Montréal, 15 octobre 2004  /  No 147  
 
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Pascal Salin est professeur d'économie à l'université de Paris Dauphine. Il est l'auteur de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000).
Page personnelle
 
L’arbitraire fiscal, Pascal Salin, Robert Laffont (Paris 1985) 336 pages. Réédité aux Éditions Slatkine (Paris-Genève 1996)
 
MOT POUR MOT
 
L'ARBITRAIRE FISCAL
  
par Pascal Salin
 
 
          Le poids de l'impôt, dans la plupart des pays occidentaux, est devenu insupportable, provoquant des protestations et des critiques de plus en plus vigoureuses. Exaspération légitime, mais qu'il faut dépasser, car la fiscalité a désormais de telles incidences sur le fonctionnement de nos sociétés qu'on ne peut se contenter de réactions épidermiques ni d'observations superficielles. 
  
          La réforme fiscale est à l'ordre du jour, et seule une réflexion approfondie sur les fondements de l'impôt, sur son caractère inévitablement arbitraire et injuste peut lui donner cohérence et efficacité, en prévenant les désillusions qu'engendrent le bricolage intellectuel et les compromis électoraux. 
  
          Sans cette réforme profonde et urgente, les années à venir risquent de n'être que la continuation de décennies de collectivisme mou, aussi nuisible à la prospérité qu'attentatoire à la liberté. Réduire la fiscalité, faire que l'État cesse d'être un lieu d'affrontement des intérêts particuliers et un distributeur de privilèges: le responsable politique qui aurait ce courage serait un véritable homme d'État et pas seulement un homme de l'État. 
 
  
 
IMMORALE ET NUISIBLE: LA TAXATION DE L'HÉRITAGE
L'arbitraire fiscal, chapitre IV
  
 
La fiscalité transforme l'homme en contribuable. La cascade des impôts qui le frappent transforme sa vie en une sorte de parcours du combattant, où des inspecteurs des impôts et des percepteurs le menacent partout et à tout moment. Mais le parcours ne s'achève pas avec la vie: le fisc est encore là, prêt à profiter de la mort pour prélever sa part. Immortelle, l'administration rappelle à l'homme qu'il est mortel, en le dépouillant partiellement de ce qui fut le fruit de son activité, un témoignage de sa vie et de l'environnement où il s'est épanoui.  
  
Notre conviction est claire: les droits de succession doivent être supprimés, sans exception. Et la raison en est simple: les droits de succession sont un impôt supplémentaire sur le capital. En outre, dans la législation fiscale française, comme dans celle de beaucoup de pays, l'impôt sur l'héritage est progressif. Nous avons suffisamment expliqué les raisons de rejeter l'impôt sur le capital et la progressivité de l'impôt, pour ne pas avoir, en principe, à expliquer longuement les raisons de notre hostilité à l'impôt sur l'héritage, qui est un impôt progressif sur le capital. Pourtant, il semble que les droits de succession soient assez largement admis, même par des hommes qui sont opposés à l'impôt sur le capital. On avance en leur faveur des arguments particuliers qui ne sont pas tous applicables à l'impôt sur le capital et qui rendent donc nécessaire une analyse spécifique.
Pascal Salin
  
L'équivalence entre l'impôt sur le capital et les droits de succession n'est pas contestable. La différence essentielle entre les deux tient à ce qu'un patrimoine donné supporte l'impôt sur le capital périodiquement – par exemple tous les ans – alors que les droits de succession n'interviennent qu'à l'occasion d'un événement largement imprévisible – le décès – qui survient à des échéances beaucoup moins fréquentes. L’époque de l'imposition est donc décidée a priori dans le cas de l'impôt sur le capital, elle est aléatoire dans le cas des droits de succession. Si l'impôt sur le capital et les droits de succession ne sont pas équivalents pour une famille donnée, ils le sont de manière statistique, du point de vue de l'administration fiscale, dans la mesure où l'on peut définir l'intervalle de temps moyen qui sépare deux générations. 
  
