Montréal, 15 février 2005 • No 151

 

OPINION

 

Thibaut André est belge et travaille dans le secteur financier depuis 6 ans. Il est titulaire d’un master en finance obtenu à HEC Liège.

 
 

LA GIRONDE AU 14e SIÈCLE: UN EXEMPLE MÉCONNU DE LIBÉRALISME

 

par Thibaut André

 

          Dans le système moyenâgeux, il était difficile pour le Prince de prélever régulièrement patentes, impôts, droits, taxes et coutumes. Ces derniers étaient ponctionnés quand le besoin s’en faisait sentir avec maintes dérogations accordées à qui un pèlerin en route vers Compostelle, qui un vassal serviable. La méthode n’était guère bureaucratique et ordonnée, l’on se contentait de décréter sur la place publique et de faire quelques descentes là où cela sentait les bons deniers. Il faudra attendre Colbert, grand argentier de Louis XIV, pour que la gestion des finances publiques se professionnalise et se discipline, mais les privilèges et autres réflexes corporatistes n’en furent pas pour autant supprimés.

 

          Alors que le droit, plus précisément le droit des contrats, s’établissait de manière orale par la parole et de manière visuelle grâce à la participation de témoins, le terme « coutume » revêtait alors une connotation purement fiscale dont l’expression « une fois n’est pas coutume » signifiait au Prince que l’aide spontanée apportée en nature ou en numéraire par un de ses sujets n’était pas à considérer comme récurrente. Dès lors, comment le prince pouvait-il s’assurer un cash flow régulier afin de financer ses campagnes guerrières et son train de vie luxueux?

          Attirer les flux de richesses vers soi et assurer la pérennité du système était dès le départ en contradiction avec l’obscurantisme et la rudesse des méthodes au Moyen-Âge. En effet, faire main basse sur les fortunes du domaine était peut-être chose relativement aisée. Cependant, l’opération, pour autant qu’elle soit un succès, comportait un effet de bord désagréable: la diminution du nombre de sujets par décès, fuite ou démographie négative. Désemparés par l’absence de liberté d’échange et de reconnaissance de la propriété privée, ceux qui le pouvaient s’en allaient trouver une terre plus accueillante. Ceux qui ne pouvaient partir n’étaient guère enclins à travailler dur pour prospérer, la production minimale nécessaire à la survie suffisant amplement.

          Outre imposer une mesure fiscale, notre Prince avait toujours la possibilité d’obliger la pratique d’un service ou l’usance d’un produit. C’est ainsi que naquit la gabelle, impôt portant sur le sel avec obligation pour les contribuables d’acheter une quantité minimum dans un laps de temps déterminé. Encore ici, l’idée n’est pas des plus brillantes pour assurer des rentrées pérennes au trésor princier et conserver ses sujets. Alors que faire? L’idée de s’endetter était déjà présente et appliquée dans les faits. Le Prince se réservait le privilège de battre la monnaie et donc de contracter vis-à-vis des porteurs une dette à hauteur de la masse monétaire en circulation.

          La pratique de l’usure, qui consistait à récupérer une partie du métal précieux des pièces de monnaie en les « usant » légèrement par grattage, était déjà connue comme une des causes de la dévaluation et, en plus du climat de méfiance qu’elle engendrait, faisait naître dans l’esprit des gens une idée selon laquelle la pièce que vous possédez aujourd’hui aura peut-être une valeur moindre le lendemain. L’érosion du pouvoir d’achat via la perte de valeur de la monnaie avait un nom: l’inflation. Par ce procédé puéril de tentative d’accroissement de la masse monétaire à l‘insu de tous, à l’instar d’une république bananière faisant aujourd’hui tourner la planche à billets pour respecter ses échéances, une pression haussière s’exerçait sur les prix des services et produits de l’époque avec, pour résultante, des distorsions importantes suivant les régions.

