Montréal, 15 septembre 2004  /  No 146  
 
<< SOMMAIRE NO 146 
  
  
 
Jean-Hugho Lapointe est avocat et poursuit un Certificat en administration des affaires à l'Université Laval.
 
OPINION
 
CHOI-FM: LORSQUE LA PENSÉE UNIQUE
MÈNE AU JUGEMENT HÂTIF
 
par Jean-Hugho Lapointe
  
  
          Comme beaucoup de Québécois et de Canadiens, j’ai pris connaissance avec soulagement de l’obtention, par CHOI-FM, d’un sursis pour la durée des procédures devant la Cour fédérale, relativement à l’appel de la décision du CRTC de retirer la licence de la station de radio pour cause de « contenu non conforme aux valeurs canadiennes ». La station continuera donc d'émettre, pour le moment.  
  
          Depuis l’annonce de la décision du CRTC, j’ai toutefois eu l’occasion de lire nombre d’articles qui prétendent que le gouvernement est justifié à intervenir de la sorte, sous prétexte que la liberté d’expression n’inclut pas la liberté de diffamer.
 
Liberté de quoi? 
 
          À la fois heureusement et malheureusement, la liberté d’expression permet à ces prétendus intellectuels (qualificatif que je suis loin d'appuyer, s’agissant ici trop souvent de promoteurs de la pensée unique) d’avoir la possibilité de discuter publiquement des limites à la liberté d’expression sans comprendre ni connaître la véritable notion de « limite à la liberté d’expression » qui doit prévaloir dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il est toutefois singulièrement malheureux de constater que ces banaliseurs de liberté et propagateurs de fausses impressions se sont avérés être presque tous Québécois(1). 
  
          D’affirmer que le gouvernement est justifié de censurer CHOI-FM parce qu’il s’agit de protéger « les limites à la liberté d’expression » dénote une incompréhension notoire de la différence entre la notion de « limite à une liberté fondamentale » et de « faute dans l’usage de la liberté », ou encore, de la différence entre une infraction commise à l’égard de la société et une faute commise à l’égard d’un concitoyen. 
  
          Les seules limites à la liberté d’expression qu’une société libre doit connaître sont celles édictées par la loi, en termes clairs et sans équivoque, qui ne laisse pas place à l’arbitraire du gouvernement. Ces limites doivent notamment être justes et raisonnables, la liberté d’expression étant une liberté fondamentale(2). 
  
          Les infractions à ces limites, au Canada, peuvent mener à des infractions criminelles prévues par le Code criminel parce que considérées comme étant suffisamment graves pour justifier leur prohibition (comme la propagande haineuse ou la divulgation d’un secret d’État, par exemple). Le contrevenant a alors une dette envers la société. Dans ces cas, l’intervention de l’État est justifiée. Or, dans le cas de CHOI-FM, aucune accusation criminelle n’a été portée contre un animateur de CHOI-FM ou contre son propriétaire, pour la simple raison que les plaintes relevées par le CRTC n’étaient pas reliées à de la « propagande haineuse »(3). 
  
          Outre les limites fixées par la loi qui précisent les cas qui sont considérés intolérables pour et par l’ensemble de la société, la liberté d’expression ne connaît pas d’autres limites étatiques dans le cadre d’une société libre et démocratique. La fixation arbitraire de telles limites par l’État, au cas par cas, peut difficilement être considérée comme étant juste et raisonnable.  
  
          Néanmoins, l’usage de la liberté d’expression par une personne pourra causer préjudice à une autre. L’exercice de déterminer si faute et dommage il y a eu, et quel est le remède à apporter le cas échéant, doit alors échoir à un tribunal civil, arbitre impartial jouissant d’une indépendance suffisante aux yeux du citoyen. 
  
          Cette administration de la liberté est nécessaire; le gouvernement est le mandataire de tous et doit gouverner dans les intérêts de tous. Lorsque l’usage de la liberté n’est pas tombé dans les cas précis prohibés par l’ensemble de la société, c’est que cet usage, bien qu’il ait pu être considéré intolérable par certains, voire par plusieurs, a également été jugé tolérable et acceptable par d’autres, que ceci convienne aux premiers ou non (les manifestations de soutien à la station sont d’ailleurs éloquentes à cet effet). 
  
