Montréal, 15 septembre 2004  /  No 146
 
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Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du QL.
Page personnelle
 
LIBRE EXPRESSION
  
LA STATION LA PLUS POPULAIRE DU MONDE FERMÉE PAR LE CRTC
 
par Gilles Guénette
 
« I saw satan laughing with delight, the day, the music, died. »
– Don McLean, American Pie, 1971
  
          Lors du dernier Festival des films du monde de Montréal, j’ai assisté à la projection du documentaire Radio Revolution: The Rise and Fall of The Big 8 consacré à la station de radio CKLW-AM. Dans le catalogue du ffm, on pouvait lire qu’à la fin des années 1960, et au début des années 1970, la station, située à Windsor, en Ontario, était la plus populaire dans le monde. On ne disait pas toutefois ce qui avait causé sa chute. Comme le hasard n’existe pas dans notre compliqué et réglementé monde des médias canadien, je me suis dit que nos politiciens nationalistes devaient sans doute avoir joué un important rôle dans cette chute. Eh oui, CHOI-FM n’aura pas été la première station populaire à s’attirer les foudres du CRTC.
 
Le melting pot 
  
          « She’s got the power... got the tower, Rosalie... Rosalie... Rosalie. » La dame dont il est question dans cette chanson de Bob Seger est l’Ontarienne Rosalie Trombley, réceptionniste puis directrice de la programmation à la station de radio CKLW (the tower). Rosalie avait le pouvoir (the power) de faire ou de défaire une carrière. Une chanson, pour percer sur le marché nord-américain, devait d’abord passer par elle.  
  
          Des artistes de renoms tels que Bob Seger, Elton John, David Bowie, Alice Cooper, Kiss et The Guess Who, pour ne nommer que ceux-là, lui doivent une bonne part de leur succès. À CKLW, on ne s’étonnait plus de les voir débarquer, eux ou d’autres, pour rencontrer personnellement Trombley, histoire de lui remettre en main propre leurs dernières créations. Rosalie était l’accès au succès. 
  
          CKLW, mieux connue sous l’acronyme « The Big 8 » (à cause de sa position sur le cadran), était la station à la puissance émettrice la plus forte d’Amérique du Nord. Elle appartenait à la RKO/General, une entreprise américaine. Grâce à cinq imposantes tours émettrices, elle diffusait à une puissance de 50,000 watts un signal qui générait un son s’apparentant à celui du FM. Le soir venu, et les conditions atmosphériques le permettant, ce signal pouvait être capté à travers une trentaine d’États américains et 4 provinces canadiennes.  
  
          Fondée dans les années 1930, c’est à la fin des années 1960 que CKLW devint la référence de l’industrie musicale nord-américaine. Plus particulièrement lorsqu’elle mit de l’avant un tout nouveau format radio – sensiblement la même chose que ce qui existe aujourd'hui, soit le style de radio où l'on n'entend jamais une fraction de seconde de silence. Alors que la plupart de ses concurrentes proposaient un mélange 50/50 de musique et de commentaires, The Big 8 décida de miser presque exclusivement sur la musique (les commentaires se faisaient par dessus la musique). On pouvait y faire tourner jusqu’à 18 chansons à l’heure – généralement du rock et de la pop, mais aussi du r&b.  
  
          De petites capsules de nouvelles, les 20/20 News, étaient diffusées 20 minutes avant et après l’heure – histoire d’attraper au vol les auditeurs qui changeaient de poste lorsque les nouvelles débutaient à l’heure sur les autres stations. On y parlait (de façon plutôt crue) des derniers meurtres et faits divers à survenir dans la grande région métropolitaine de Détroit/Windsor. Les lecteurs de nouvelles rivalisaient d’ingéniosité (ils avaient souvent recours à des jeux de mots douteux) pour rendre la nouvelle intéressante. 
  
          Toute la portion « Rise » du documentaire Radio Revolution: The Rise and Fall of The Big 8 est en fait un feel-good-movie (le genre de film duquel vous sortez avec un large sourire). L’équipe de CKLW est hyper dynamique et hyper sympathique. On aurait aimé, à défaut de les côtoyer, les écouter. C’est lorsqu’on arrive à la portion « Fall » du documentaire que les choses se gâtent. C’est qu’on commence à voir se pointer nos fameux défenseurs des « valeurs canadiennes ». 
  
Nous protéger contre nous-mêmes 
  
          CKLW a connu ses heures de gloire alors même qu’Ottawa élaborait ses règles en matière de « protection culturelle » – lire: « protectionnisme culturel ». Sur papier, on voulait faire en sorte que les Canadiens puissent avoir accès à une culture canadienne – whatever that is –, qu'ils puissent entendre et voir leurs propres histoires. Dans les faits, on a trouvé une façon de fermer la frontière aux signaux américains, histoire de constituer des publics captifs pour des entreprises d’ici. 
  
          Sur le site du CRTC, on peut lire que: « la population canadienne doit conserver un certain contrôle collectif sur les nouvelles techniques de communication électronique qui soit suffisant pour préserver et renforcer la structure sociale et économique du Canada. » En 1966, le gouvernement canadien énonce sa politique en matière de radiodiffusion.  
  
