Montréal, 15 septembre 2004  /  No 146
 
 
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Yvan Petitclerc est professeur de français et traducteur. Il écrit pour diverses publications tant anglophones que francophones.
Page personnelle
 
OPINION
 
L'EXPÉRIENCE ET L'ENTREPRENEURSHIP 
VS L'APPRENTISSAGE ACADÉMIQUE: 
UNE FAUSSE OPPOSITION
 
par Yvan Petitclerc
 
    « Certains jours, je me demande où je serais arrivé si j'étais allé à l'université. »
 
– Ronald Reagan
  
          À la question du décrochage scolaire, s'en est ajoutée une autre depuis un bon moment déjà dans le monde scolaire: l'importance de développer une culture entrepreneuriale. Le hic c'est qu'encore une fois, tout semble indiquer que l'on ne comprendra celle-ci que dans son sens le plus étroit. Un peu désespérant quand on sait que l'idée comprise au sens large (et réel) ne peut que faire l'unanimité.  
  
          Tout le monde qui désire faire quelque chose de sa vie entreprend d'une certaine façon. Malheureusement le danger, c'est de voir se pointer encore une fois la traditionnelle opposition entre le monde des affaires et le monde des sciences humaines. 
 
          Il y a certes un problème dans le cas de ces dernières, mais il se trouve ailleurs. Quelqu'un qui voudrait résumer ce problème sous forme de boutade dirait en fait: « Le problème au Québec n'est pas qu'on valorise trop les sciences humaines ou les techniques au détriment de l'une ou l'autre. Le problème est que l'on forme trop gens capables de parler des oeuvres de Jasper Johns et pas assez capables de se les acheter. » 
  
          Au fait, parlant de notre arbitraire et absurde opposition entre le monde des affaires et celui des sciences humaines, vous savez ce que répondit Michael Eisner, le président de Disney, lorsqu'on lui demanda quelle était la meilleure introduction au monde des affaires? « La lecture de Shakespeare. »  
  
          De la même façon, y a-t-il des gens assez naïfs ou ignorants pour s'imaginer que derrière l'investisseur québécois Stephen Jarilowsky, il n'y a pas une forte culture philosophique? Quant à Bill Gates, celui auquel on réfère si souvent, il déclarait un jour: « Pour une compréhension profonde de la culture du fast food, je suis votre homme! » Comprendre cela est aujourd'hui impossible pour plusieurs puisque nous avons complètement perdu de vue que c'est sous les paradoxes apparents que se cachent les plus grandes vérités. Et qui par ailleurs pourrait prétendre qu'une production aussi vaste, riche, et diversifiée que celle d'un Picasso ou d'un Juan Miro ne relève pas d'une forte culture entrepreneuriale?  
  
La culture entrepreneuriale et nous 
  
          On parle beaucoup de développement de la culture entrepreneuriale, mais on parle peu de la manière dont notre conception limitée et trop peu flexible du monde académique l'affecte aujourd'hui. Cela se passe d'ailleurs dans plusieurs sphères, à commencer par la façon dont nous concevons et consommons la culture.  
  
          Jamais l'éventail de produits disponibles n'a été aussi vaste qu'aujourd'hui. Jamais paradoxalement n'a-t-on autant regardé très souvent la même chose. En éducation cela donne bien sûr le résultat suivant: jamais les sources d'accès au savoir autodidacte n'ont été aussi vastes. Jamais par ailleurs n'a-t-on été aussi incapable collectivement de le reconnaître.  
  
          Au Québec on a souvent l'habitude de passer d’un extrême à l'autre. Or, d'une société mal éduquée on est passé à une société de plus en plus incapable de concevoir, voire de découvrir, le talent hors du diplôme. Ce qui se fait au détriment de nombreux garçons, et de très nombreuses filles aussi d'ailleurs. On dit souvent que 20% des décrocheurs sont des élèves surdoués. Que fait-on pour reconnaître ce talent hors du diplôme qu'ils n'ont pas? Quel questionnement fait-on au Québec de la valeur intrinsèque de ce même diplôme? Aucun. Pendant ce temps, ailleurs, le débat se fait à droite comme à gauche. Dans certains cas, depuis nombre d'années déjà: 
    “[…] Even more disturbing is that universal higher education is clothed in the rhetoric of democracy. Universal higher education is said to open doors, but in reality, it narrows our options and leaves us with less freedom to chart our lives and careers. That's because universal higher education is actually mandatory higher education. Democracy is about choice, but the trend toward universal higher education has become perversely coercive. […] we should remember that universal higher education is a development that began after World War II, and is only now becoming a reality. The vast majority of our parents and grandparents, many of whom we admire for their wisdom, intelligence and business acumen, didn't go to college. Now, given the current ethos, either they were stupid... or we are. 
      
    •Zachary Karabell, Salon magazine, September 14, 1998 
      
    "At one level their message is undoubtedly true: complex technology has created a need for people with special training. But the wrongheaded application of that message has created a monster that strangles Canadian productivity, cuts down on flexibility in the job market and condemns people to the often unnecessary and expensive pursuit of meaningless qualification...” 
      