Si, en dépit de cette équivalence, les droits de succession semblent soulever moins d'hostilité que l'impôt sur le capital, c'est probablement parce qu'on admet généralement qu'il peut être « juste » d'imposer ceux qui bénéficient soudain d'une manne dont l'acquisition ne leur a demandé aucun effort(1). Cette justification « sentimentale » des droits de succession n'a évidemment pas de base rationnelle si l'on reconnaît l'équivalence entre les droits de succession et l'impôt sur le capital(2). Supposons en effet qu'un individu accumule 10 000 F par an pendant 10 ans et qu'il lègue au bout de ces dix années 100 000 F à son fils. Si les droits de succession s'élèvent à 20%, celui-ci reçoit 80 000 F. Imaginons par ailleurs une situation où les droits de succession n'existeraient pas, mais où il existerait un impôt sur le capital équivalent. L'individu en question n'aurait pu accumuler en 10 ans qu'une somme de 80 000 F, au lieu de 100 000 F. Dans les deux cas, la somme obtenue par le bénéficiaire de la succession est la même. L'idée selon laquelle il ne serait pas « juste » que des héritiers profitent des biens de leurs parents (ou de toute autre personne), alors que d'autres n'héritent de rien, serait recevable si les biens donnés en héritage avaient été distribués arbitrairement par un répartiteur central à partir d'un stock de ressources existantes ou par suite d'un processus aléatoire. 
  
Nous retrouvons donc à la racine de la justification « morale » habituelle des droits de succession une hypothèse implicite que nous avons déjà rencontrée, à savoir que tout ce qui arrive aux individus est le résultat d'une volonté centrale qui les dépasse, ce que Philippe Bénéton appelle « le mythe animiste »(3). Si tout vient d'une volonté extérieure à l'individu, cette volonté peut tout remettre en cause, n'importe quand et en fonction de critères dont on ne peut même pas dire qu'ils sont arbitraires puisqu'ils relèvent de la logique propre de cet esprit central, auquel les hommes doivent se soumettre sans pouvoir en percer les mystères. Les exemptions fiscales qui atténuent une spoliation sont alors considérées comme un don, tandis que les prélèvements périodiques sur le capital sont un moyen de faire constamment converger la répartition effective des richesses vers la répartition désirée par le « grand répartiteur ». Cette conception implicite ne laisse évidemment plus de place à une quelconque notion d'arbitraire fiscal. Mais il faut bien reconnaître qu'elle relève de la pensée mythique et non de la pensée scientifique. L'arbitraire fiscal résulte donc de l'utilisation par les hommes de l'État de la pensée mythique pour faire admettre leur monopole dans l'utilisation de la contrainte(4). 
  
Ne peut-on d'ailleurs pas éliminer d'emblée l'argument étatiste selon lequel l'héritage ne serait pas « juste » parce qu'il n'aurait pas été « gagné »? Une telle accusation est en effet amusante venant de gens dont les ressources sont obtenues par la contrainte et dont l'objectif principal est généralement d'accroître la part des revenus des citoyens qui ne dépend pas des services rendus: pourquoi serait-il « juste » de recevoir un revenu non gagné lorsqu'il vient de l'État et non lorsqu'il vient de ses parents? Si l'héritier n'a pas « le droit » d'hériter, personne ne peut recevoir ce droit, en particulier pas les hommes de l'État ou ceux à qui ils transfèrent les biens obtenus par la taxation de l'héritage. En fait, ce que nous défendons n'est pas tant le droit pour l'héritier d'hériter que le droit de chacun, donc du testateur, de faire ce qu'il veut avec ce qui est à lui. Si l'on veut bien considérer l'héritage pour ce qu'il est, c'est-à-dire une relation entre deux personnes, cela n'a pas de sens de dire que l'héritage est « injuste » en soi. Pour qu'il y ait injustice il faut que quelqu'un soit injuste: peut-on considérer a priori qu'un testateur est injuste à moins de tenir toute richesse pour une injustice? 

L'imposition des successions, qui aboutit souvent à un degré de spoliation élevé, est ainsi généralement justifiée par l'idée que la répartition du capital est « injuste » et qu'il n'est pas acceptable de perpétuer cette injustice. Mais encore une fois l'accumulation de capital ne résulte ni des décisions conscientes d'un « grand répartiteur » ni d'un processus aléatoire. Le capital a été créé et il l'a été par celui qui le transmet. Or de deux choses l'une: ou bien ce capital a été constitué de manière légitime ou légale, ou bien il l'a été par le vol ou la fraude. 
  