     « Est-ce que l'auditeur canadien moyen se reconnaît davantage dans une radio qui fait jouer 30% de contenu canadien (de chansons qui plus souvent qu’à leur tour sonnent américaines) qu’une autre qui fait jouer n’importe quoi? »
 
          En 1968, l’adoption de la Loi sur la radiodiffusion: 1) confirme le mandat de Radio-Canada comme diffuseur national; 2) renforce les restrictions à la propriété étrangère; 3) exige le recours prédominant aux créateurs et autres talents du Canada; 4) réitère une vision du système de radiodiffusion comme un moyen de renforcer la structure culturelle, sociale et économique du Canada; 5) crée le Conseil de la Radio-télévision canadienne (CRC), nouvel organisme de réglementation qui deviendra le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) en 1976. 
  
          En 1970, au nom de la « structure culturelle, sociale et économique canadienne », RKO/General est forcée de vendre sa station à Baton Broadcating, une entreprise 100% canadienne. Mais là ne s’arrêteront pas les déboires de CKLW. Le renforcement des quotas de contenu canadien rendra le travail des disc-jockeys canadiens et américains à l’emploi de la station pour ainsi dire impossible. Ceux-ci auront toutes les misères du monde à dénicher des groupes ou chanteurs pop/rock canadiens populaires pour rencontrer le fameux 30% de contenu canadien – il n’y en avait tout simplement pas.  
  
          Au début, les dirigeants et employés de la station prendront la chose avec un grain de sel. Ils tenteront ensuite de trouver des artistes canadiens à faire tourner, puis des « liens » canadiens chez les artistes populaires américains. Puis, ils contourneront les règles du 30%, par exemple, en faisant jouer des blocs de petits bouts de chansons canadiennes la nuit. Mais suite à un resserrement des critères du CRTC, ils prendront une attitude beaucoup plus de confrontation, par exemple, en introduisant les chansons canadiennes avec des « And now, a Beaver! » ou « Here’s for the CRTC! » au lieu des habituels titres et auteurs des chansons. Ils ne pouvaient faire davantage sans mettre en péril la boîte. 
  
Résultats inverses 
  
          The Big 8 appartient maintenant à CHUM Limited (un grand réseau formé en grande partie grâce aux politiques protectionnistes du CRTC) et s’appelle maintenant CKWW. Elle est passée du format « rock » à « adult contemporary » à « talk radio ». Quoi qu’en disent les commissaires du CRTC, tout le monde y trouvait son compte à l’époque où RKO/General était propriétaire de CKLW. Les employés comme les artistes comme les auditeurs. Américains comme Canadiens. Les seuls qui brouillaient du noir étaient les nationalistes culturels.  
  
          Bien que la popularité grandissante du FM ait eu son rôle à jouer, le commencement de la fin pour CKLW est arrivé au début des années 1970 quand le gouvernement canadien a imposé la propriété canadienne presque totale (80%) des stations situées au Canada. Puis un contenu canadien de 30%. On s’en doute, les seuls qui se soient réjouis des déboires du Big 8 ont été ses concurrents américains. 
  
          Pourtant, est-ce qu’une station appartenant à des Canadiens sonne plus « canadienne » qu’une autre appartenant à des Américains? Est-ce que l'auditeur canadien moyen se reconnaît davantage dans une radio qui fait jouer 30% de contenu canadien (de chansons qui plus souvent qu’à leur tour sonnent américaines) qu’une autre qui fait jouer n’importe quoi? Poser la question, c'est y répondre.   
  
          L’intervention de l’État donne bien souvent l’inverse de ce qu’elle visait. Comme on l’apprend à la fin du documentaire de Michael McNamara, les Canadiens de la grande région de Windsor, et les Américains de la région de Détroit, écoutent maintenant des stations de radio américaines en masse. Et toutes les radios de la région (canadiennes et américaines) se ressemblent. Comme de plus en plus de stations sont achetées par les mêmes deux ou trois grands réseaux, ces mêmes grands réseaux (Astral média, Corus Entertainment, CHUM…) que les mesures protectionnistes du CRTC ont aidé à créer, la diversité tend à disparaître.  
  
          On pourrait entrevoir un avenir meilleur avec l’arrivée des nouvelles technologies, mais dans ce domaine aussi, les nationalistes de la culture veillent aux grains. Ainsi, on apprenait le 9 septembre dernier que deux conglomérats américano-canadiens veulent offrir au Canada des dizaines de nouvelles chaînes de radio, essentiellement américaines, par satellite. Première réaction de Yves François Blanchet, président de l’ADISQ: « On n’a rien contre la technologie, mais elle soulève une inquiétude: que cette technologie ne serve qu’à domper du contenu américain au Canada. » 
  
          Qu’elle ne serve qu’à faire connaître les talents canadiens aux Canadiens, pas de problème. Mais qu’elle ne serve qu’à « domper du contenu américain » – comme s’il s’agissait de déchets –, ça non! Et si les Canadiens en veulent, eux, des « déchets » américains, vous faites quoi? M. Blanchet souhaite que les demandes de licence de radio par satellite soient étudiées à l’intérieur d’un cadre politique spécifique établi par le CRTC. En d’autres termes, il souhaite que le CRTC fasse ce qu’il a toujours fait: qu’il tente de fermer la frontière aux ondes américaines. 
 
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