europe», la découverte du monde, les guerres familiales royales, les guerres de succession, la glorieuse révolution d'Angleterre par opposition à la terrible révolution française. Et ce qui s'est ensuivi et dont nous crevons aujourd'hui: la substitution de l'utopie massacrante, à savoir le socialo-communisme, à la réalité en moyenne paisible. 
  
Il n'y a pas choc des cultures, il y a agression ou envahissement par certains. Cela a toujours existé et existera toujours. Le malheur actuel est que certains hommes de l'État qui se font fort que l'État ait pour mission de protéger les propriétés des contribuables ne lui font pas remplir cette mission en raison des mots d'ordre socialo-communistes qu'ils adoptent: l'agression ou l'envahissement serait la conséquence de l'inégalité tantôt Nord-Sud, tantôt Occident-Orient, des abus du capitalisme, de l'injustice sociale, etc. 
  
À cette cause, s'en juxtapose une autre, les hommes de l'État ou de la bureaucratie coercitive sont incompétents. Et quand les deux causes s'ajoutent, cela a pour effet d'autoriser des individus à songer à mener l'entreprise abjecte du 11 septembre! 
  
Par la suite, les hommes de l'État ou de la bureaucratie coercitive ont beau jeu de vouloir détruire les entrepreneurs en question. Et ils ont raison de le faire à partir du plan efficace qu'ils mettent au point (une guerre par-ci en Afghanistan, une guerre par-là en Irak). 
  
Reste la cause première: l'utopie massacrante que, le cas échéant, ses thuriféraires vont voiler de religiosité. Ce n'est plus le communisme à visage humain, «modèle Marchais» décennie 1970, dont des hérauts vont se retrouver sur les bancs du gouvernement français à partir de 1981! C'est un socialo-communisme islamisé. Et c'est cette cause qui doit être dénoncée et traitée par priorité par informations et explications. 
  
  
M.G.: Cher Georges Lane, je vous remercie vivement de nous avoir accordé cet entretien. Je n'hésite pas à le dire, vous comptez parmi les plus brillants penseurs libéraux français malheureusement trop méconnus, tout comme François Guillaumat (voir sa page personnelle, www.liberalia.com et ma page personnelle), et je suis heureux d'avoir pu vous offrir cet espace d'expression. Deux dernières questions pour finir. Comment voyez-vous l'avenir? Et, selon vous, quel rôle devrait être celui des libéraux, concrètement? 
  
G.L.: Vous êtes vraiment trop aimable: entre nous, vous exagérez. Je me reconnaîtrais seulement une originalité: j'ai eu l'honneur, en tant qu'étudiant, de classer et organiser les documents et archives de Jacques Rueff, travail que j'ai commencé de son vivant et poursuivi après sa mort (survenue en 1978). Ce travail m'a permis de découvrir l'histoire du XXe siècle sous un autre angle que l'angle officiel (marxiste) que j'avais difficilement supporté au lycée. Il m'a aussi permis, d'une certaine façon, de me rassasier sur pièces de l'évolution de la pensée libérale de par le monde pendant trois quarts de siècle: son effondrement en France dans la décennie 1920, son combat aux États-Unis et sa réémergence à la fin de la décennie 1940 avec, en particulier, la création de la Société du Mont-Pèlerin. Ce travail m'a enfin permis de m'affranchir de la mystification keynésienne dans laquelle j'étais englué. Rueff m'a fait comprendre les erreurs de celui qu'il dénommait le «magicien de Cambridge» avec qui il avait eu maille à partir sur la question du chômage anglais et sur la question des réparations allemandes. Étudiant, j'aimais bien aussi l'économie mathématique: faire joujou avec des intégrales à maximiser sous contraintes – «la règle d'or de la croissance», cela ne s'invente pas –, le «théorème du point fixe» en topologie et son application dans la théorie de l'équilibre économique général – c'est beau comme le jour! Il m'a mis en garde un jour contre ce type de théorie économique, alors que j'archivais dans sa maison de campagne et qu'il avait feuilleté un livre de Edmond Malinvaud (Leçons de théorie microéconomique) que j'avais apporté et laissé traîner sur une table (lui qui était ancien élève de polytechnique, cela m'avait beaucoup amusé). Et Rueff a fait appel à moi pour l'assister – travail statistique – dans l'écriture d'un article qu'il a intitulé «La fin de l'ère keynésienne» (1976). 
  