Prenons d'abord le cas où celui qui transmet le capital l'a obtenu frauduleusement, par exemple, en l'extorquant à autrui par la force ou par la ruse, en pratiquant la fraude fiscale, en bénéficiant d'un monopole d'export-import accordé par des États esclavagistes. Or, ce qui est illégal ou illégitime, ce n'est pas que le capital soit transmis, c'est qu'il soit possédé, la transmission par héritage n'étant qu'une conséquence de l'existence d'un droit de propriété injustifié. Ce qui est en cause est le droit de propriété lui-même et non sa transmission. Il aurait donc été légitime de sanctionner l'appropriation initiale et il est peut-être toujours temps de le faire si la manoeuvre frauduleuse est prouvée. 
  
Mais imposer toutes les successions sous le prétexte que certaines d'entre elles correspondraient à une accumulation illégale est évidemment injuste et constitue un vol. Si la conscience populaire admet les droits de succession, ou, tout au moins, l'existence de droits élevés sur les successions importantes, c'est en partie parce qu'il est toujours facile d'accepter la spoliation des autres, mais aussi parce qu'elle partage souvent le sentiment qu'une grosse fortune n'a pas pu être constituée de manière honnête. 
  
Dans le cas où l'appropriation des biens provient du fait que son propriétaire a créé son patrimoine sans violation de la légalité ni de la morale, il importe peu de savoir les raisons pour lesquelles il l'a créé. Peut-être est-ce pour accroître son propre prestige, sa sécurité, la satisfaction de ses besoins ou de ceux de ses enfants? Il est impossible de connaître les motifs de l'accumulation, il est injuste de prétendre les sanctionner. C'est pourquoi l'argument selon lequel les droits de succession n'ont qu'un effet marginal sur le niveau du capital dans un pays parce que les individus n'accumuleraient pas pour leurs enfants, mais pour satisfaire leurs propres besoins, n'est pas un argument recevable. Le problème soulevé par les droits de succession n'est pas de savoir s'il faut sanctionner telle ou telle motivation, mais de savoir s'il faut ou non respecter le droit de propriété et s'il faut le respecter au-delà même de la vie du propriétaire. Or, peut-on imaginer un moyen de justifier que l'on puisse transmettre à ses enfants ou à ses proches un savoir, un réseau familial et d'amitiés, une morale, une conception de la vie, une éducation et pas ce qui constitue, ainsi que l'a si bien montré Frédéric Bastiat, le prolongement même de la personnalité? 
  
On dira alors, peut-être, que le bien légué a pu être approprié il y a fort longtemps et transmis de génération en génération, alors que l'appropriation initiale n'a pas été faite par l'effort légitime du propriétaire initial, mais par la conquête ou le vol. Mais une telle argumentation ne justifie pas plus que les précédentes la spoliation par l'impôt sur les successions car le seul problème en cause est celui du respect initial de la loi. Ou bien il n'existe pas de principe de prescription des actes illégaux après une certaine période de temps et il est donc possible de dénoncer et de poursuivre le caractère illégitime de l'appropriation initiale, ou bien la prescription des actes illégaux est légalement reconnue et on ne voit pas pourquoi celle-ci ne s'appliquerait plus à partir du moment où un bien aurait fait l'objet d'un legs(5). Ce qui est de nouveau en cause, c'est la légitimité du droit de propriété et il serait donc tout à fait injustifié de condamner tout héritage sous prétexte que certains biens auront pu être accumulés en fraude, il y a plus ou moins longtemps. 
  