          Rappelons que, il y a sept siècles, les principautés définissant l’Europe de l’Ouest étaient multiples et comprenaient des territoires bien plus exigus que les frontières nationales actuelles. Comment comparer le prix du sac de grain dans la principauté X avec celui de la principauté Y pourtant limitrophe et de petite taille? Si la guerre s’en mêlait, également fait du Prince en général, la situation devenait chaotique.

          Face à un besoin spontané d’argent, le Prince savait comment agir. Face à ce besoin récurrent, il trouva donc une solution. À taux d’endettement constant par la frappe de monnaie, il lui fallait réduire cette situation débitrice pour à nouveau emprunter les deniers requis. Par action coercitive, la réduction de l’endettement se faisait via la diminution de sa valeur nominale et donc par la dévaluation. Le Prince dévaluait sa propre monnaie de sorte que son endettement en était réduit et qu’il pouvait tenter de lever de nouveaux capitaux. Ce principe s’apparentant à la levée d’un impôt avait l’avantage de répartir le taux d’imposition sur la base d’un pourcentage et non plus d’un montant forfaitaire par individu. Le pouvoir d’achat n’en était pas moins érodé, le droit de propriété était foulé à même le sol et l’influence négative de cette intervention exerçait un effet dissuasif sur les échanges commerciaux.
 

Le Prince loin du commerce: la Gironde au 14e siècle

          Un des exemples historiques méconnus de prospérité par la voie libérale est celui d’une région de l’Aquitaine française au 13e et 14e siècles: la Gironde. Alors que cette région avait oscillé pendant près de deux siècles entre joug français et joug anglais, c’est en 1303 qu’elle bat pavillon anglais et ce jusqu’en 1337. Les Anglais, grands amateurs de vins de Bordeaux, comprennent vite l’importance stratégique et économique d’une telle contrée se trouvant dans le sud-ouest de la France, offrant un accès direct à l’océan atlantique et un couloir vers la Mer du Nord.
 

« L’idée de s’endetter était déjà présente et appliquée dans les faits. Le Prince se réservait le privilège de battre la monnaie et donc de contracter vis-à-vis des porteurs une dette à hauteur de la masse monétaire en circulation. »


          Grâce entre autres à une typologie très spéciale de son relief et la consistance de ses sols souvent fertiles mais aussi parfois marécageux et pétrolifères, cette place forte, proche de l’Espagne, est suffisamment défendable vis-à-vis de la Bourgogne, Paris, Reims, Marseille, Gênes et Venise. De plus, elle offre un éloignement permettant une relative imperméabilité à l’influence du Vatican. La Gironde, sous-région ayant la ville de Bordeaux pour chef-lieu, devient le centre de la production et de l’exportation vinicoles. À partir de 1303, dernière année d’occupation française, grâce aux travaux de M. K. James, nous connaissons l’ampleur du boom économique:
 

1303-1304:

45 000

1304-1305:

400 000

1305-1306:

978 480

1307-1308:

928 412

1308-1309:

1 027 240

(en hectolitres exportés = 100 litres)

          L’année 1310 voit les exportations tomber à 513 000 hectolitre mais ceci est dû à des gelées tardives, la sécheresse et des pluies diluviennes lors des vendanges. Jusqu’en 1336, la moyenne annuelle des exportations est de 827 000 hectolitres, soit beaucoup plus que les exportations actuelles réglementées par des quotas depuis les deux mandats de François Mitterrand, leader socialiste français et président de la République entre 1981 et 1995. Le chiffre d’affaires généré est toujours en deçà des flux financiers dégagés à Marseille, Venise ou Gênes, mais ces ports négocient surtout des produits de luxe au poids et au volume moindres. La Gironde connaît un essor sans précédent et a besoin de bras. La citoyenneté est offerte à quiconque réside dans la ville de Bordeaux depuis au moins un mois. De concert avec les autorités religieuses, grâces et blanc-seings sont accordés aux voleurs et malandrins qui acceptent de déverser leur l’huile de coude dans le port et prêter main forte aux activités d’exportation.