    –, Canadian Business, September 1995 
      
    “Just as irrationally, we encourage the notion that a university degree in just about anything is worth the sacrifice – including huge debts from student loans. That has lead to the most overeducated generation of waiters, taxi drivers and telephone solicitors the world has ever known." 
      
    •Arthur Johnson, Canadian Business Editor, February 14, 2000 
      
    "The U. S. media have been totally irresponsible in failing to pursue the scandal of skyrocketing college costs over the past 20 years. It's bankrupting middle-class families and forcing young people through a rigid structure that was created only after World War II. […] If you're planning to be a surgeon or an aeronautical engineer […], of course you need technical foundation courses in those fields. But general liberal-arts education is no longer what it was, and has become a huge scam. Can anyone honestly say that humanities graduates from the elite schools, with their obscene price tags, are showing a higher level of creativity in the arts and letters or in popular culture? Absolutely not! In fact, we're seeing dwindling knowledge and declining skills." 
      
    •Camille Paglia, Interview magazine, September 2003 
      
    "Throughout most of American history, kids generally didn't go to high school, yet the unschooled rose to be admirals, like Farragut; inventors, like Edison; captains of industry like Carnegie and Rockefeller; writers, like Melville and Twain and Conrad; and even scholars, like Margaret Mead." 
      
    •John Taylor Gatto, Harpers magazine, September 2003
          Aujourd'hui, on veut revaloriser la formation professionnelle au Québec. Redonner la place qui leur revient aux métiers techniques. On se plaint qu'il n'y a pas assez de gens qui s'engagent dans ces filières. Le gouvernement Charest s'engageait d'ailleurs en 2004 à procéder à une réforme de l'immigration où l'on décida de privilégier davantage les travailleurs qualifiés, tels les graphistes, les infirmières ou les plombiers, plutôt que les universitaires. 
  
Former pour former 
 
          Or, parlant de formation et d'adéquation, voici encore une autre question qui mériterait vraiment qu'on s'y attarde davantage: combien de gens forme-t-on chaque année dans toutes les universités québécoises en anthropologie, en philo, en sociologie, en arts, en lettres, etc., au niveau du baccalauréat ou de la maîtrise? Des centaines. Certes, nombres d'entre eux ne participent pas aux débats publics par absence de volonté, mais parmi les autres il y en a de nombreux qui ne demandent qu'à le faire davantage. Or regardez maintenant les débats publics à la télé ou dans les journaux. Invités: prof de l'Université X, prof de l'Université Y, etc. Pourquoi forme-t-on des gens au niveau du baccalauréat dans les sciences humaines si le message implicite qu'on envoie socialement est qu'aucun ou aucune d'entre eux n'est jugé apte à participer à ces débats? 
  
     « Pourquoi forme-t-on des gens au niveau du baccalauréat dans les sciences humaines si le message implicite qu'on envoie socialement est qu'aucun ou aucune d'entre eux n'est jugé apte à participer aux débats publics? »
  
          D'un côté, on nous dit que le diplôme universitaire est le summum de l'accomplissement académique, de l'autre, on demande à de futurs profs de passer un test de français après avoir obtenu ce même diplôme universitaire parce que socialement on accepte que celui-ci ne signifie même pas une sanction implicite de la qualité de la langue maternelle après avoir passé 17 ans dans le système scolaire. Faut le faire!  
  
          Il y a aussi tout le jeu du diplôme lorsqu'il s'agit de qualification requise pour enseigner à l'université par exemple. Quelqu'un ayant quinze ans d'expérience dans l'enseignement de l'anglais ne pourra souvent même pas enseigner l'anglais à l'université ou ailleurs parce qu'il ou elle n'a pas de diplôme en enseignement de l'anglais. Tout cela au coeur de structures et d'institutions qui, répète-t-on ad nauseam, préparent supposément pour le vrai monde.  
  
          Pendant ce temps qu'est-ce que l'histoire nous apprend concernant ce fameux vrai monde, et particulièrement les hommes? Que c'est un ancien chauffeur de camion qui a contribué à populariser le Rock & Roll: Elvis Presley. Qu'aujourd'hui, le meilleur comédien américain aux commentaires les plus incisifs et perspicaces est un décrocheur: Chris Rock. Que c'est un homme à la riche culture autodidacte qui joua un rôle clé dans la découverte de nombres d'artistes majeurs américains tels Warhol et Lichtenstein: Ivan Karp.  

          Que nous apprend encore cette histoire passée comme récente? Que Larry King a obtenu son diplôme d'études secondaires avec à peine la note de passage. Que Gauguin était courtier avant de devenir peintre. Que le douanier Rousseau admiré des surréalistes avait tout d'un autodidacte. Que Arnold est un ancien champion bodybuilder qui est ensuite devenu acteur pour passer à la politique pour finalement devenir gouverneur de Californie. Que Herb Ritts est un ancien étudiant en économie qui est devenu l'un des plus importants photographes du jet set hollywoodien, etc. 
  
