Montréal, 15 février 2005 • No 151

 

OPINION

 

Pascal Salin est professeur d'économie à l'Université Paris-Dauphine et co-fondateur de l'Institut Turgot. Il est l'auteur de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000).

 
 

IL FAUT SAUVER LE SOLDAT BOLKESTEIN! *

 

par Pascal Salin

 

          Le très vif débat qui vient de faire irruption en Europe à propos de la libéralisation des services est à la fois important et symbolique. Important, car il concerne des activités qui représentent la majeure partie de la production des Européens. Symbolique, parce qu'il illustre parfaitement bien l'ambiguïté majeure qui caractérise le processus d'intégration européenne: celui-ci implique-t-il une harmonisation croissante de tout ce qui caractérise l'environnement des producteurs (règles juridiques, fiscalité, normes, etc.), ou faut-il au contraire laisser jouer la concurrence, quelles que soient les conditions dans lesquelles les producteurs des différents pays se trouvent placés?

 

          Mais avant d'essayer de répondre à cette question, rappelons en quelques mots ce qui constitue l'essentiel du débat actuel. La Commission européenne avait présenté en janvier 2004 une directive préparée par le commissaire au marché intérieur, Frits Bolkestein, en vue d'accélérer la libéralisation des échanges intracommunautaires de services, actuellement freinés par de multiples obstacles administratifs et légaux. Mais la nouvelle Commission, désireuse de mettre en pratique cette directive, se heurte maintenant à l'opposition d'un certain nombre de gouvernements – en particulier le gouvernement français –, de partis politiques et de syndicats. La directive Bolkestein retenait en particulier le principe d'origine, c'est-à-dire qu'un prestataire de services vendant des services dans un pays autre que le sien est soumis aux règles juridiques et aux normes de son pays d'origine et non à celles du pays de destination.

          Les opposants s'empressent alors de proclamer – comme cela est habituel – qu'il y a de grands risques de concurrence déloyale ou de dumping social. On retrouve donc bien, à propos des échanges de services, le débat fondamental qui se trouve au coeur même du processus d'intégration, c'est-à-dire le débat entre l'harmonisation et la concurrence.

          Ce débat a été tranché, partiellement mais pas totalement, en ce qui concerne les échanges de marchandises. On a plus ou moins implicitement reconnu que le marché unique européen consistait essentiellement à supprimer les obstacles aux échanges entre pays européens. Ce faisant, on est resté fidèle à l'inspiration initiale de l'intégration européenne consistant à créer un « marché commun » où les choix des producteurs et des consommateurs ne doivent pas être affectés par la nationalité des uns et des autres. Pour achever l'intégration économique, il suffirait, dans cette optique, de généraliser le marché commun aux mouvements de facteurs de production – ce qui a été partiellement réalisé –, aux monnaies, aux règles juridiques et aux normes, etc. Malheureusement, même en ce qui concerne les échanges de marchandises, on fait souvent une confusion entre l'instauration de la concurrence et l'harmonisation des conditions de concurrence. Il est en effet fréquent d'entendre dire que la concurrence ne peut pas être juste ou praticable si, par exemple, les différents producteurs ne se trouvent pas dans le même environnement légal, réglementaire ou fiscal. De là viennent tous les efforts d'harmonisation.

          Or cette dernière vision de l'intégration – l'intégration par l'harmonisation des conditions de production – est erronée. En effet, l'un des grands mérites de la concurrence – c'est-à-dire de la liberté laissée à tous les producteurs et à tous les consommateurs d'entrer sur les marchés –, c'est qu'elle incite des producteurs situés dans des environnements différents à trouver les moyens d'être « compétitifs ». Bien plus, si l'échange est profitable, c'est précisément parce que tous les producteurs ne se trouvent pas dans les mêmes conditions de concurrence. La poursuite de l'harmonisation est en réalité un rêve constructiviste qui s'apparente à la rationalité uniformisatrice des planificateurs – dont on connaît précisément l'échec retentissant.
 

« La concurrence est toujours bonne, elle l'est pour les échanges de marchandises, elle l'est pour les services, mais elle l'est aussi pour les règles juridiques ou fiscales. C'est pourquoi, au lieu d'harmoniser, il est bien préférable de mettre en concurrence les fiscalités, les règles juridiques et les normes. »


          Dans le domaine des échanges de marchandises, nous l'avons dit, la vision concurrentielle reste sans doute prédominante par rapport à la vision harmonisatrice. Si le principe d'origine est donc bien accepté dans le domaine des échanges de marchandises, la cohérence exige de l'accepter aussi dans les autres domaines, par exemple dans le domaine des services. De ce point de vue, la directive Bolkestein est totalement fidèle à la vision initiale de l'intégration économique européenne, et cette vision est la seule correcte. C'est pourquoi on doit regretter l'émotion qu'elle soulève actuellement, en particulier en France où l'on cultive toujours avec délices une culture de méfiance à l'égard des marchés, de la concurrence et de la liberté. Et l'on doit vivement regretter que la Commission Barroso soit ainsi conduite à faire marche arrière par rapport au chemin tracé par la précédente Commission.

          La concurrence est toujours bonne, elle l'est pour les échanges de marchandises, elle l'est pour les services, mais elle l'est aussi pour les règles juridiques ou fiscales. C'est pourquoi, au lieu d'harmoniser, il est bien préférable de mettre en concurrence les fiscalités, les règles juridiques et les normes.

          Mais cette mise en concurrence des systèmes fiscaux, légaux et réglementaires est évidemment inquiétante pour les pays qui ont mis en place, à l'abri des protections existantes, des systèmes pénalisants pour les producteurs. Si certains pays anciennement communistes ont bien compris les méfaits des contraintes étatiques et nous donnent l'exemple de ce que peut donner une plus grande liberté, cet exemple semble intolérable pour les vieux pays de l'Union européenne qui cherchent à défendre ce qu'ils présentent comme un modèle, mais qui est surtout un modèle de déclin, de chômage et de faible croissance.

          Ce qui risquerait de nous entraîner vers des extrêmes inconnus et dangereux, ce n'est pas l'adoption de la directive Bolkestein, contrairement à ce que l'on dit, mais au contraire sa mise à l'écart. Celle-ci impliquerait en effet, à la limite, l'adoption de l'idée selon laquelle un prestataire de services ne pourrait proposer ses services dans un autre pays que le sien que dans la mesure où il aurait utilisé, pour produire ces services, les normes juridiques et réglementaires du pays de destination.

          Le principe d'origine sur lequel s'appuie la directive Bolkestein est le seul qui soit cohérent avec la logique de la concurrence. Ou bien on accepte le marché unique, c'est-à-dire un marché où la concurrence peut jouer son rôle, et alors il faut accepter la directive; ou bien on le refuse et l'on doit alors reconnaître qu'on a trompé les populations européennes pendant des années et des décennies en leur parlant de marché unique, d'intégration économique, de construction d'un espace économique européen... Et l'on accepte d'avouer alors que la prétendue intégration européenne n'est rien d'autre que l'élaboration progressive d'un super-État centralisé. C'est bien pour éviter ce terrible risque qu'il conviendrait de sauver la directive Bolkestein.

 

* Cet article a d'abord été publié dans Le Figaro, le 09 février 2005.

 

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