Un autre argument, assez proche du précédent, en faveur de l'imposition des héritages consiste à dire que le bien légué a été acquis – il serait en fait souvent plus exact de dire qu'il a été créé – conformément à des lois et des réglementations qui ne correspondent plus à la « sensibilité actuelle », de telle sorte qu'il serait « injuste » de laisser subsister un droit de propriété établi d'une manière qui ne paraît plus justifiée maintenant. Ainsi, le capital a pu être accumulé par son premier propriétaire à l'époque où l'impôt sur le revenu n'existait pas, de telle sorte qu'on ne peut pas opposer aux droits de succession l'argument selon lequel il y aurait une superposition « excessive » d'impôts différents sur un même bien. De même, dans certains pays ou territoires, des droits de propriété sur des terres ont pu être distribués à coût faible ou même gratuitement, de telle sorte qu'il existerait une « inégalité » entre, d'une part, ces propriétaires initiaux et leurs héritiers actuels et, d'autre part, ceux qui n'ont plus cette chance aujourd'hui. 
  

     « On peut s'interroger sur le fondement philosophique et moral d'une conception politique qui considère que les parents ont le droit de donner naissance à leurs enfants, de les éduquer, de les doter d'un capital humain, mais pas de leur transmettre un patrimoine sans que l'État y prélève sa part. »
  
Or, dire que des hommes ont eu la chance de se trouver au bon endroit, au bon moment ne signifie pas qu'il est injuste que cette chance ne soit pas équitablement répartie, d'autant qu'elle résulte peut-être aussi des efforts personnels faits pour la rencontrer et d'une capacité supérieure de prévision. Comme disait très bien Pasteur: « Le hasard ne favorise que les esprits préparés ». Mais surtout, il faut affirmer que les droits de propriété en question ont été acquis dans le respect de la loi du moment. Les mettre en cause, c'est mettre celle-ci en cause et c'est admettre par conséquent la rétroactivité de la loi, contrairement à l'un des principes les plus absolus d'une société non arbitraire. Il se peut aussi fort bien, hélas, que la nouvelle législation, conforme à la « sensibilité du moment », viole des principes qui, eux, sont éternels. Il devient alors encore plus immoral d'attaquer l'appropriation initiale au nom de cette nouvelle législation, au lieu de défendre les principes, c'est-à-dire, pour reprendre les termes de Friedrich Hayek, de défendre le Droit contre la législation. 
  
L'argument le plus généralement avancé en faveur de l'imposition des successions – en dehors des arguments généraux en faveur de l'imposition du capital – est l'argument de l'égalité des chances. Il n'est pas « juste », dit-on, que certains individus n'aient pas les mêmes chances au départ, soit en termes de patrimoine, soit en termes de pouvoirs. 
  
Il est certain que l'idée d'une « égalité des chances au départ » est défendue par un courant d'idées, auquel certains libéraux n'hésitent pas à se rattacher, même si elle n'est pas exactement applicable au cas des successions puisque la plupart des individus ne reçoivent pas un héritage « au départ », c'est-à-dire à la naissance, mais bien plus tard, surtout si l'on tient compte de l'allongement de l'espérance de vie à l'époque moderne. Que peut-on cependant penser de cet argument? 
  
Il n'est sans doute pas nécessaire d'expliquer longuement qu'il est relativement facile d'établir « l'égalité par le bas »: une uniformisation des conditions de vie « à la chinoise » (version maoïste) assure peut-être une certaine « égalité des chances au départ », tout au moins pour ceux qui ne figurent pas parmi les privilégiés du régime, mais il conviendrait plutôt de désigner cette situation par « l'égalité des malchances au départ ». La confiscation, totale ou partielle, d'un patrimoine par l'État lors d'une succession n'est qu'un élément d'une politique plus générale de ce type. 
  
Mais il est faux par ailleurs de penser qu'en l'absence de droits de succession, la richesse et le pouvoir qui lui est éventuellement attaché se perpétueraient de génération en génération. N'oublions pas en effet qu'un capital ne donne pas automatiquement un rendement sans que son possesseur ait un quelconque effort à faire. Un capital n'est pas un ensemble de biens physiques d'où coulerait une source de rendements perpétuels; il est un ensemble de biens aménagés. Sauf cas exceptionnels, il devient plus ou moins rapidement obsolescent s'il ne fait pas l'objet d'un effort continuel de réaménagement pour l'adapter à l'évolution des techniques et à celle de la demande, ou cour éliminer les effets du simple passage du temps. Même si la valeur du capital ne peut pas se perpétuer indéfiniment sans les efforts de ses propriétaires, ces efforts ne suffisent pas, l'évolution de la valeur d'un capital dépendant aussi de circonstances extérieures plus ou moins difficiles à prévoir. 
  