          Les techniques de vinification et de conservation du vin font un bond en avant remarquable, notamment la technique de la greffe. Paysans, bourgeois, nobles et ecclésiastiques tiennent comme éléments des plus sérieux qui soient: un cépage, un bouquet, la qualité d’un tonneau. Les tonneliers prospèrent également et affinent leurs techniques de fabrication par une étude approfondie de la petite métallurgie et du bois.

          Le vin devient objet de culte tant et si bien que des nobles intriguent pour obtenir le statut de bourgeois afin de bénéficier des privilèges y attenant. Devenus bourgeois, ils oublient chevauchées et coups de lances au profit de sages préoccupations vigneronnes, de contrats juteux et d’activités commerciales rentables. On assiste dans tout le duché à un formidable élan populaire et bourgeois: celui du travail retrouvé. Toutes les couches de la population entrent en contact avec l’argent. Petit ou grand, tout le monde a sa part, certes dans des proportions inégales. On voit même des serfs s’affranchir de leur condition servile et acquérir des terres. À noter que cette expansion économique ne touche que 500 000 personnes environ dans un pays comme la France qui comprenait 12 millions d’habitants selon les estimations.

          Contrairement à ceux du haut pays, les bourgeois ne paient pas d’impôts à l’exception d’une coutume dite « de Royan ». Ils sont même exemptés de l’issac, taxe qui touche les vins entrant dans la ville de Bordeaux pour y être négociés. Tous ces privilèges sont inscrits dans une charte marchande signée par le roi anglais Édouard 1er en 1302 contre la promesse d’une insurrection, celle qui chassera l’armée française l’année suivante avec l‘appui des Girondins.

          Les arts ne sont pas en reste: peintures, broderies et belles pièces d’orfèvrerie font désormais partie du quotidien. Si la propriété foncière et immobilière est devenue une évidence, l’on s’intéresse à soigner son image via une décoration intérieure luxueuse. L’esthétique du corps et de l’apparat sont également le centre de préoccupations quotidiennes parmi, entre autres, une partie de la jeunesse. Celle-ci peut également s’intéresser aux arts libéraux, à savoir aller à l’école.
 

Épilogue

          Édouard 1er a habilement appliqué en Gironde un dérivé de la Magna Carta, signée en 1215, par laquelle les riches marchands et bourgeois anglais forcèrent Jean Sans-Terre à leur concéder un espace de liberté et d’immunité fiscale, soit une non-intervention de la main visible de l’État dans le commerce. Loin du pouvoir central du roi, sorte d’électron libre sous protection anglaise, la société bordelaise, ayant accueilli avec un grand enthousiasme la charte de 1302 signée du sceau d’Édouard 1er, connut près de quatre décennies de prospérité inégalée à ce jour, doublée d’un climat de paix. Jusqu’à ce que Philippe VI, roi de France reprenant la main, trahisse sa parole et assimile marchands et bourgeois à de vulgaires poules pondeuses, le tout à la veille de la Guerre de Cent Ans et de l’épidémie de peste noire.

          Cet épisode historique pouvant servir de récit appuyant la lutte libérale montre clairement le corollaire entre la création de richesses et les libertés individuelles, notamment le droit de propriété et le libre-échange. Lorsque l’État se contente de faire respecter les règles de base du jeu, celles confinées dans les courtes lignes d’une charte ou d’une constitution, il en ressort un bien-être collectif accru. On retiendra également que l’édification d’une société prospère se fait sur la richesse réelle générée par des individus libres animés d’un esprit d’échange, et non sur de vagues promesses et du papier de quatre sous d’une piètre signature qui trouvera tôt ou tard le moyen de dépecer les citoyens sous le couvert de la loi.

 

Références bibliographiques

Quand les Anglais vendangeaient l’Aquitaine, Jean-Marc SOYEZ, 1978, Éditions Marabout Université.
Lexique d’économie, 7e édition, plusieurs auteurs sous la direction de Ahmed SILEM et Jean-Marie ALBERTINI, 2002, Éditions Dalloz.

 

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