          Partout, dans tous les domaines, voilà de multiples exemples de gens qui ont fait une différence mais qui ont eu des parcours variables de non cheminement académique et/ou professionel conformiste. Sans compter les parcours parsemés de tentatives ratées: « Henry Ford et Walt Disney ont tous deux fait faillite dans leur première entreprises. En 1978, Bernard Marcus et Arthur Blank étaient renvoyés par le quincaillier américain Handy Dan... ce qui leur a permis de fonder la chaîne Home Depot. En 1986, Sergio Zyman quittait Coca-Cola la mine basse après avoir commis le plus gros flop marketing des vingt dernières années, le nouveau Coke retiré des tablettes après 79 jours. Il a été consultant durant sept ans jusqu'à ce que la direction de Coca-Cola le rappelle en 1993, convaincue qu'il était le seul capable de revoir son marketing de fond en comble. » (Commerce Magazine, Octobre 1997) Quelle compréhension a-t-on encore de la notion d'échec dans le parcours d'une vie? Quelle compréhension a-t-on dans le monde scolaire, comme dans l'ensemble de la société, de la plus grande complexité de cette même notion que: « T'as un D, t'es pas bon »? 

    « Si j'avais réussi dès le début en tant qu'acteur, je ne me serais pas dirigé vers l'écriture. Et éventuellement l'écriture est devenue pour moi plus intéressante que le métier d'acteur. Voyez-vous, le succès n'est habituellement rien d'autre que le point culminant d'échecs déterminants. À travers l'échec, j'ai trouvé différentes façons de résoudre mes problèmes et d'accéder à la culture mainstream hollywoodienne. Si j'avais eu du succès dès le début en tant qu'acteur, je me serais probablement arrêté à un certain niveau. » – Sylvester Stallone. 
          Puis cet autre « loser » pas très bon à l'école:  
    « Je n'ai jamais vraiment eu le tour avec l'école. Je ne pouvais jamais me concentrer sur les choses. Je ne voulais pas apprendre. Les mathématiques, c'était vraiment le pire. Encore aujourd'hui, je ne peux pas me concentrer là-dessus. Les gens me disent toujours, "Tu aurais dû essayer plus fort." Mais en fait, j'ai triché beaucoup parce que je ne pouvais tout simplement pas m'asseoir et faire mes devoirs. La grande majorité de ce que j'ai appris à l'école fut en me tenant avec des amis et en rencontrant d'autres personnes. J'aimais faire du break dancing avec des copains devant d'autres jeunes de l'école pendant la pause du dîner. » – Leonardo DiCaprio.
Équivalences ou combinaisons reconnues 
  
          Dans la vraie vie, les critères académiques étroits pour être jugés aptes à faire un travail donné éclatent de plus en plus. Et de plus en plus de formes d'équivalences ou de combinaisons d'expériences sont reconnues. Sans compter les multiples bifurquements.  
  
          Ronald Reagan était acteur à Hollywood, il est devenu président des États-unis. Le rapper Snoop Dog livrait des journaux et travaillait dans une épicerie, il est aujourd'hui dans le business du Hip Hop. Bill Goldberg a étudié la psychologie puis est passé au football professionnel et ensuite au monde de la lutte entertainment. Mick Jagger est passé par la London School of Economics. Son comportement ressemble-t-il à celui de Jacques Parizeau? Elton John détestait l'école parce qu'il a su très tôt ce qu'il voulait faire dans la vie. J.K. Rowling, auteure de la fameuse série Harry Potter, a auparavant travaillé pour Amnesty International et la Chambre de Commerce de Manchester. Le rapper Ice Cube est lui passé non pas par une quelconque école de musique, mais par le Phoenix Institute of Technology. Et que dire, au Québec, des Lise Dion, Daniel Bélanger, etc.? 
  
          Dans le monde scolaire, on continue souvent d'aller en sens inverse. On demande aux gens d'avoir une maîtrise pour être chargé de cours! Et ce, en étant incapables de tenir compte de leur expérience accumulée ailleurs. Pendant ce temps des gens n'ayant complété que leur secondaire ou seulement quelques années de celui-ci s'appellent Kobe Bryant, Rupert Everett, Charles Sheen, John Travolta, Mario Lemieux, etc. Pas étonnant que la notion de culture entrepreneuriale soit si peu répandue, dans un cadre académique aussi peu apte à lire entre les lignes et qui fait preuve de si peu de discernement. Cette situation absurde ne peut plus durer.  
  
          Lorsque les historiens du futur se pencheront sur cela ils n'en reviendront tout simplement pas. Ils se diront alors: Vous voulez dire qu'ils avaient tous ces exemples passés devant eux et qu'ils étaient incapables de reconnaître la culture autodidacte et le talent hors du diplôme même dans les enceintes qui disaient préparer au vrai monde? Comment faisaient-ils pour ignorer toute l'histoire de l'humanité disponible comme référence et pour faire implicitement du statut de prof d'université une sorte de permis de penser? Étaient-ils tombés sur la tête? 
 
 
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