L'incertitude du futur rend les rendements du capital aléatoires, de même évidemment que sa valeur. Toutes sortes de facteurs concourent donc pour empêcher la concentration durable du capital dans une même lignée(6): le caractère aléatoire du rendement du capital, l'inégale capacité des générations successives à le gérer et à l'améliorer, leur inégale volonté d'accumuler plutôt que de consommer ou, tout simplement, le fait que les patrimoines soient rapidement morcelés par le jeu des successions dès lors qu'une famille comporte plus d'un enfant. 
  
L'idée selon laquelle les droits de succession sont justifiés parce qu'il s'agit de ressources non « méritées » n'a donc aucun fondement. La succession résulte de l'effort d'épargne de quelqu'un, de sa capacité à imaginer et à gérer, ou même de sa chance. Or, le rôle de l'impôt ne peut pas consister à punir, il correspond seulement à un prélèvement par l'État sur les patrimoines privés. Le problème ne consiste donc pas à savoir s'il faut « punir le fils » (par les droits de succession) ou « punir le père » (par l'impôt sur le capital), mais s'il est justifié d'imposer le capital (soit lorsqu'il est possédé, soit lorsqu'il est transmis). La réponse est alors celle que nous avons donnée à propos de la taxation du capital. 
  
Qu'il n'y ait généralement pas de perpétuation automatique d'un capital sans effort personnel des héritiers successifs, c'est sans doute vrai, dira-t-on, par exemple pour une entreprise qui doit continuellement s'adapter à des marchés, mais pas pour une terre ou une oeuvre d'art dont la durée de vie est pratiquement infinie et dont la valeur ne résulte pas – ou ne résulte que partiellement – des efforts de leur propriétaire. Mais, dans la mesure où ces biens ont un rendement pécuniaire, ils sont soumis à l'impôt sur le revenu, de telle sorte que celui qui n'en tire pas un revenu suffisant est nécessairement contraint de les vendre à d'autres, susceptibles de les mieux gérer. 
  
Quant aux biens dont le rendement ne prend pas une expression monétaire (oeuvres d'art, sites remarquables, etc.), ce qui est en cause c'est le fait qu'ils ne sont généralement pas atteints par exemple par l'impôt sur le revenu ou par tout autre impôt sur les flux, contrairement aux biens qui rapportent des revenus monétaires. Mais, ainsi que nous l'avons vu à propos de l'impôt sur le capital, il n'y a aucune raison de faire peser un nouvel impôt sur tous les éléments de capital sous prétexte que certains échappent à un impôt donné. C'est la définition de l'assiette des autres impôts qu'il faut modifier et non la structure d'ensemble du système fiscal. 
  
Comme l'impôt sur le capital, dont il représente une modalité particulière, l'impôt sur les successions est discriminatoire, en ce sens qu'il introduit des inégalités de traitement entre des individus dont les positions sont pourtant équivalentes. Ainsi, les droits de succession opèrent une discrimination entre celui qui épargne et celui qui consomme. Soit, par exemple, le cas de deux individus disposant des mêmes ressources, que l'un consomme intégralement, tandis que l'autre en épargne une partie pour la léguer à ses enfants. 
  
Pour quelle raison les ressources du second subissent-elles une ponction supplémentaire lors de l'héritage? Nous retrouvons ici la double ou triple taxation de l'épargne, qu'impliquent l'impôt sur le capital et l'impôt sur le revenu. Les droits de succession consistent alors à imposer une fois de plus un patrimoine déjà imposé lors de sa constitution et chaque fois qu'il procure un rendement. 
  
Les droits de succession impliquent une redistribution portant uniquement sur un élément du capital, à savoir le capital non humain ou patrimoine(7). Ils introduisent donc aussi d'importantes discriminations entre celui qui lègue un patrimoine et celui qui lègue à ses enfants une formation intellectuelle et morale, un réseau de relations ou de connaissances. Si, par exemple, Jean-Baptiste, disposant de quelques ressources, a acheté un commerce qu'il lègue à son fils, ce dernier paie des droits de succession sur le patrimoine transmis par son père. Si Frédéric, disposant des mêmes ressources, a préféré payer de longues études à son fils, il lui a ainsi transmis un capital humain, mais le percepteur ne viendra prélever aucun impôt sur ce type de transmission du capital. Imposer la transmission des patrimoines c'est donc opérer une discrimination entre les individus en fonction de leurs préférences. 
  