          L’opinion de nos partisans de la pensée unique consiste à affirmer qu’il est acceptable, même souhaitable, que le gouvernement puisse faire office d’arbitre en la matière, et qu’il soit doté du pouvoir de sanctionner par la censure des usages de la liberté d’expression qui, sur la base de leurs valeurs subjectives et personnelles, leur paraissent incorrects. 
  
          Pourtant, une société libre ne tolère pas que soit laissé au gouvernement et/ou à ses organismes de réglementation, sujets à capture par des intérêts particuliers (ce qui se vérifie d’autant plus dans le cas du CRTC, dont les décideurs gravitent dangereusement autour des grandes corporations formant l’oligopole médiatique canadien), le pouvoir de fixer arbitrairement, au cas par cas, des limites à une liberté fondamentale comme la liberté d’expression, ouvrant ainsi la porte à tous les abus en faveur d’intérêts particuliers qui peuvent fort bien ne pas être ceux de la société en général. 
  
     « Une société libre ne tolère pas que soit laissé au gouvernement et/ou à ses organismes de réglementation, le pouvoir de fixer arbitrairement, au cas par cas, des limites à une liberté fondamentale comme la liberté d’expression, ouvrant ainsi la porte à tous les abus en faveur d’intérêts particuliers qui peuvent fort bien ne pas être ceux de la société en général. »
  
          Le pouvoir judiciaire sera bientôt appelé à décider si au Canada, le gouvernement a le pouvoir de prohiber le discours qui n’est pas « politically correct » dans le contexte d’une société libre et démocratique, ou encore s’il a le pouvoir de déterminer, au cas par cas et sans les définir, ce que sont les valeurs de la société et d’accorder des licences de diffusion d’information aux intérêts se conformant à sa propre définition.  
  
          Nos banaliseurs de liberté qui se sont permis d’applaudir publiquement la décision du CRTC ne réalisent évidemment pas non plus que cette question représente des enjeux qui vont plus loin que la liberté d’expression et qui atteignent les fondements mêmes de la démocratie. 
  
          Une démocratie véritable n’existe que si les citoyens ont un droit de vote véritable, et un droit de vote véritable implique le droit inviolable d’être adéquatement informé afin d’être en mesure d’exercer un vote éclairé. Ce droit est sérieusement menacé lorsque l’État se voit conférer le pouvoir d’octroyer des licences de diffusion d’information aux seuls intérêts diffusant des messages conformes aux valeurs qu’il fixe lui-même arbitrairement, ouvrant la porte à la censure des messages contraires aux valeurs du parti au pouvoir, et permettant ainsi le contrôle du jeu démocratique.  
  
          On notera d’ailleurs que le message politique généralement véhiculé par CHOI-FM s’est souvent avéré incompatible avec les valeurs du parti politique au pouvoir au Canada. 
  
Niveau d’arbitraire 
 
          Bien d’autres préoccupations sont soulevées à la lecture de la décision du CRTC, et j’aimerais consacrer les lignes qui suivent à poser des questions et à souligner le niveau d’arbitraire qui caractérise cette décision: 
  • Combien de plaintes sont-elles requises pour justifier une intervention gouvernementale? 92 plaintes en sept ans? Don Cherry et d’autres animateurs de radio se sont vu montrer plus de clémence.

  •   
  • Quelle est la valeur de plaintes anonymes ou de plaintes émanant d’intérêts commerciaux conflictuels? Parmi les 92 plaintes soulevées par le CRTC à l’égard de CHOI-FM, il semble que plusieurs, sinon la majorité, tirent leur origine soit de sources anonymes (adresses « hotmail »), soit d’intérêts concurrents à la station.

  •   
  • Pourquoi le gouvernement devrait-il intervenir lorsque Jean-François Fillion indique qu’il considère sotte une météorologue en affirmant que son cerveau est inversement proportionnel à la taille de ses seins, alors qu’à l’époque où le groupe humoristique Rock et Belles Oreilles faisait fureur sur les ondes de TVA, aucune intervention n’a été demandée lorsque l’on affirmait que la matière grise de Mitsou se concentrait sous sa chemise?