Pourquoi tous ces souvenirs? Pour répondre à votre question, vous allez comprendre. Un dernier auparavant. Quelques temps avant sa mort, il avait réservé chez son éditeur, la maison d'édition Plon, le titre de son prochain ouvrage: «je viens de choisir Le suicide de l'Occident», m'avait-il dit alors qu'il venait de le quitter. Ce titre était dans la lignée d'un ouvrage qu'il avait écrit à la fin de la décennie 1960, intitulé Le péché monétaire de l'Occident, et qui avait eu un succès mondial à en croire le nombre de traductions dont il avait été l'objet. Il a dédicacé mon exemplaire qui faisait apparaître que j'y avais travaillé, en écrivant: «Pour Georges Lane, qui a exploré toutes les formes de [Titre] péché monétaire de l'Occident. Avec l'espoir qu'il en verra un jour la rédemption. Tous mes voeux pour une grande carrière.» 
  
Vous me demandez «Comment je vois l'avenir?», ma réponse est simple: l'Occident est dans la tendance suicidaire. Thatcher et Reagan (puis Bush, «père») l'avaient plus qu'infléchie, voire presque rendue un mauvais souvenir avec la disparition de l'URSS et la réunification de l'Allemagne, mais les hommes du fatras qu'est l'Union européenne semblent vouloir faire, en majorité, tout ce qu'ils peuvent pour la rétablir et la rendre, cette fois, exponentielle, à commencer en demandant aux chefs d'État et de gouvernement des pays «nouveaux membres», hier asservis par l'URSS, de se taire (le Président de la République de France l'a osé à une occasion au moins). 
  
La France, pour sa part, n'a pas eu le répit Thatcher-Reagan. Elle a eu à la place, la saignée des étatisations et autres destructions de l'aréopage Mitterrand, Maurois, Delors, Rocard, Lang, Fabius jusqu'en 1984, puis deux années plus tard, le début de l'alternance cacophonique «fausse droite», «vraie gauche» qui allait devenir un pas de deux jusqu'à 2002 où, à l'occasion du second tour de l'élection présidentielle, la «vraie gauche» n'ayant plus de candidat en course, elle se résignait à appeler à voter pour le candidat de la «fausse droite» qui allait obtenir, en conséquence, un score qui n'a rien à envier aux élections présidentielles dans les pays reconnus «totalitaires». Résultats, ceux que j'ai déjà évoqués: des déficits qui n'en finissent plus, un endettement de l'État qui n'en finit pas de croître, un taux de chômage de l'ordre de 10%, une pauvreté croissante et les contribuables qui restent qui doivent supporter le tout. Vous comprenez pourquoi je parlais il y a un instant de délire. 
  
Quant au «rôle des libéraux, concrètement?», il faut qu'ils informent, qu'ils commentent, qu'ils fassent savoir, qu'ils combattent les sophismes («gagner plus en travaillant moins»), qu'ils expliquent ce qui se passe, la réalité. Il ne faut pas qu'ils le fassent à partir des anti-concepts socialo-communistes, comme c'est parfois le travers qu'ils ont, soi-disant pour mieux faire comprendre. Un des rares hommes politiques français libéraux, Alain Madelin, s'est, selon moi, pris les pensées et les actions qu'il menait dans ce filet des anti-concepts socialo-communistes à l'occasion de l'élection du Président de la République (en 2002) où il se présentait comme candidat: on sait le résultat qu'il a obtenu. Tant pis. Aujourd'hui, il me semble qu'il y a un député – j'ai déjà évoqué son nom –, Hervé Novelli, qui ne semble pas prêt à faire la même erreur. Tant mieux. 
  
Un exemple d'anti-concept pour faire comprendre et qui, je le subodore, sera cher à certains auteurs du Québécois Libre – qu'on soit bien d'accord, je dis un mot schématique sur ce point, je n'ouvre pas une polémique. Quiconque en France connaît le nom de «Rueff», conseiller du Général de Gaulle, l'identifiera à l'homme de l'étalon-or, celui qui à diverses occasions a contribué à ce que le franc français redevienne convertible en or. Événement en 1965: une conférence de presse de De Gaulle, Président de la République, dans laquelle, «sur les conseils de Rueff», celui-là laisse entendre qu'il verrait d'un bon oeil que les États-Unis financent en or le déficit de leur «balance des paiements». Coup de tonnerre dans le ciel des accords monétaires internationaux de Bretton-Woods. Certains y voient un désir de retour à «l'étalon-or», d'autres une opposition à la politique des États-Unis, des troisièmes un gage donné à l'anti-américanisme. 
  