La législation des États modernes interdit souvent aux individus de pratiquer des discriminations de race, de religion, d'opinion ou de sexe. Mais l'État, pour sa part, pratique des discriminations tout aussi condamnables, puisqu'il pratique des inégalités de traitement entre les individus, pour des raisons arbitraires en prélevant de l'argent sur ceux qui préfèrent le capital non humain au capital humain! Et si les tribunaux sont habilités à condamner les discriminations de race, de religion, d'opinion ou de sexe, aucun citoyen ne peut attaquer les hommes de l'État qui punissent sa liberté d'opinion et d'action. 
  
On peut alors s'interroger sur le fondement philosophique et moral d'une conception politique qui considère que les parents ont le droit de donner naissance à leurs enfants, de les éduquer, de les doter d'un capital humain, mais pas de leur transmettre un patrimoine sans que l'État y prélève sa part. Admettre que le droit des parents à transmettre leurs propres biens à leurs enfants peut être limité et même éventuellement supprimé devrait logiquement conduire à l'idée qu'ils n'ont pas non plus la liberté de décider de leur naissance ou de les éduquer (de les doter d'un capital humain). Admettre l'imposition des successions, c'est donc tolérer des germes de totalitarisme dans une société. Et il n'est d'ailleurs pas étonnant que les adversaires les plus acharnés de l'héritage – ceux qui partagent une idéologie d'inspiration socialiste – soient également ceux qui récusent la liberté des parents de donner à leurs enfants l'éducation de leur choix(8) ou qui justifient une intervention étatique plus ou moins marquée dans le domaine de la procréation. 
  
Mais on doit aller plus loin et se demander pourquoi il serait relativement admissible de léguer à ses enfants, mais moins légitime de léguer à d'autres. Cette idée inspire pourtant la plupart des législations fiscales puisque le taux des droits de succession dépend généralement du degré de parenté entre celui qui lègue et son héritier. Or le raisonnement (si dommageable pour les entreprises) qui sous-tend ces législations est lui aussi d'essence totalitaire puisqu'il prétend apprécier le caractère plus ou moins justifié des relations humaines: la relation parents-enfants donnerait plus de légitimité à la transmission des droits de propriété. 
  
Mais les exemples abondent qui contredisent une telle prétention à s'immiscer dans les relations humaines: ainsi, un couple sans enfants peut fort bien bénéficier de l'aide et de la présence d'un neveu ou d'un ami, aussi précieux pour lui que le seraient les enfants qu'il n'a pas eus. Pourquoi ne pourrait-il pas « payer » les services ainsi reçus en leur léguant des biens, quitte à se priver pour cela de certaines satisfactions et de certaines consommations afin de ne pas entamer le capital qu'il souhaite leur remettre? Quelle morale, quel souci de justice, quelle norme d'efficacité sociale peuvent bien conduire à mettre en cause cette liberté de choix(9)? 
  
De même, on voit mal comment justifier que des droits de succession très élevés empêchent presque totalement une personne de transmettre des biens à une institution qui poursuit des objectifs conformes à ses propres idéaux. Une vie ne se découpe pas en morceaux: l'accumulation de droits de propriété par un individu contribue à la poursuite de ses finalités propres. Prélever ces droits au profit de l'État à la mort de son propriétaire, c'est affirmer que les buts des hommes de l'État sont toujours plus respectables que les finalités poursuivies par chacun des citoyens. C'est accepter la suprématie de l'État sur l'individu. Nous voici donc amenés, tout naturellement, à dénoncer un grave péché intellectuel de notre époque: rares sont ceux qui osent transgresser l'idée dominante – qui fait figure de tabou – selon laquelle les droits de succession sont justifiés et contribuent à la justice entre les hommes, de telle sorte qu'il serait normal de leur donner un caractère très progressif et d'attribuer à l'État une part importante des successions (patrimoines élevés, successions autres qu'en ligne directe(10)). Pourtant, les droits de succession représentent de nos jours l'une des atteintes les plus graves à la propriété. En tolérer le principe c'est accepter l'engrenage totalitaire. 
  