  •   
  • Dans le même ordre d’idée, pourquoi le gouvernement devrait-il intervenir lorsque Jean-François Fillion dénigre, sans commettre d’infraction criminelle, des cibles particulières de la société au cours de débats sur divers enjeux propres à discussion, alors qu’aucune intervention n’est requise lorsque nos humoristes en font autant mais dans le cadre de spectacles ou de sketches télévisés ne servant qu’à divertir?

  •   
  • Que le CRTC ferme une station de radio pour des plaintes reçues à l’égard du contenu verbal implique-t-il qu’un tribunal civil soit tenu de condamner la station à indemniser les plaignants pour diffamation sans entendre les causes? Dans la négative, quelle est alors la valeur de la décision du CRTC si elle se fonde sur des plaintes qui pourraient toutes être rejetées par les tribunaux suite à des procès justes et équitables au cours desquels toute la preuve aura été présentée? Peut-il y avoir violation des valeurs canadiennes sans qu’il n’y ait d’atteinte à la réputation ou d’autres dommages moraux? Cette limite à la liberté serait-elle juste et raisonnable?

  •   
  • Censurer la radio la plus populaire de la région de Québec pour cause de contenu non conforme aux « valeurs canadiennes » ne revient-il pas à affirmer que les citoyens de la région de Québec n’entretiennent pas de valeurs canadiennes? Cette décision aurait-elle été possible si la notion de « valeurs canadiennes » était définie, ou même définissable?

  •   
  • L’État est-il le bon juge des « valeurs canadiennes »? Il est facile d’oublier qu’en d’autres époques, Copernic et Churchill furent censurés par l’État pour leurs propos jugés trop controversés (le premier pour sa théorie voulant que la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse, le second pour ses mises en garde contre Hitler avant le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale).
          En conclusion, je me permets d’attirer l’attention vers une remarquable banque d’opinions au sujet de la liberté d’expression, du conflit entre la pensée unique et l’ouverture d’esprit, et de l’interventionnisme gouvernemental dépassé. Cette banque est constituée d’une série d’entrevues radiophoniques menées par les animateurs de la station CHOI-FM depuis la décision du CRTC, et la seule qualité des invités devrait inciter les supporters et détracteurs de la station à investir le temps requis pour les écouter. 
  
          Outre la réflexion à laquelle elles invitent, ces entrevues permettent notamment d’apprécier le talent trop souvent dénigré des animateurs de cette station ainsi que de comprendre pourquoi cette station est véritablement différente (je pense entre autres ici à la tenue en ondes d’entrevues de plus de 40 minutes avec des professeurs d’université, des avocats reconnus, des politiciens, etc.). 
  
          Bonne réflexion à toutes et à tous. 
  
 
1. Il est en effet déconcertant que tant l’opinion nationale qu’internationale se soit insurgée contre une telle intervention gouvernementale dans la liberté d’expression et la liberté de presse au pays, et qu’au Québec, une part non négligeable des intervenants ne l’ait pas fait, et s’y soit même ralliée.  Par l’entremise du Devoir, Denys Duchêne, directeur de l’information à CKRL et vraisemblablement détenteur de la vérité absolue, a même remis en cause la crédibilité de Reporters sans frontières vu la condamnation par l’organisme de la décision du CRTC.  L’establishment québécois et ses suiveurs comprennent-ils quelque chose que le monde entier ne comprend pas?  Bien sûr que non.  >>
2. Une personne se permettant d’émettre publiquement une opinion concernant les limites aux libertés fondamentales devrait à tout le moins savoir que la Charte des droits et libertés du Canada est fondée sur le principe voulant que soit conféré au législateur, sujet à la surveillance des tribunaux, le pouvoir de restreindre les libertés fondamentales, à l’exclusion du gouvernement.  >>
3. Et une personne affirmant publiquement le contraire ne nage-t-elle pas en pleine diffamation, accusant des individus d’un crime qu’ils n’ont pas commis jusqu’à preuve du contraire, établie au terme d’un procès juste et équitable?  >>
 
   PRÉSENT NUMÉRO
 
SOMMAIRE NO 146LISTE DES COLLABORATEURSARCHIVESRECHERCHE
ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS?SOUMISSION D'ARTICLESPOLITIQUE DE REPRODUCTIONÉCRIVEZ-NOUS