S'ensuivra un texte de Rueff qu'il intitulera «Lettre à mes amis américains» avec qui il était très lié et où il essaiera de déminer le champ de bataille. Il y réussira puisque, quelques années plus tard, à l'occasion de la discussion sur «un nouveau système monétaire international», il sera auditionné par une commission du Sénat américain et, en particulier, sur l'or et son prix. Selon moi, et en tant que tel, «l'étalon-or» n'est pas un concept libéral, au mieux un concept confus – «modèle XIXe siècle» –, au pire un brûlot que n'hésitent pas à employer les pires socialo-communistes pour faire s'opposer les partisans et les adversaires (je ne donnerai pas de nom, mais la liste est longue: le premier d'entre eux étant Lénine qui a avancé que pour abattre le capitalisme, il fallait abattre sa monnaie). Je pense que les libéraux devraient abandonner ce concept qui n'apporte rien et lui préférer la monnaie libre, la banque libre ou encore la «monnaie électronique». 
  
Il faut que les libéraux le fassent à partir de mots de tous les jours, voire le cas échéant de leurs propres concepts, ceux que les travaux de recherche qu'ils ont menés leur ont permis de découvrir et de juger plus simples («j'agis car j'ignore», «on ne fait rien à partir de rien», «toute action est coûteuse», n'y a-t-il rien de plus banal et simple à comprendre). Certes, les concepts sont parfois difficiles à comprendre surtout quand ils sont traduits: les «règles abstraites de juste conduite» de Hayek. Voilà un concept «qu'il est difficile à manipuler de but en blanc», mais il est tellement fécond qu'il vaut bien quelques efforts surtout si on veut comprendre le «mirage de la justice sociale», ce que n'avait pas compris A. Madelin. Et la «catallaxie», c'est bref mais «hard» pour le non prévenu, mais finalement mieux que la lancinante… «économie de marché» dont chacun des deux termes est la partie émergée d'un immense iceberg. 
  
À cet égard, la langue française libérale est simple. Lisez, faites connaître et transposez aujourd'hui Bastiat (le La Fontaine de la science économique, ce qu'avait fait Reagan aux États-Unis), c'est facile. Lisez, faites connaître et transposez aujourd'hui Pareto (celui de la décennie 1890, pas celui que les socialo-communistes ont tenté, à partir de la décennie 1930, de faire passer pour l'un des partisans de l'État-providence, pour ne pas parler des «pareto-efficacités» actuelles de l'économie mathématique), c'est facile. Lisez, faites connaître et transposez aujourd'hui Rueff (son opéra-ballet intitulé «La création du monde» où il appelle à l'aide la musique et la danse pour faire passer, mieux que dans son gros livre Les dieux et les rois jugé «trop austère», sa condamnation de la thèse non libérale de Jacques Monod sur le hasard et la nécessité, tout cela quand lui-même n'hésite pas à reprendre une fable de La Fontaine pour stigmatiser le «dirigisme croissant en tout domaine» qui sévit en France), c'est facile. Lisez et faites connaître Pascal Salin (son tout dernier livre tout simple: Libéralisme) et venez à ses cours avec des amis. 
  
De fait, c'est ce que fait Le Québécois Libre. Et je l'en remercie infiniment. Qu'il continue! 
  
M.G.: Georges Lane, merci. 
  
G.L.: Merci à vous. 
 
 
1. L'infini actuel est une notion introduite par Cantor. (Cf. Poincaré, Science et Méthode). Ce n'est pas la quantité qui peut dépasser toutes les limites qu'on peut se donner, notion «classique», «philosophique» d'infini, c'est la quantité qui les a déjà dépassées.  Elle «recouvre» en définitive toute limite, tout nombre fini, mais aussi tout nombre indéfini.
Une définition non prédicative est une définition où figure le mot «tous». Si le mot «tous» porte sur un nombre fini d''objets, le mot a un sens clair.  Mais s'il porte sur un nombre infini, il n'a pas de sens précis, sauf si l'infini en question est actuel.
Pour que les règles de la logique s'appliquent, il faut que les classifications ou les classements ne varient pas en cours de raisonnement. Si le classement qu'on fait porte sur un nombre fini d'objets, donc toujours le même, il n'y a pas de difficulté. S'il porte sur un nombre indéfini, susceptible de varier, il en est tout différemment.  Et Poincaré explique les «antinomies» cantoriennes de cette façon: une antinomie étant une démonstration qui débouche autant sur un résultat qu'un résultat contraire.
Par exemple, si par «peuple», on entend un nombre fini de personnes, propriétaires et responsables, que chacun connaît, il n'y a pas de difficulté de classement. Si on se moque de lui donner ce contenu, de fait, le peuple est un "infini actuel" de personnes dont le nombre de propriétaires et responsables est indéfini: tout classement ne peut que soulever des difficultés, des paradoxes, des antinomies.
Mais il en est de même de toutes les notions «holistes» comme immigration, émigration, etc.  >>
 
 
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