Il n'y a pas de société libre sans propriété(11). La confiscation de la propriété par les hommes de l'État est donc condamnable par principe et le fait que la confiscation ait lieu lors du décès du propriétaire n'y change rien. Au nom de quelle morale les hommes de l'État peuvent-ils violer la volonté du propriétaire d'un patrimoine, créé et accumulé par lui, de l'utiliser comme il l'entend et de le transmettre à ceux qu'il estime dignes de le faire fructifier conformément à ses souhaits? 
  
La capacité à se projeter dans le futur, au-delà même de la mort, est une caractéristique de l'homme. Le cycle de la vie et le cycle des générations ne sont pas séparables du cycle des patrimoines, de leur naissance, de leur développement, de leur transformation et de leur anéantissement. La transmission des biens – par transaction libre ou par héritage – est l'un des moyens essentiels par lesquels l'évolution, imprévisible, de l'histoire humaine se réalise. Imposer les successions, c'est ignorer cette dimension historique des patrimoines, c'est avoir une conception totalement figée des sociétés: on prend une photographie des patrimoines à un moment donné et on déclare que leur répartition n'est pas satisfaisante aux yeux de ceux qui ont le pouvoir. La transmission par héritage d'un bien – qu'il s'agisse d'une maison ou d'une entreprise familiale – est l'un des moyens par lesquels les hommes établissent un lien entre le passé et le futur. En confisquant une partie importante de ce bien, l'État ampute non pas seulement un patrimoine, mais la personnalité de celui qui l'a constitué. Les droits de succession doivent être supprimés, sans exception. 
  
  
1. En d'autres termes, les droits de succession seraient plus indolores que l‘impôt sur le capital. À rendement égal, les droits de succession sont donc plus tentants pour l'État puisqu'ils permettent de réduire le mécontentement des contribuables.  >>
2. L'équivalence entre droits de succession et impôt sur le capital avait été soulignée dans le Rapport de la Commission d'étude d'un prélèvement sur les fortunes, Paris, Documentation française, 1979 (commission Ventejol-Blot-Méraud). Il est tout à fait surprenant de constater que cette commission avait largement dépassé ce qui devrait être le mandat d'une commission technique en proposant des modalités précises de réforme des droits de succession, ce qui relève normalement de l’initiative gouvernementale, contrôlée par le Parlement. Ainsi la commission suggérait un élargissement de rabattement à la base, une accentuation de la progressivité, une réduction des droits en fonction du nombre d'enfants de l’héritier et un alourdissement de ces droits en fonction de la fortune de l’héritier. Or aucune expertise ne permet de dire qu'il serait rationnel ou juste de procéder à de semblables modifications. Autrement dit, les auteurs du rapport se sont prévalus de leur compétence technique pour faire des recommandations Qui n'en découlent pas.  >>
3. Philippe Bénéton, Le fléau du bien, Paris, Robert Laffont, coli. Libertés 2000, 1983. Voir aussi Friedrich Hayek, Scientisme et sciences sociales, Paris, Plon, 1952.  >>
4. C'est pour cette raison que nous nous contraignons à parler des hommes de l'État et non de « l'État » chaque fois que cela est possible. En effet, l'étatisme s'appuie sur deux formes d'imposture intellectuelle:
 •Le mysticisme animiste qui consiste à attribuer pensée et volition à des êtres inanimés (le pays), désincarnés (le socialisme, le capitalisme) ou collectifs (le peuple, la nation), alors que seuls des individus peuvent avoir des pensées et des intérêts.
 •Le scientisme matérialiste qui consiste à faire comme si les gens étaient des machines (ou des rats de laboratoire), en niant leur rationalité, en oubliant de parler de « choix » ou d'« actions » individuels.
Ces deux inspirations font excellent ménage dans la prétention des étatistes à posséder seuls l'intelligence, la sagesse, la raison et la volonté. Cela leur sert à justifier l'usage de la force à l'égard d'autrui; à en nier l'impact, en empêchant les autres de faire usage de leur faculté indépendante de jugement afin de trouver des solutions différentes de celles qui sont proposées par l'État; à interpréter à leur manière l'intérêt « général », « national », « du socialisme » ou de toute autre idole qu'il leur plaît d'invoquer.  >>
5. Si le Droit a fini par reconnaître la prescription, c'est probablement parce que le maintien de la valeur d'un patrimoine demande des soins constants et qu'il n'est plus possible au bout d'un certain temps de savoir si une fortune dont l'origine est douteuse est le résultat de la spoliation initiale ou des capacités de son détenteur.  >>
6. L'information sur ce point comporte évidemment un biais non voulu: on connaît les noms des grandes dynasties de propriétaires de capital, on ignore ou on connaît moins les noms de celles qui disparaissent: la dislocation de l'« Empire Boussac » – sujet d'actualité pendant quelques mois au plus – n'efface pas dans la conscience populaire la pérennité de la fortune des Rothschild. Seule une vue statistique de la naissance, de la vie, de la mort des grandes fortunes serait ici correcte. Elle est rarement élaborée, encore plus rarement connue. On peut citer en ce sens l'étude de John A. Brittain, lnheritance and the lnequalily of Material Wealth, Washington, Brookings Institution, « Brookings Studies in Social Economics », 1978, qui indique qu'environ 50% des hommes riches – cela n'est pas vrai pour les femmes – ont construit entièrement leur fortune eux-mêmes.  >>
7. Il est d'ailleurs faux de parler de redistribution. En effet, il ne peut y avoir re-distribution que s'il y a eu auparavant distribution. Or, les revenus ne sont pas distribués mais produits par ceux qui les créent. La modification de cette appropriation par une politique dite de « redistribution » modifie le résultat de l'action humaine et donc les conditions de la production. Par ailleurs, en parlant de redistribution on évoque généralement l'idée que les hommes de l'État prennent aux plus riches pour donner aux moins riches. En fait, s'ils prennent effectivement souvent aux plus riches, ce n'est pas pour attribuer le produit du prélèvement aux moins riches, mais d'abord à eux-mêmes (puisque tous les hommes de l'État vivent de ces prélèvements) et pour rendre le reste sous condition à ceux à qui ils l’ont pris. Ainsi, les partisans du monopole d'État sur récole se comportent-ils comme des kidnappeurs à rebours: les malfaiteurs ordinaires disent: « donnez-moi votre argent et vous reverrez votre enfant ». Les socialistes disent: « livrez-moi vos enfants et vous reverrez votre argent ». Bien entendu, ils utilisent l'écran de fumée de l'« argent public », des « fonds d'État », pour camoufler l'origine des ressources qu'ils ont prises par la contrainte.  >>
8. II faut évidemment reconnaître une certaine logique aux socialistes, mais cette logique n'en est pas moins inacceptable. Ainsi de la déclaration de M. Laignel, député socialiste, selon lequel « les enfants appartiennent à l'État ». M. Laignel s'était auparavant « immortalisé » par une autre formule: « Vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaires... »  >>
9. II convient peut-être, cependant, de préciser que l'on peut considérer comme légitime une législation interdisant de déshériter des enfants mineurs, tout au moins dans certaines limites. II s'agit là en effet de la simple application de l'idée selon laquelle les membres d'une société délèguent à l'État, comme l'une de ses fonctions propres, la responsabilité de défendre les enfants contre les atteintes extérieures, même si elles proviennent de leurs propres parents (en ce sens le fait de priver les enfants de moyens d'existence est aussi condamnable que de leur faire subir de mauvais traitements).  >>
10. Ainsi, L'Express a réalisé une enquête significative auprès d'un certain nombre de députés au cours de l'été 1983 (8-14 juillet 1983). Aucune des personnalités interrogées, quel que soit son parti, n'a affirmé être hostile aux droits de succession, si ce n'est qu'il apparaissait excessif à certains de superposer un impôt sur le capital et un impôt sur les successions.  >>
11. Cf. Henri Lepage, Pourquoi la propriété, Paris, Hachette, Pluriel, 1985 (H. Lepage a publié plusieurs chapitres de ce texte sur le net. NDE).  >>
  
  
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